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Essai Société

La « grève de Knysna » quatre ans plus tard
Apports et limites des témoignages de l’intérieur


par Stéphane Beaud , le 8 juillet 2014


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Deux ouvrages d’acteurs clés de ce moment historique donnent des versions différentes de la « grève de Knysa » où l’équipe de football française s’illustra lors de la coupe du monde 2010. C’est l’occasion de comprendre les ressorts sociaux de cette tragi-comédie nationale et de s’interroger sur la valeur documentaire de ce type de témoignage.

Cet essai est écrit avec la collaboration de Philippe Guimard.

On trouvera toutes les notes dans le PDF ci-joint.

À propos de : François Manardo, Knysna. Au cœur du désastre des Bleus en Afrique du Sud, Arènes Editions, 2014. 206 p., 18 €. Raymond Domenech, Tout seul. Souvenirs, Flammarion 2012.

À l’occasion de la coupe du monde au Brésil, quatre ans après les faits, il n’est pas sans intérêt de revenir sur cet événement – non pas comme nous avons essayé de le faire dans un premier livre [1], écrit presque « à chaud », pour en donner un éclairage sociologique – mais pour analyser l’apport à la compréhension de cette grève inédite des témoignages, récemment parus, de deux acteurs clés. C’est d’abord le livre best seller du sélectionneur de l’équipe de France, Raymond Domenech, Tout seul (Flammarion), paru fin 2012 et, un an et demi plus tard, celui du journaliste François Manardo, alors « chef de presse » de l’équipe de France – Knysna. Au coeur du désastre des Bleus en Afrique du Sud (Éditions des arènes, 2014) – qui apparaît comme une mise au point en réponse au récit des événements proposé par le premier.

Ces deux livres ont pour intérêt, d’une part, de faire pénétrer le lecteur dans les coulisses de la vie quotidienne du staff de l’équipe de France des années 2006-2010 et, d’autre part, de faire un peu mieux comprendre ce qui a pu se passer à l’intérieur de ce huis clos de l’hôtel Petzula où s’est noué le « socio-drame » de Knysna [2]. Cette vision de l’intérieur offerte par deux témoins essentiels de l’événement permet d’affiner considérablement le scénario explicatif de cette mobilisation sociale fort improbable : une grève de joueurs millionnaires portant le maillot national. Ces deux livres ont aussi pour mérite de poser une question classique en sciences sociales : quelle est la valeur du témoignage d’un acteur social ? Quel statut accorder au témoignage dans une enquête ?

Knysna : une « affaire politique » ou « des gars qui tapent dans un ballon » ?

Rappelons les faits. Le dimanche 20 juin 2010, à Knysna, petite ville en Afrique du Sud, une page inédite de l’histoire du football français s’est écrite sous le regard des caméras du monde entier. Les joueurs de l’équipe de France au Mondial ont fait grève. « Stupéfiant », « invraisemblable », « pathétique » et, pour beaucoup, « proprement scandaleux » ! Les Bleus ont refusé de s’entraîner deux jours avant leur dernier match de poule, décisif, contre le pays hôte malgré une chance, certes minime, de qualification pour les huitièmes de finale. Les images désormais célèbres vont tourner en boucle sur toutes les télévisons du monde et sur Internet. En particulier celles du préparateur physique (Robert Duverne) dans une colère noire à l’annonce de la grève et prêt à en venir aux mains avec le capitaine Patrice Evra (calmé par Domenech, il jette de rage son chronomètre). Les joueurs, regroupés sur la pelouse en short et chaussettes, vont après quelques conciliabules, remonter dans leur bus où ils tirent les rideaux pour se mettre à l’abri des photos et caméras. S’en suit une interminable attente dans le bus (45 mn) où se succèdent les diverses « autorités » du football français auprès des joueurs pour essayer de les raisonner. Le président de la FFF en personne, Jean-Pierre Escalettes (professeur d’anglais retraité, le « petit professeur de Riberac » comme l’appelait, moqueur, Frédéric Thiriez, le puissant président de la rivale Ligue Professionnelle du football), s’attelle en premier à la tâche. Sans succès car, d’après tous les témoins, trop effondré par la tournure des choses. Le sélectionneur, Raymond Domenech, puis René Charrier, le vice-président de l’UNFP (le syndicat des joueurs professionnels, 95% de syndiqués) ne seront pas plus persuasifs. Une extrême tension règne alors dans le bus. Les joueurs campent sur leurs positions, sourds à tous les arguments et bien décidés à poursuivre leur mouvement de solidarité envers leur « copain » Nicolas Anelka, exclu la veille par la FFF à la suite de la révélation en une de l’Equipe des insultes proférées à l’encontre de Domenech (le désormais fameux « Va te faire enculer, sale fils de pute ! »).

