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Chantal Akerman, la souplesse des mots

À propos de : Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée, Éditions L’Arachnéen


par Philippe De Vita , le 20 septembre


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En trois volumes rassemblant l’œuvre écrite et parlée de Chantal Akerman, apparaît l’écrivaine derrière la cinéaste.

L’Œuvre écrite et parlée rassemble en deux volumes l’intégralité des textes de la cinéaste Chantal Akerman : des notes et notes d’intention, des présentations, des documents de travail, des textes pour les voix off de ses films, des entretiens pour la presse ou pour la radio, des scénarios (dont la moitié pour des films non réalisés), des synopsis, des récits (parmi lesquels Une Famille à Bruxelles, Hall de nuit, Autoportrait en cinéaste, Ma mère rit), des montages images/textes, des lettres, des souvenirs, un hommage, un monologue, une conversation … Ces deux volumes s’accompagnent d’une iconographie en grande partie inédite.

Un troisième volume réunit les éléments de l’édition critique établie par Cyril Béghin : une présentation, des notices pour chacun des textes de Chantal Akerman, une chronologie détaillée, une filmographie complète, la liste de ses installations ainsi que de ses livres, textes et entretiens.

Une jeune femme évolue seule dans un appartement presque nu. D’ailleurs, elle aussi se dénude. Elle s’essaye à des expériences : changer son matelas de position dans sa chambre, écrire une lettre pendant plusieurs jours en mangeant beaucoup de sucre en poudre. On pourrait croire à une sorte de performance captée par une caméra purement enregistreuse, des gestes improvisés dans un pur présent.

« tout était écrit »

Pourtant, en découvrant ce coffret de l’œuvre écrite et parlée de Chantal Akerman, on comprend que, comme le proclame une subdivision du premier volume, « tout était écrit ». On voit le film Je tu il elle (1974) naître en plusieurs étapes. D’abord, une « Histoire » rédigée à la première personne dans une écriture blanche qui inventorie les jours et enchaîne les actions avec une précision objectivante : « Une toute petite chambre blanche, au ras du sol, étroite comme un couloir où je reste immobile, attentive et couchée sur mon matelas » (vol. 1, p. 45). Ensuite, dans une deuxième phase plus explicative, Akerman fait un commentaire du premier état du scénario pour fixer ses intentions (« Un personnage doux mais qui laisserait percer quelque chose de rauque… ») et ses inspirations (cette femme serait une sorte de Mouchette « à peine grandie, à peine moins sauvage ») (vol. 1, p. 50). Enfin, la dernière étape prend la forme d’un scénario sans découpage, mais qui décrit dans des phrases brèves et un style télégraphique tous les changements de place du matelas, tous les comportements du personnage. Progressivement, le film se construit par des approches différentes et complémentaires qui estompent peu à peu les aspects littéraires et narratifs pour atteindre une forme de dépouillement, dernière étape avant la pure visualité : le film se projette sur le papier avant même que l’image se crée dans la caméra et se répande sur un écran.

L’époque est révolue où, sous l’influence de la Nouvelle Vague, la critique pensait que le scénario était une portion négligeable ou suspecte de la création d’un film et, au-delà, qu’il existait une disjonction voire une incompatibilité entre les spécificités de l’écriture et celles du cinéma. « La bande des quatre » comme Godard appelait les cinéastes-écrivains Pagnol, Cocteau, Guitry et Duras faisaient figure d’exceptions : ils suscitaient l’admiration, mais étaient considérées comme marginaux. Or, la situation a changé : on ne compte plus les parutions qui montrent les passages, les interactions, les émulations ou les affinités électives, pour reprendre le titre de Jean Cléder [1] entre le cinéma et l’écriture. Les livres de Godard qui recensent les phrases de ses films à partir des années 1990 ont manifesté l’importance des mots à ses yeux, lui qui ne cessait de préférer à leur autorité l’ambivalence des images. Le volume qui a rassemblé les critiques du jeune Rivette [2] a montré un attachement à une rhétorique concertée chez celui qui se fera plus tard le chantre d’une improvisation des dialogues cinématographiques.

