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Recension Société

Les identifications minoritaires entre affiliation et assignation

À propos de : Marie-Claire Willems, Musulman. Une assignation ?, Éditions du Détour


par Margot Dazey , le 1er février


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Les usages contemporains du terme « musulman » en France illustrent la pluralité des identifications minoritaires. Entre sémantique et ethnographie, M.-C. Willems met en lumière la diversité des formes d’appartenance qui s’offrent aux individus confrontés à l’exclusion.

Dans Musulman. Une assignation ?, Marie-Claire Willems aborde la question des identifications minoritaires : quelle capacité d’action ont les individus pour se dire et se raconter dans un contexte de racisme et de stigmatisation ? Ou, pour le dire autrement, quelles facultés réflexives déploie-t-on face à l’altérisation ? À partir d’entretiens avec des personnes s’identifiant comme musulmanes et d’une enquête socio-sémantique, l’autrice rend compte des usages et significations du mot « musulmane » en France contemporaine. Cette attention aux parcours de subjectivation – c’est-à-dire au travail des individus pour se constituer comme sujets, ici « musulmans » – lui permet d’éclairer ce que les processus d’exclusion font aux manières d’appartenir et de faire groupe. In fine, Marie-Claire Willems propose d’observer les possibles articulations entre assignation (conçue comme le renvoi subi à un groupe social) et affiliation (définie comme l’association volontaire à un groupe social) en plongeant dans la réflexivité des acteurs.

Approche sémantique et enquête ethnographique

Le point de départ de l’ouvrage est sémantique : que signifie le mot « musulman », quelle est son histoire, quels sont ses usages ? Pour procéder à cette socio-sémantique historique, l’autrice remonte au Moyen-Âge, où le terme employé pour désigner les musulmanes est celui de sarrasin, qui signifie « païen » ou « non-chrétien », oblitérant le texte coranique qui parle de « muslim » (celui qui se soumet à Dieu). Au XVIIIe siècle, c’est un autre exonyme qui s’impose en langue française : celui de mahométan. Ici encore, le référentiel demeure euro-centré puisqu’il s’agit de concevoir la religion musulmane sur le modèle du christianisme, en comparant la figure du Christ à celle de Mohammed – comme en préfiguration des analyses de Talal Asad sur les soubassements christiano-centrés du concept de religion [1]. La période coloniale opère un net infléchissement autour de la catégorie « d’origine musulmane ». C’est en effet en Algérie coloniale que le droit vient différencier les « indigènes d’origine musulmane » des « Français d’origine européenne », chaque classe d’individus étant exclusive l’une de l’autre et renvoyant à des corpus juridiques distincts. À travers le droit colonial, l’appartenance à la catégorie « musulmane » est racialisée : les individus y sont assignés à la naissance tandis que la conversion religieuse ne modifie pas le statut juridique. C’est ce qu’illustre l’expression de « musulmans chrétiens », mobilisée dans le cadre colonial pour désigner les individus « d’origine musulmane » qui se convertissent au christianisme, mais restent judiciables du droit colonial plutôt que du droit civil [2].

La généalogie du terme musulman éclaire ainsi la longue histoire de déformation, de stigmatisation et d’altérisation faisant de l’appartenance musulmane une identité dominée. L’approche sémantique se double d’une enquête ethnographique, synchronique cette fois, qui s’emploie à restituer les usages de la catégorie « musulmane » par les personnes concernées. Cette enquête multiforme combine entretiens, observations et questionnaires. Une trentaine d’entretiens biographiques est mobilisée au cours de l’ouvrage, que ce soit auprès de personnalités incarnant différents pôles de représentation (du recteur de la mosquée de Bordeaux, Tareq Oubrou, à la porte-parole des Indigènes de la République, Houria Bouteldja, en passant par le fondateur de l’Union des démocrates musulmans de France, Nagib Azergui) ou d’anonymes appréhendant leur affiliation à l’islam de manière contrastée (un étudiant se décrivant comme « athée de culture musulmane », des personnes converties à l’islam plus ou moins pratiquantes, un enseignant se présentant « d’origine musulmane » ou des fidèles d’une mosquée). Cette série de portraits s’adjoint à des observations réalisées lors d’une formation sur l’éthique islamique dans une banlieue parisienne et lors de rencontres parisiennes réunissant des femmes converties à l’islam. Elle se complète, enfin, par deux questionnaires administrés au sein d’un centre de formation sur l’islam à Saint-Denis et d’une mosquée à Bordeaux. Ce dispositif méthodologique, qui se découvre au fil de la lecture, laisse entrevoir les difficultés d’enquêter sur une population stigmatisée, que ce soit en termes de refus d’entretien ou de tensions liées à l’anonymisation pour des personnes cherchant à se protéger dans un contexte de forte stigmatisation de leur religion. Il révèle également le positionnement réflexif de la chercheuse – l’ouvrage s’ouvrant et se fermant sur des anecdotes personnelles en tant qu’ancienne éducatrice spécialisée ayant pu observer le pouvoir assignant de certaines institutions à l’égard de populations perçues comme musulmanes et en tant que témoin des attentats du 13 novembre 2015.