Pour faire cesser cette mauvaise pièce de théâtre (art dont il est féru), Raymond Domenech décide finalement de lire, face à un parterre de journalistes, le « communiqué de grève » préparé par les joueurs. Cela sera la seule erreur reconnue par le sélectionneur : les joueurs eux-mêmes, notamment leur capitaine (Evra), auraient dû assumer ce communiqué qui explicite les raisons de cette grève [3].

La date anniversaire de Knysna (4 ans, le 20 juin 2014) a produit un nouveau témoignage, et pas des moindres : celui de Roselyne Bachelot, alors ministre de la santé et des sports, alors présente en Afrique du Sud. Elle relate ainsi pour L’Équipe la manière dont elle a vécu cette journée :

« Je visitais, dans une école de Soweto, une exposition d’œuvres photographiques, financée par l’ambassade de France. J’allais prononcer un discours quand Thomas Remoleur (son conseiller sport) me prévient que les joueurs font grève. Pendant mon allocution, je pensais : “Il faut que je joigne au plus vite Nicolas Sarkozy (alors président de la République) et François Fillon (alors Premier ministre).” Mes collaborateurs m’ont trouvé un endroit isolé pour les appeler. Je me retrouve dans une salle de classe à parler au président, qui me dit : “Tu restes en Afrique du Sud, tu vas à la rencontre des joueurs et tu les engueules.” Puis, je téléphone au Premier ministre qui me dit, lui : “Le président est le chef d’orchestre, c’est lui qui décide. Mais tout ça, c’est quand même que des gars qui tapent dans un ballon...” Les deux hommes étaient bien résumés dans ces coups de fil : le premier qui fonce sur le mode “Dis-leur que, du haut de ces pyramides, quarante siècles les contemplent.“ Et le second qui relativise : “Pff, on ne va pas en faire tout un foin...” [Puis elle commente à la fin de l’interview] Le lendemain matin [de la grève], votre visage apparaît sur des journaux du monde entier. J’étais en une de journaux sud-africains, pakistanais, américains, allemands… Tout cela était stupéfiant. Évidemment, je connaissais la dimension universelle du football. Mais, là, j’ai pris conscience que ce sport est un enjeu politique, même géopolitique. C’est pour ça que dire “ce ne sont que des gars qui tapent dans un ballon”… (Un silence.) Eh bien, non, finalement, ce n’est pas que ça ».

Que s’est-il vraiment passé dans le vestiaire du match France-Mexique ?

Les éditeurs, attirés par l’impact du drame, étaient naturellement à l’affût d’une exclusivité sur cet événement à la fois sportif et politique, « sociétal » selon le vocable en vogue. Et c’est donc Raymond Domenech, personnage central de cette histoire, en cure médiatique prolongée depuis Knysna, qui a ouvert le bal. Son témoignage, très attendu, publié chez un grand éditeur (Flammarion), s’est extrêmement bien vendu (200 000 exemplaires). Non sans intérêt, fourmillant d’anecdotes intéressantes et surtout éclairant l’autre facette du personnage Domenech : sensible, écorché vif, parfois drôle. Le livre a été en partie vendu sur le thème de la vérité sur Knysna. Le lecteur doit toutefois patienter plus de 300 pages pour assouvir sa curiosité. Que s’est-il vraiment passé dans le vestiaire à la mi-temps du match France-Mexique dans ce moment « historique » qui a fait trembler le socle du football français et mis le feu symboliquement à la République ? Avant de raconter la scène, l’auteur revient longuement – et de manière intéressante – sur leurs relations nouées dans la durée (il fut un des rares entraîneurs à lui faire aussi longuement confiance) puis il évoque leur altercation à propos du décrochage trop systématique du joueur et sa mauvaise position sur le terrain :