Le coffret consacré à Chantal Akerman s’inscrit dans cette lignée éditoriale et plus largement dans un intérêt croissant pour la genèse cinématographique qui conduit à se confronter aux singularités du médium cinématographique : on se soucie davantage d’observer comment se noue sa création multimodale, de l’écrit du scénario à la voix des acteurs, du discours du cinéaste à la technique de la caméra. Ce coffret représente donc un pas de plus dans la relecture de la Nouvelle Vague et de ses descendants pour les détacher d’une vision trop romantique de la création, qui a voulu faire croire que l’auteur cherchait à fixer une vision du monde existant in abstracto dans sa conscience. Désormais, la création cinématographique est perçue concrètement comme le travail méticuleux d’une idée qui évolue en fonction d’une suite de décisions scénaristiques concrètes.

Chantal Akerman
en Israel, sur le tournage du film de Marianne Lambert
Photographie : Benjamin Charier

« tout est visible »

Pour autant, il existe des projets pour lesquels Akerman use de méthodes différentes. L’éditeur insiste sur la plasticité de l’écrit chez Akerman : il « peut aussi bien se dire, s’envoyer, se perdre, devenir un film, se projeter, se jouer, et tant d’autres possibilités encore » (vol. 3, p. 5). Chaque film appelle des liaisons singulières entre écriture et image. Ainsi, pour le documentaire De l’autre côté (2002) sur la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, l’élément déclencheur est un article dans lequel elle a lu que les immigrants « amènent de la saleté ». Le mot « dirt » lui fait penser à « dirty Jews » (vol. 2, p. 992). C’est l’écho avec sa propre identité dénigrée qui aurait suscité le désir de filmer les Mexicains exilés. Le projet se précise lorsqu’elle se rend sur place : c’est la vision des paysages et des populations qui structure le film. « Parce que ce qui me fascine et m’effraie à la fois, quand je me mets en tête de faire un documentaire, c’est bien de le découvrir ce documentaire, de le découvrir en le faisant » (vol. 2, p. 977). C’est pourquoi dans une note d’intention, elle répète comme un mot d’ordre et une litanie : « Il faut voir ». Le visible prescrit le mot. La description se donne comme simultanément poétique, comme celle scandée par l’anaphore « Ils rôdent » (vol. 2, p. 970) pour qualifier les Mexicains qui attendent de jour comme de nuit devant le mur. Akerman multiplie les détails permettant de faire voir les scènes : les « grosses voitures bleues et blanches des officiers de police, une « route poussiéreuse parsemée de chiens morts tout du long et de sacs plastiques vides » (vol. 2, p. 970). Le film part du visible pour aboutir au visible après diverses phases d’écriture. Le projet s’achève par une installation : « From the Other Side » (vol. 2, p. 986-987) est composée de deux salles, la première dans laquelle figurent dix-huit moniteurs et la seconde qui projette en boucle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le filmage d’un écran placé à la frontière entre Douglas (Arizona) et Agua Prieta (Sonora). Le visible est donc finalement démultiplié, prolongé indéfiniment, mis en abyme, loin des techniques de programmation et de décantation de l’écrit.

L’œuvre globale

L’intérêt du coffret ne se réduit pas à montrer Akerman dans le laboratoire de sa création. Son originalité tient dans la juxtaposition purement chronologique des formes multiples de rapports qu’Akerman entretient avec le langage. Comme le suggère son titre, son éditeur cherche à mesurer l’ampleur de l’œuvre globale de la cinéaste-écrivaine. Au centre trône le médium audio-visuel, qui fait la réputation de la cinéaste dans le milieu cinématographique, mais autour on peut circuler aussi dans un espace périphérique de l’œuvre dans lequel l’écrit devient prédominant. Périphérique, car Akerman n’est pas encore culturellement reconnue pour ce compartiment de l’œuvre, qui reste minoritaire. Composite, car là se trouvent des textes de nature diverse : dans la couche la plus proche du centre, les différents types de scénarios, car ils sont orientés vers la visualité et cherchent à construire des mondes fictionnels. Plus loin, apparaissent des récits ouvertement littéraires à la troisième personne (comme « Mentir d’amour »), ainsi qu’une pièce de théâtre (Hall de nuit) initialement publiée par L’Arche, qui élaborent des fictions sans envisager nécessairement la projection audio-visuelle. Ensuite s’opère un saut. Des textes littéraires qualifiés par l’éditeur de « voix » (comme « La vingt-cinquième image »), les récits autobiographiques (« Le frigidaire est vide. On peut le remplir », Une famille à Bruxelles et Ma mère rit, déjà publiés du vivant de l’auteure) mettent en scène un je narrateur. Puis les transcriptions d’entretien sont marquées par une première personne représentant de la manière la plus directe la cinéaste. Enfin, dans la position la plus extérieure apparaît une lettre qui met en scène aussi un je relevant de la sphère privée.

