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« Vertumne », Giuseppe Arcimboldo (1590)

Recension Société

Vivez vegan

À propos de : Renan Larue, Anthologie végane. 100 textes essentiels, Puf


par Mathis Poupelin , le 29 janvier


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La vaste anthologie concoctée par Renan Larue révèle l’histoire longue du régime végétal, de ses militants comme de ses détracteurs.

La consommation de viande est en constante augmentation dans le monde. C’est un processus que la FAO, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, observe depuis les années 1960. Si l’on compte en millions de tonnes, la consommation carnée a été multipliée par cinq. Si l’on compte en nombre d’animaux morts, le chiffre est bien plus important encore, grâce au remplacement par la volaille des bovins. La viande constitue plus que jamais un incontournable de la culture alimentaire mondiale. En France, selon Agreste et FranceAgriMer, la consommation carnée est à nouveau en hausse, avec une augmentation de 0,7% en 2021, et de 0,8% en 2022 [1]. À en croire certains éditorialistes, pourtant, le véganisme serait « à la mode ». Ce régime mettrait en danger le patrimoine culinaire français, érigé en pilier de la culture nationale, tout en véhiculant des idées au mieux absurdes, au pire nocives [2]. Lubie d’une jeunesse urbaine déconnectée de la nature, le véganisme serait une pratique inventée récemment, et promise à une disparition rapide. C’est cette idée que l’Anthologie végane bat en brèche. Renan Larue est professeur de littérature française à l’université de Californie, où il a fondé les Vegan Studies. En France, il a déjà publié Le végétarisme et ses ennemis (2015) ainsi que la dernière édition Que sais-je ? sur le véganisme (2019) avec Valéry Giroux. Il est aussi l’auteur de l’ouvrage Le végétarisme des Lumières (2019), publié aux Éditions Classiques Garnier. Renan Larue est un auteur majeur sur l’histoire longue du véganisme, de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine. Cette Anthologie végane : 100 textes essentiels est son dernier travail pour révéler l’histoire longue du régime végétal, trop souvent oubliée, méconnue ou ignorée.

L’anthologie est composée de 100 textes d’auteurs divers : des philosophes, des lettrés, des artistes et des auteurs, mais également des activistes, des journalistes, des politiques. Ces textes ne sont pas ordonnés par date de publication, mais selon 14 thématiques : cette organisation facilite les connexions entre les différents extraits proposés. En introduction, Renan Larue écrit : « Si la lecture des nombreux plaidoyers en faveur des animaux est l’occasion de dessiner l’histoire du végétarisme et du véganisme, elle permet aussi de comprendre les spécificités du mouvement animaliste actuel » (p. 14). L’objectif est donc double : rappeler la variété de pensées d’une histoire longue du véganisme, et donner une grille de lecture de l’animalisme aujourd’hui et des différentes voies qui s’offrent à lui.

D’innombrables acteurs et motivations

L’Anthologie végane permet effectivement de comprendre la pluralité des acteurs et des motivations qui ont marqué l’animalisme au fil des siècles. On y trouve aussi bien un extrait du Fondement de la Morale d’Arthur Schopenhauer où l’auteur ne cache pas son antisémitisme, qu’un texte écrit par Edgard Kupfer-Koberwitz, rescapé de Dachau dont le journal a servi comme pièce à conviction dans le procès de Nuremberg. Le premier affirme qu’il faut être intoxiqué par la « puanteur juive » (p. 179) pour ne pas comprendre que l’on a fait injustement de la Terre un enfer pour les animaux, tandis que le second, justement au cœur de l’enfer des camps de concentration nazis, écrit que la violence envers les hommes commence avec celle envers les bêtes. Il termine ainsi l’anthologie : « Je veux vivre dans un monde meilleur, un monde dont les lois seraient plus justes et plus conformes à ce commandement divin : « Aimez tout ce qui est  » (p. 759). Le véganisme a traversé l’histoire, et l’histoire a traversé le véganisme. Ce travail est d’autant plus important que l’histoire de l’animalisme est souvent méconnue des chercheurs comme des militants, si elle n’est pas volontairement mise sous le tapis. Nombre d’essais sur le militantisme états-unien des années 1980 ont été écrits sans jamais évoquer des groupes aussi actifs que People for the Ethical Treatment of Animals (PETA) ou l’Animal Liberation Front (ALF). Nombre de militantes féministes ont fait le choix, comme l’explique l’écrivaine écoféministe et animaliste Carol J. Adams, de reprendre les thèses de leurs consœurs du XIXe siècle en omettant sciemment leurs vues sur l’animalisme, considérant que cela décrédibiliserait leur mouvement [3]. Bien qu’il existe depuis plus de 2000 ans, le véganisme doit encore lutter aujourd’hui contre l’oubli de son histoire : en cela, cette anthologie a une utilité incontestable.