« Anelka ne s’est pas calmé et a lancé : ‘Enculé, t’as qu’à la faire tout seul ton équipe de merde ! J’arrête, moi.’ Je n’ai pas tout entendu. La fin de la phrase m’a échappé dans le brouhaha. Bizarrement j’ai été moins choqué par l‘insulte que par le tutoiement qui cassait une barrière, celle des fonctions, des âges et de la hiérarchie ». (p. 307)

Ce récit a le mérite de ramener à une juste proportion cette affaire. La chute de l’insulte – « sale fils de pute ! » – qui a fait la saveur du scoop journalistique, est fortement sujette à caution. Si elle s’est toutefois « imposée » à la rédaction en chef du grand journal sportif, dans l’urgence du bouclage de ce numéro explosif (devenu très vite Collector), c’est qu’elle avait pour vertu de signer, de la manière la plus éclatante qui soit, le énième forfait d’Anelka. Bref cette une scandaleuse du journal a été quelque peu « améliorée » techniquement pour coller au marketing éditorial en rendant encore plus cohérent et tragi-comique ce mauvais roman national, ponctuant en « beauté » l’ère Domenech aux commandes de l’équipe de France. Anelka, parfait héros négatif, incarnait à merveille la figure du bad boy du football français. Bien que fils de petits fonctionnaires de l’Education Nationale habitant un pavillon à Trappes, il était supposé cumuler à lui seul tous les stigmates apparents du « jeune de banlieue » des années 2000 : Antillais converti à l’islam à 16 ans, coaché par ses deux frères diplômés du supérieur qui ont très tôt contesté les manières du foot business et multiplié (peut-être de manière légitime) les conflits avec ses nombreux clubs, ayant développé très tôt une passion pour le rap et les rappeurs passés maîtres dans l’art de la provocation ; assumant un libéralisme économique très décomplexé et des attitudes ultra-individualistes, critiquant depuis les beaux quartiers de Londres la France taxant trop ses riches et refusant d’y payer un jour ses impôts. Bref il n’était pas difficile de prêter cette dernière insulte à cette figure par excellence de la « racaille » et du « parvenu » : une sorte de touche finale au tableau – autoportrait – qu’Anelka avait patiemment peint tout au long de sa carrière.

Le registre du plaidoyer pro domo : la faute à la génération Bosman

Le livre de Domenech constitue une chronique de ses six années de sélectionneur (2004-2010) avec ses hauts – la Finale du Mondial de 2006 – et ses bas – l’élimination en poule lors de l’Euro 2008 et la grève de Knysna. Il est, dans sa forme par sa trame chronologique, la simple mise au propre du journal de bord, qu’on imagine fort édulcoré, que Domenech a régulièrement tenu lors de ces six années. Or, malgré cette forme, l’auteur livre peu de descriptions précises des situations, évite de faire des portraits détaillés des joueurs, ne met pas au jour les logiques de regroupement, par affinités sociales, des Bleus à Knysna.

Pour le dire sans ambages, le livre du sélectionneur reste assez décevant dans ses visées explicatives. C’est, sans surprise, un plaidoyer pro domo de la part du sélectionneur qui s’exonère de presque toute responsabilité dans les fiascos de l’Euro 2008 comme du Mondial 2010. Avant tout, il voit dans la génération Bosman [4] la cause unique des problèmes traversés par l’équipe de France entre 2008 et 2010 et « charge » les joueurs dont les comportements sont jugés irresponsables. Le sélectionneur rejoint là, de manière apparemment paradoxale, le chœur très majoritaire des journalistes qui n’ont cessé pendant trois ans de faire payer aux joueurs le forfait de Knysna [5]. Ce sélectionneur, affichant un goût extraordinaire, et jamais démenti, pour la provocation (notamment à l’égard des journalistes), a été entre 2008 et 2010 si fortement contesté par la presse qu’il était, pour lui, bien sûr totalement inenvisageable, dans ce livre/confession, de concéder quoi que ce soit à ses légitimes contradicteurs.