Chantal Akerman
sur le tournage de « Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles », début 1975. A l’arrière plan, Delphine Seyrig et Eliane Marcus.
DR. Archives Cinematek / Fondation Akerman.

Les divers documents peuvent produire des effets de miroir ou de complément. Les entretiens enrichissent la vision que peuvent donner les scénarios bruts en évoquant des intentions ou un processus génétique. Ainsi, dans un entretien d’octobre 1976, Akerman explique que le scénario initial de Jeanne Dielman était « beaucoup plus sociologique » : « C’est-à-dire avec des idées : on savait ce qu’on racontait » (vol. 1, p. 125). Mais ensuite, l’obligation d’écrire des scènes avait fait refluer les intentions conscientes. Elle ne s’était rendu compte que tardivement que le personnage de Jeanne Dielman, au-delà de l’enjeu sociologique était déterminé par des figures personnelles comme la mère ou une tante de la cinéaste. Akerman confirme la volonté de dépeindre le mariage comme une forme de prostitution, mais on sent dans ses entretiens une réticence au dogmatisme, un repli vers l’incertitude de la création. Elle ne veut pas imposer d’interprétation de ses films, notamment à propos du meurtre accompli par Jeanne Dielman : refusant de l’assimiler à une libération, elle hésite à dire ce qu’il signifie. Son héroïne pensait qu’« en tuant l’effet, elle tuerait aussi la cause ». Loin d’une émancipation féministe, « elle voulait que tout rentre dans l’ordre » (vol. 1 p. 131). Aussitôt, Akerman se ravise et se réfugie dans une posture d’artiste inconsciente qui désamorce le sens exposé : « C’est ce que je pense. Je ne suis pas dans sa tête. Et puis ça n’est qu’une image. Je ne sais pas. Je ne peux pas expliquer plus que ça » (vol. 1, p. 131). Le Je des entretiens n’est donc pas si différent du Je qui émaille les scénarios : dans les deux situations, Akerman se définit comme une artiste pour qui le travail de création compte plus que l’élucidation abstraite. Dans les entretiens, le Je doit être plus affectif et personnel, comme elle le prône au début de celui publié par les Cahiers du cinéma en juillet 1977 (vol. 1, p. 163). Akerman apporte une pièce supplémentaire du puzzle de la création de Jeanne Dielman  : dans une première version, Jeanne quittait son mari pour aller vivre dans une autre maison où elle se prostituait pour vivre. La comparaison entre mariage et prostitution était plus explicite, mais le nombre trop important de personnages et d’histoires brouillait le message. Ainsi, peu à peu, au fil de la variété des textes présentés, une vérité émerge, lacunaire et fragmentaire, un discours se construit sans qu’il devienne jamais systématique ni définitif.

Littérarité

Si l’ensemble fait œuvre, c’est parce qu’il est cohérent, révélant que la même exigence anime l’activité cinématographique et l’usage des mots, le même souci de donner forme et vie à la pensée. Les scénarios d’Akerman ne sont pas des textes transitoires voués à s’effacer au profit du film. Leur écriture blanche qui ressemble parfois au style plat d’Ernaux, met déjà en scène, avant même la réalisation audio-visuelle, le réalisme radical (ou pur) voulu par Akerman. Le ressassement et l’enlisement du quotidien se font ressentir pleinement dès le stade de l’écriture. Çà et là, les scénarios donnent à lire des éléments infilmables, qui ne relèvent que de l’écriture, comme dans cet extrait des Rendez-vous d’Anna :

Certains traversent complètement la gare.
Comme sans énergie.
On ne peut pas dire qu’ils ont l’air exténués après une journée de travail et que c’est pour cela qu’ils n’ont pas l’air de ne pas être pressés, d’aller ici ou là, Dieu seul le sait, mais c’est comme si leur énergie était ailleurs (vol. 1, p. 183).

La description négative des passants aboutit à un aveu d’ignorance et à la postulation d’un espace invisible où leur énergie se déploierait.