Les trois usages du mot « musulman »

Le cœur du propos s’intéresse aux manières de « se dire soi-même » (p. 5) de personnes s’identifiant comme musulmanes. À rebours de conceptions figées de l’affiliation religieuse et dans la lignée d’une approche compréhensive [3], l’autrice examine comment le mot musulman sert de support à divers parcours de subjectivation entre expériences d’altérisation, actes de réflexivité et bifurcations biographiques. Ce travail la conduit à proposer une typologie en trois temps des usages du terme musulman : l’affiliation musulmane comme catégorie ethnico-culturelle, comme condition sociale et comme identification religieuse.

Les personnes qui conçoivent leur appartenance musulmane dans une perspective ethnico-culturelle inscrivent cette appartenance dans une histoire collective : celle de l’immigration postcoloniale de parents maghrébins et des socialisations familiales à l’islam qui s’en sont ensuivies. Ici, le rapport à soi s’enracine dans une mémoire de groupe et des formes de solidarité minoritaire, croisant trajectoires migratoires, pratiques religieuses et assignations institutionnelles. C’est par exemple le cas de Ramzi, un homme d’ascendance algérienne se décrivant à la fois musulman et athée, qui a donné un second « prénom musulman » à ses enfants et justifie sa non-consommation de porc par sa socialisation primaire (« C’est quelque chose de très très ancré. Je ne peux pas te dire. Ça se structure dès que tu es enfant, il y a un rapport quasiment charnel », p. 58). Se donne ici à lire la durabilité de certaines manières de faire, de penser et de sentir en lien avec la tradition islamique – en somme la prégnance de certaines dispositions religieuses qu’une approche en termes de socialisation pourrait permettre d’approfondir en précisant l’ancrage sociologique (en termes d’âge, de genre, de classe, etc.) de ces pratiques d’affiliation [4].
Considérant cette mémoire collective sous l’angle de la minoration (par laquelle les personnes appartenant à des groupes minoritaires sont soumises à des formes d’essentialisation et d’infériorisation), d’autres conçoivent l’appartenance musulmane comme une condition sociale. Ici, c’est l’expérience du stigmate qui fonde l’identification comme musulmane : les individus se disent musulmane à partir du moment où le regard majoritaire les désigne comme telle. Or ce regard majoritaire fluctue selon les époques et les contextes, la frontière raciale autour de l’islam ayant gagné en saillance politique ces dernières décennies [5]. C’est ce qu’évoque Tareq, qui s’est saisi tardivement de l’étiquette « musulman » : « Jamais de ma vie, je n’aurais pensé qu’à un moment donné, j’allais me revendiquer de cet imaginaire-là ! […] Je peux dire : ‘je suis étudiant’, ‘je suis sociologue’, ‘je suis un militant, un syndicaliste, un Algérien, un Arabe’, mais je n’avais jamais dit ‘un musulman’. Mais ça a changé. Aujourd’hui, c’est devenu constitutif, politiquement » (p. 96). Une telle frontière s’appuie sur divers dispositifs d’altérisation (noms à consonance arabe, régime alimentaire, circoncision, etc.) qui inscrivent la condition musulmane dans un rapport de race asymétrique, et conduit certains individus à « s’autoracialiser » pour renverser le stigmate.