Le scénario explicatif qu’il livre de la grève est donc de type mono-causal. Knysna, c’est exclusivement la faute de cette « génération Bosman », c’est-à-dire des joueurs choyés par le système, avides d’argent, sans respect pour les « anciens », ayant abusivement pris le pouvoir en club comme en sélection nationale (le thème de la « République des joueurs »). Le livre opère, en creux, la comparaison entre cette génération Bosman et celle des générations sociales antérieures de footballeurs non gangrenés par le foot-business. Ce n’est pas un hasard si Domenech, né en 1952, offre au début de son livre, cette présentation biographique de lui-même : « Je viens d’un temps où, lorsqu’on jouait un match de dimanche matin, je me levais en pleine nuit pour mettre mon short et mes chaussettes de foot et me recouchais comme ça sur mon lit, afin d’être sûr de ne pas arriver en retard et rêvant de devenir pro. Et je le suis devenu parce qu’on m’a dit que faire ce que j’aimais le plus pouvait se transformer en métier. Alors que j’aurais joué pour rien, me contentant de demander l’heure du départ » (p. 14). À la génération de Domenech et pré-Bosman, caractérisée par une forme de naïveté, d’innocence et de fraicheur, s’opposerait la génération actuelle de footballeurs, minée par le goût du lucre, l’esprit de calcul et l’effondrement des valeurs morales. S’il ne s’agit pas de contester les effets délétères sur les joueurs de l’ultralibéralisme en vigueur dans le football professionnel contemporain, on voit bien tout ce que cette bipartition générationnelle a de réducteur ou schématique et comment elle « réécrit » l’histoire des footballeurs des générations d’avant l’arrêt Bosman.

Un fils d’ouvrier face aux joueurs de cité

La trajectoire professionnelle de Domenech peut aider à expliquer la profonde incompréhension qui semble avoir été la sienne à l’égard de la nouvelle génération sociale de footballeurs. Après sa carrière de joueur et neuf ans comme entraîneur de club (Mulhouse, Lyon.), Domenech rejoint à 41 ans, comme entraineur de l’équipe Espoirs, la Direction technique nationale (DTN). Cette dernière, créée en 1970 par la FFF, est une institution centrale du football français qui a joué un rôle essentiel dans son renouveau : création des centres de formation (INF Vichy, Clairefontaine) et des Pôles Espoirs, formation des entraîneurs de haut niveau, définition d’une politique de formation des joueurs, longtemps érigée en modèle par bien d’autres pays européens. Ses membres se vivent comme étant l’avant-garde du football français Ils y accèdent après une assez longue carrière dans le foot, portent d’ailleurs le titre d’« entraîneurs nationaux » qui vient soit couronner une belle carrière d’éducateur, soit marquer la réussite de la reconversion professionnelle d’anciens joueurs pros. Lors de ses onze années à la tête de l’équipe Espoirs (1993-2004), Domenech n’a pas pu rester de la même manière que les entraîneurs de club au contact des jeunes joueurs. Il les côtoie uniquement lors de stages espacés dans le temps, ne les voit pas au quotidien et surtout n’est pas aux prises avec les problèmes, sportifs et extra-sportifs, qu’un entraineur de club doit régler au jour le jour. Le rapport souvent difficile qu’il a eu avec les joueurs de la génération Bosman entre 2006 et 2010 entretient sans doute un rapport étroit avec la façon dont sa fonction d’entraîneur national – qui demande beaucoup de relationnel hors du terrain – l’a d’une certaine manière coupé d’un certain nombre de réalités.