La résonance littéraire de ces écrits scénaristiques tient aussi, au-delà de l’analyse comportementale, à un élan vers l’universel grâce au dépouillement du récit. Ainsi, Akerman décrit à la première personne l’incertitude des émois amoureux en des termes qui transcrivent le parcours commun d’une jeune fille attendant la rencontre décisive d’un homme :

Et j’attendais j’attendais [sic] que cela m’arrive. J’essayais. Je me laissais embrasser par des garçons même par des hommes et j’espérais que mon cœur allait enfin éclater. Puis un jour cela m’est arrivé mais c’était une jeune fille qui me faisait trembler et nous nous sommes mises à nous aimer – mais c’était toujours en attendant qu’il survienne pour elle comme pour moi (vol. 1, p. 405).

Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée, 3 volumes sous coffret, 1968-2015, édition de Cyril Béghin, Paris, Éditions L’Arachnéen, 1584 p., 69 €.

par Philippe De Vita, le 20 septembre

Aller plus loin

 Fondation Chantal Akerman]
 Dossier Akerman sur Diacritik]
 Jean-Michel Frodon, « Un vertigineux continent “logiqueˮ – sur Chantal Akerman, Œuvre écrite et parlée », AOC, 6 mai 2024 :
 Corinne Maury, « Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles » de Chantal Akerman : l’ordre troublé du quotidien, Crisnée, Yellow Now, 2020, 92 p.
 Jérôme Momcilovic, Chantal Akerman : Dieu se reposa mais pas nous, Nantes, Capricci, 2018, 98 p.
 Veronica Pravadelli, Performance, rewriting, identity : Chantal Akerman’s postmodern cinema, Turin, Otto, 295 p.
 Corinne Rondeau, Chantal Akerman : passer la nuit, Paris, L’Éclat, 2017, 123 p.
 Tiphaine Samoyault, « Née trouée », Le Monde, 18 avril 2024 :
 Marion Schmid, Chantal Akerman, Manchester, Manchester University Press, 2010, 192 p.

 Evénements :

– du 28 septembre au 19 janvier : exposition Chantal Akerman : Travelling au Jeu de Paume, conçue par Laurence Rassel et Marta Ponsa. Un nombre important d’événements (projections, rencontres, lectures, performances, concerts…) sont programmés, en consulter la liste ici : jeudepaume.org

– à partir du 25 septembre : une rétrospective des films d’Akerman en salles est organisée par les éditions Capricci, dans des cinémas partout en France et notamment au Reflet Medicis à Paris.
Premier cycle : Je tu il elle (1974), News from home (1976), Les Rendez-vous d’Anna (1978), Toute une nuit (1982), Golden eighties (1986), Letters home (1986), Histoires d’Amérique (1988), D’est (1993).
https://capricci.fr/wordpress/product/retrospective-chantal-akerman/

Le 1er octobre, au Reflet Médicis, la projection de Toute une nuit sera précédée d’une présentation des écrits d’Akerman par Sandra Alvarez de Toledo et Anaïs Masson.

– jeudi 7 novembre à 18h30 : rencontre à la librairie Potemkine (Paris) avec Cyril Béghin et Jérôme Momcilovic, autour du coffret intégral des films paru chez Capricci et d’Œuvre écrite et parlée paru à L’Arachnéen.

– vendredi 15 et samedi 16 novembre : journée d’étude Chantal Akerman à l’Académie royale de Bruxelles et discussion-lecture à la librairie CFC. (Précisions à venir.)

– mercredi 20 novembre : projection d’Histoires d’Amérique au Musée d’art et d’histoire du judaïsme (Paris), en présence de Sonia Wieder-Atherton, et présentation du livre à la librairie du musée. (Précisions à venir.)

– samedi 7 décembre à 14h30 : table-ronde autour de l’écriture de Chantal Akerman au Jeu de Paume (Paris), avec Cyril Béghin, Daniella Shreir et Mathilde Wagman.
https://jeudepaume.org/evenement/table-ronde-ecriture-chantal-akerman/

– vendredi 13 décembre : soirée autour des écrits de Chantal Akerman à la Maison de la Poésie (Paris).

Pour citer cet article :

Philippe De Vita, « Chantal Akerman, la souplesse des mots », La Vie des idées , 20 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Chantal-Akerman-la-souplesse-des-mots

Nota bene :

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Notes

[1Jean Cléder, Entre littérature et cinéma : les affinités électives, Armand Colin, 2012, 224 p.

[2Jacques Rivette, Textes critiques, Post-éditions, 2018, 480 p.

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