À l’encontre de cette conception « autoracialisante », d’autres conçoivent leur appartenance musulmane comme une identification strictement religieuse. Il s’agit précisément pour ces personnes de « désethniciser » l’islam en considérant la manière dont la catégorie de « muslim » peut concerner a priori toute l’humanité, sans limitation de culture ou de nationalité. Ce découplage conduit certaines à ancrer leurs pratiques religieuses dans une trame culturelle codée comme européenne, que ce soit le jeûne coupé avec une quiche lorraine halal ou la prière sur un tapis à motifs écossais. In fine, cette conception religieuse de l’affiliation musulmane rend possible, pour l’autrice, l’acculturation de l’islam au contexte français sous la forme d’une éthique de vie. Ici, l’analyse effleure peut-être les limites épistémologiques d’une certaine sociologie de l’islam attachée à prouver la conformité des pratiques et idées islamiques aux modèles dominants de citoyenneté, au prix de négliger le poids constitutif de la tradition islamique ou de n’en étudier que les versants « libéraux » [6].

Articulations possibles entre race et religion

Cette typologie des usages du mot musulman permet de déplier les délicates articulations entre affiliation et assignation, entre auto- et hétéro-catégorisation, entre niveaux individuel et systémique. À travers l’étude de ces processus de subjectivation sous contrainte, l’autrice déplace également l’attention du côté des intersections possibles entre race et religion. Ces intersections sont appréhendées par leurs marges, en comparant la condition musulmane à la condition juive et en examinant ce que des trajectoires de conversion font aux identifications minoritaires.

La condition juive est évoquée à plusieurs reprises au fil de l’ouvrage pour réfléchir à l’entremêlement de mémoires collectives, de pratiques culturelles, d’affiliations religieuses et d’expériences du stigmate qui fonde l’identification comme juif ou juive. Ces formes d’auto-catégorisation sont étroitement imbriquées à des formes d’hétéro-catégorisation, les conditions juive et musulmane étant marquées par des processus de biologisation et d’ethnicisation qui rendent difficile la sortie de ces catégories dans le regard majoritaire. À travers ces mises en miroir, ce sont les trames de subjectivation raciale et religieuse que l’autrice s’emploie à détisser, attentive aux « marges de manœuvre » dont disposent les individus minorisés pour s’auto-identifier. Avec en filigrane une interrogation centrale : « jusqu’à quel point puis-je prétendre être sujet de moi-même ? » (p. 176).

Ce choix d’appartenir, sous contrainte, se décline également dans des trajectoires de conversion religieuse. De captivants entretiens réalisés auprès de personnes converties à l’islam et d’ex-musulmanes converties au christianisme interrogent les expériences d’aliénation et d’agentivité sous-tendant les recompositions raciales et religieuses suivant une conversion. C’est ce qu’exprime Sarah, chrétienne convertie ayant été socialisée à l’islam qui regrette les assignations à l’islam dont elle fait l’objet (on s’étonne par exemple qu’elle mange pendant le mois de Ramadan) et souhaite créer un centre chrétien avec un hammam et un café maure pour célébrer son « origine arabe ».

En substance, ces riches réflexions sur les pratiques socio-discursives autour de la catégorie de « musulmane » rappellent la force des interrelations entre contextes et subjectivités et éclairent la part de doutes et de tâtonnements – asymétriquement située – qui accompagne les manières de se dire et de se penser.

Marie-Claire Willems, Musulman. Une assignation ?, Bordeaux, Éditions du Détour, 2023, 200 p., 18 €.

par Margot Dazey, le 1er février

Pour citer cet article :

Margot Dazey, « Les identifications minoritaires entre affiliation et assignation », La Vie des idées , 1er février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Willems-Musulman-assignation

Nota bene :

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À lire aussi


Notes

[1Talal Asad (1993), Genealogies of Religion : Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam, Baltimore, Johns Hopkins University Press.

[2Mohammed Amer Meziane (2019) « Racialiser “la religion”, séculariser l’empire. Sécularisme, conversion et citoyenneté en Algérie coloniale » in Simona Tersigni, Claire Vincent Mory, Marie-Claire Willems (dir.), Le religieux au prisme de l’ethnicisation et de la racisation, Paris, Éditions Pétra.

[3Gotman, Anne, Ce que la religion fait aux gens : Sociologie des croyances intimes, Paris : Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017.

[4L’ANR ISLAMSOC [2023-2027], sur les socialisations islamiques, s’intéresse justement aux processus de transmission et d’incorporation de savoirs pratiques et théoriques en lien avec la tradition islamique.

[5Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed, Islamophobie : comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris : la Découverte poche, 2022.

[6Nadia Fadil (2019) « The Anthropology of Islam in Europe : A Double Epistemological Impasse », Annual Review of Anthropology, vol. 48, no. 1, p. 117–32.

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