Sans compter les effets propres liés à sa trajectoire sociale de « mobile ascendant » : revenus importants, prestige de la fonction et extrême médiatisation du personnage, fréquentation du milieu culturel parisien (théâtre notamment) et de diverses fractions des classes supérieures (médias, consultants en tous genres), promotion résidentielle (de Lyon à Paris, près de Montparnasse), nouvelle union et paternité, à la cinquantaine, avec une journaliste vedette de M6, etc. Bref, le fils d’ouvrier qui a grandi dans un quartier populaire lyonnais, a changé au fil du temps : son style de vie, un mixte de V.I.P du foot français et d’ « intello » (dans un monde professionnel qui penche fortement du côté de l’anti-intellectualisme), est à l’opposé de celui de la plupart des joueurs d’aujourd’hui, précocement millionnaires et au goût tapageur de nouveaux riches, qu’il devait « coacher ».

Cette opposition de manières d’être et de styles de vie rend largement compte du peu d’empathie entre les deux parties. Les joueurs lui reprochaient ses diverses « lubies » et son manque de légitimité sportive ; en retour, le sélectionneur pouvait ironiser sur l’inculture et l’immaturité sociale de la plupart d’entre eux. Ainsi quand ce dernier parle a posteriori des joueurs grévistes, il emploie les mêmes catégorisations psychologisantes (parfois infantilisantes) que celles de maints journalistes après Knysna. En voici quelques extraits : « Il est toujours difficile de savoir ce que des garçons aussi immatures ont dans la tête », « Je savais l’unanimité de façade ; l’instinct grégaire prévalait » (p. 25). D’ailleurs, il laisse échapper parfois dans son récit des jugements sur les joueurs qui suggèrent que, malgré une même origine sociale, il est passé - certainement par tout un travail sur lui-même et du fait de sa curiosité intellectuelle - de l’ « autre côté » : celui des tenants de la culture légitime à l’affût des moindres « fautes de goût » de ces joueurs de la génération Bosman tout en oubliant qu’ils sont, pour la plupart, les produits de la ségrégation scolaire, spatiale et ethno-raciale de la France des années 1990/2000, qui est aussi celle des émeutes de 2005.

Le point de vue du « chef de presse » des Bleus

Pour comprendre la crise de Knysna, il faut aussi se tourner vers le livre, passé lui presque inaperçu, de François Manardo. Né en 1972, après des études secondaires au lycée Massena de Nice et trois années à l’université de Nice-Sophia Antipolis, il est devenu journaliste sportif, notamment à L’Equipe, avant d’intégrer en 2006 la cellule communication de la FFF et de devenir « chef de presse » des Bleus de septembre 2008 à septembre 2010. Son livre, paru dix-huit mois après celui de Domenech, apparaît avant tout comme une réponse, parfois indignée, au livre/best seller du premier. On sent bien qu’au principe de ce livre, il y a le besoin de contester le témoignage de Domenech qu’il a côtoyé pendant deux ans et dont il a été proche (et longtemps l’allié dans les sombres luttes internes à la FFF). Ayant vécu de l’intérieur deux années durant le quotidien de l’équipe de France, il restitue souvent avec finesse des scènes vues, les raconte avec un certain talent, en multipliant des saynètes prises sur le vif par l’observateur attentif qu’il était. Si son regard semble aiguisé, c’est d’abord parce que son auteur est médusé par ce qu’il a « découvert » dans les coulisses du staff et de la FFF. Ancien journaliste de football, il était un bon connaisseur du milieu, peu taxable de naïveté. Arrivé jeune (36 ans) à ce poste prestigieux de « chef de presse » des Bleus, il entre en fonction plein d’espérances. Or il déchante vite, a du mal à se faire une place au sein de la cellule de communication de la Fédération, doit apprendre à gérer son employeur, le président de la FFF (qui a sa propre, et singulière, stratégie de communication), voit apparaître sur sa route une multiplicité d’obstacles et de chausse-trappes. Il ne tardera pas à se doter d’une carapace pour résister au cynisme et à la dureté de ce monde professionnel, comparable à maints égards au monde politique.

Son livre est donc aussi l’histoire d’un profond désenchantement professionnel. Il s’est senti trahi à plusieurs reprises et la qualité ethnographique de son ouvrage tient aussi beaucoup à ce souci de rétablir la vérité. D’où des récits au plus près des interactions, des dialogues retranscrits de mémoire entre joueurs, entre entraîneur et joueurs, entre lui et Domenech. Placé dans une position intérieure/extérieure, très favorable pour l’observation, il adopte un regard d’emblée distancié, d’observateur critique de ce monde qu’il découvre de près avec une certaine stupéfaction. Une ressource essentielle de son récit tient au regard étonné qu’il porte d’emblée sur ce monde des Bleus (joueurs, staff, FFF) qui lui apparaît au fur et à mesure comme de plus en plus loufoque, incompréhensible et, pour le dire avec les mots du sociologue, profondément anomique. C’est l’étonnement de Manardo devant toute une série de situations ubuesques qui constitue le ressort de son écriture et, d’une certaine manière, la qualité de sa description ethnographique.

Le deuxième intérêt de ce livre est de nous plonger dans la réalité de l’équipe de France de football. Comme le dit l’auteur, les Bleus depuis 1998 sont devenus « un État dans l’État », occupant le premier étage du siège fédéral. Le livre est d’une grande richesse pour saisir les ressorts de ces relations infra-institutionnelles. Le président de la FFF, Jean-Pierre Escalettes apparaît dans ce récit déplacé, sans détermination, sans emprise ni sur les joueurs ni sur Raymond Domenech. La thèse de Manardo est la suivante : les joueurs sont responsables de la grève mais ils n’en sont pas coupables, tant le ver était dans le fruit depuis le désastre de l’Euro 2008 et surtout la reconduction calamiteuse, contre toute logique, de Domenech au poste de sélectionneur. Celle-ci, véritable blanc-seing offert à ce dernier, s’est opérée sous la pression de certains joueurs cadres (dont Ribery) : cela serait la source par la suite d’un rapport éminemment ambigu de ces joueurs avec le sélectionneur, devenu en quelque sorte « redevable » à leur égard. Sa légitimité et son autorité morale en auraient été largement dépréciées. Knysna serait ainsi un événement né de cette décision politique de la FFF qui porte en germe la débandade des Bleus.

Selon Manardo, s’il faut désigner les principaux coupables de Knysna, ce serait moins du côté des joueurs eux-mêmes que de celui des dirigeants de la fédération française de football et de Domenech. Le témoignage contre ce dernier est fortement à charge. Dès sa prise de fonction, le chf de presse doit gérer les conséquences d’une interview corrosive de Domenech au Parisien dans laquelle il encense le joueur italien Materazzi. « Ce jour-là, j’apprends ma petite leçon du Raymond illustré. Primo jouer habilement la carte de la provocation » (p. 26). Dans une interview consécutive à son livre, Manardo relève les traits de la personnalité du sélectionneur qui, avec le recul et d’un point de vue strictement professionnel, lui sont apparus problématiques :

« Après avoir ouvert les yeux sur sa personne, j’ai mieux mesuré cette disposition qui est la sienne à se nourrir du conflit. C’est assez unique. Je n’avais jamais rencontré une personne aussi sensible à ce besoin de provoquer l’hostilité, et de parvenir à y puiser des forces. (…) Mais le prix à payer est extrêmement lourd. Pour lui comme pour ses collaborateurs. Car j’ai la prétention de croire que dans une immense majorité, nous ne fonctionnons pas comme ça, et que ce registre – l’hostilité voulue et assumée – est aux antipodes de ce à quoi doit ressembler le lien entre la sélection nationale, les médias et le grand public (…) J’ignore aujourd’hui si l’expérience de Knysna lui a permis de réaliser à quel point ce goût de la provocation et de l’hostilité est dévastateur »

Comment rester fidèle à son passé ?

Comment donc comprendre, chez Domenech, ce « goût de la provocation et de l’hostilité » souligné par de nombreux observateurs qui l’ont côtoyé de près ? La piste biographique mériterait ici d’être empruntée. Il incarne, depuis longtemps dans le football français, une figure originale : celle d’un « intellectuel » amateur de théâtre et de livres et aussi celle d’un contestataire, plutôt marqué « à gauche », sincèrement engagé dans le combat anti-raciste. Rappelons qu’il fait partie de cette minorité non négligeable de joueurs de sa génération qui ont poursuivi des études secondaires (lui, jusqu’en terminale littéraire, sans finalement décrocher son bac). Il a développé au lycée des dispositions intellectuelles, approfondissant dans l’après 68 (il a seize ans en mai 1968) des dispositions contestataires héritées de son père, Raimundo, militant républicain et anti-franquiste qui a fui l’Espagne au lendemain de la seconde guerre mondiale pour devenir ouvrier en fonderie à Lyon. C’est à sa manière un post-soixante-huitard du football, aux penchants anarchistes, contestataire de l’ordre social [6]. Par ailleurs, il témoigne encore aujourd’hui d’une fidélité à l’histoire ouvrière familiale quand on voit, par exemple dans la page qu’il a écrite pour le Who’s Who, qu’il déclare de la manière suivante la profession de son père : « fondeur ».

La singularité de son personnage dans le football français, notamment sa capacité rare à être à l’aise aux médias, de toujours parvenir à s’en sortir - par des petites phrases, de l’humour ou des « pirouettes », etc. – expliquent en grande partie, en plus de son statut de membre de la DTN, qu’il ait été choisi en 2004 comme sélectionneur des Bleus par les instances de la FFF. Domenech s’est alors imposé face à des grandes figures du football français : Jean Tigana (candidat formel et héros des Bleus de la période 1982-86) et Didier Deschamps (candidat informel et capitaine des champions du monde de 1998). Pour expliquer cette énigme historique, nous avons demandé en janvier 2014 son avis à l’un de nos « informateurs » (il en faut dans ce milieu très secret et protégé du football professionnel), fin connaisseur des arcanes de la FFF et de la DTN. Il nous a alors confié sous couvert d’anonymat : « Ah oui, bonne question ! C’est, si je m’en souviens bien, Aimé Jacquet qui a pesé de tout son poids… Bon, Domenech était de la DTN, ça a bien sûr joué… Mais, c’est vrai, Jacquet a toujours été fasciné par la culture de Domenech, son côté beau parleur, à l’aise avec les médias… Lui l’ancien ouvrier tourneur, ça le bluffait un peu, il faut bien le dire… ».

On sait aussi qu’il s’est construit dans l’adversité, tant dans son environnement familial et résidentiel que dans le monde du football professionnel. Fils aîné d’un couple d’ouvriers, grandi dans les années 1950-60 dans le quartier HLM des États-Unis dans le 8e arrondissement, populaire, de Lyon, il a toujours aimé être dans le défi et la provocation, s’inventer des ennemis, jouant non sans déplaisir sur le terrain le rôle du « dur ». Lors de son premier match comme professionnel à Nice, en 1970, son coéquipier Jean Baeza casse le tibia du niçois Metzler mais dans la confusion du choc, c’est Domenech, tout proche de l’action, qui sera accusé de ce forfait. Sa réaction sera symptomatique : « Baeza et moi avions la même coupe de cheveux. Les journalistes nous ont confondus. Je n’ai rien fait pour les contredire. Je débutais, il me paraissait important que l’on parle de moi, en mal ou en bien. Il y avait une sorte de bravade. Je suis alors entré dans mon personnage. » Pour impressionner ses adversaires, il a longtemps arboré une grosse moustache noire, assumant sans remords une image de joueur dur (parfois méchant) sur le terrain, réputé pour ses « tacles assassins ».
On suggérera ici, avec prudence, que Domenech s’est ainsi construit tout d’un bloc. Sa carrière est, on l’a vu, celle d’un fils d’ouvrier à forte mobilité ascendante dans le milieu du football professionnel. Knysna, d’une certaine manière, marque d’une tâche noire et indélébile son parcours qui était jusque-là presque un sans faute. Dans ce livre, certainement très travaillé avec l’éditeur (Flammarion), il a composé un autoportrait pour l’Histoire, opérant comme une entreprise de réhabilitation de lui-même.

Dans la mesure où la grève de Knysna fait déjà partie de l’histoire du football français et fera partie de l’histoire culturelle (au sens large du terme) de la France du début des années 2000 – nul doute qu’elle aura sa place dans les manuels d’histoire contemporaine du XXIe siècle – il importe de lire les témoignages à son propos avec recul et circonspection. On sait, de manière générale, la fragilité des récits de ce type et la nécessité de les recouper et de les contextualiser. En règle générale, les principaux personnages des événements historiques, ceux qu’on appelle les grands témoins, sont souvent mus au moment de « témoigner » par la nécessité de justifier leur action (ou de se disculper) et par leur besoin de se mesurer à l’événement – et à l’Histoire avec un grand H – de telle sorte qu’ils tendent à composer dans leurs livres un personnage qui soit à peu près à la hauteur de l’événement. Les témoins qui ne sont pas de premier plan de ces mêmes événements, n’ont pas à s’encombrer de telles considérations et, de ce fait, il se peut que leurs récits gagnent souvent en précision et en liberté. N’est-ce pas aussi ce que montre, de manière très éclairante, l’historiographie foisonnante des combattants de 14-18 [7] ?

par Stéphane Beaud, le 8 juillet 2014

Pour citer cet article :

Stéphane Beaud, « La « grève de Knysna » quatre ans plus tard. Apports et limites des témoignages de l’intérieur », La Vie des idées , 8 juillet 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-greve-de-Knysna-quatre-ans-plus

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Stéphane Beaud, en collaboration avec Philippe Guimard, Traîtres à la nation ? Un autre regard sur la grève des Bleus en Afrique du Sud, La Découverte, 2011.

[2Il a déjà donné lieu à des milliers de pages d’articles mais aussi à de nombreux livres de journalistes, notamment ceux de L’Equipe qui étaient envoyés spéciaux à Knysna. Cf. Vincent Duluc, Le livre noir des Bleus. Chronique d’un désastre annoncé, Robert Laffont, 2011 ; Damien Degorre et Raphael Raymond, Histoire d’un scoop, L’Equipe, 2011.

[3Donnons-le à lire car, très étrangement, alors que cette grève a suscité des milliers de commentaires, très peu d’observateurs ont pris le temps de lire attentivement ce communiqué de grève : « Si nous regrettons l’incident qui s’est produit à la mi-temps du match France-Mexique, nous regrettons plus encore la divulgation d’un événement qui n’appartient qu’à notre groupe et qui reste inhérent à la vie d’une équipe de haut niveau. À la demande du groupe, le joueur mis en cause a engagé une tentative de dialogue et nous déplorons que sa démarche ait été volontairement ignorée. De son côté, la Fédération française de football n’a à aucun moment tenté de protéger le groupe. Elle a pris une décision sans consulter l’ensemble des joueurs et uniquement sur la base des faits rapportés par la presse. »

[4L’arrêt Bosman (du nom du joueur belge qui a contesté en justice, en 1990, le système de transferts en vigueur en Europe, notamment l’existence de quotas de joueurs étrangers) de la Cour de justice européenne (1995) a supprimé cette mesure protectionniste longtemps en vigueur dans les championnats européens. Désormais il peut y avoir 100 % de joueurs étrangers dans une équipe de club européen. C’est la libéralisation du marché du travail des footballeurs en Europe. Les joueurs formés dans la période qui suit l’arrêt Bosman ont bénéficié de l’envolée des salaires et de la précoce internationalisation de leurs carrières. C’est la « génération Bosman ».

[5C’est le thème principal de notre livre Affreux, riches et méchants, Un autre regard sur les Bleus (La Découverte, 2014) qui est une version assez profondément remaniée et actualisée de Traîtres à la nation ?

[6Voir le meilleur portrait biographique de lui, « Domenech dans le rétro », L’Équipe magazine n° 1345, 19 avril 2008, par Christine Thomas.

[7Voir les travaux novateurs de François Buton, André Loez, Nicolas Mariot, Nicolas Offenstadt.

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