Cependant, il nous semble qu’en se concentrant sur les écrits d’un passé souvent lointain, l’anthologie ne permet pas de bien comprendre les enjeux de l’animalisme actuel. Seules les deux dernières parties abordent brièvement les questions d’intersectionnalité de la lutte, qui sont aujourd’hui majeures pour le mouvement. Renan Larue a choisi de présenter un véganisme non partisan, engagé à la fois dans toutes les causes (féminisme, écologie, lutte contre le capacitisme [4]) et dans aucune : il parle d’ailleurs de véganisme et non d’animalisme, ce qui étend son sujet bien au-delà, et parfois bien loin, des questions animales. En effet, de nombreux textes dans cette anthologie ne concerne pas tant le bien-être des animaux que celui des hommes : on peut être végan pour des raisons religieuses ou de santé sans pour autant vouloir protéger les non-humains. L’anthropologue Arouna P. Ouédraogo montre bien que le végétarisme présent dans les milieux ouvriers du Nord de l’Angleterre au début du XIXe siècle ne se préoccupait pas des animaux mais reposait uniquement sur l’hygiénisme et l’idée, issue du behménisme [5], que Dieu était en chaque être vivant et que c’était pécher que de manger de la chair animale. Les patrons qui se sont emparés de cette doctrine et qui l’ont promulgué dans la classe ouvrière n’étaient pas plus animalistes : simplement, le végétarisme apparaissait comme un nouvel outil de contrôle du corps du travailleur [6]. Faire une anthologie du véganisme et non de l’animalisme dépolitise donc le sujet. En effet, celui-ci est nécessairement une lutte contre la domination, ici la domination spéciste, c’est-à-dire d’une espèce sur d’autres. Peut-être à cet égard la proposition de Roméo Bondon et d’Elias Boisjean dans leur anthologie Cause animale, luttes sociales [7], est plus convaincante : elle donne une vue, certes plus restreinte, sur ce qu’est et ce que pourrait être le véganisme actuel, tandis que le travail de Larue donne surtout à penser la pluralité de ce que fut le mouvement jusqu’à nos jours. Probablement l’animalisme a-t-il besoin de ces deux types de travaux pour se constituer une histoire et se réinventer aujourd’hui.

Au delà de la question animale

Il faut tout de même noter que, dans les deux dernières parties, Renan Larue présente des pistes intéressantes sur les liens entre le véganisme et des luttes de libération qui dépassent la seule question animale. En effet, il existe bien des raisons de devenir véganes, autrement que par choix éthique ou de santé. Certains le font par préoccupations environnementales, l’élevage étant une activité lourdement émettrice de gaz à effet de serre, responsable de nombreuses déforestations et nécessitant le sacrifice d’un grand nombre de terres cultivables pour faire pousser la nourriture propre au bétail. D’autres voient dans l’animalisme un « point aveugle du progressisme » (p. 721), une nouvelle manière d’étendre notre compassion et de combattre les rapports de domination. L’antispécisme est ainsi présenté par plusieurs auteurs comme analogue à la lutte contre le validisme, le racisme, le sexisme : si ces mouvements de libération ont été animés par des dynamiques bien différentes, ils ont comme point commun de chercher à mettre sur un pied d’égalité des êtres qui ne le sont pas. Comme l’explique Claude Lévi-Strauss cité dans l’anthologie, c’est la catégorisation puis la hiérarchisation du vivant qui a permis des entreprises humaines aussi violentes que l’esclavage ou encore la colonisation : dès que la première catégorie est créée, l’humain, et que l’on décide que les êtres n’appartenant pas à cette catégorie sont indignes d’avoir des droits, la boite de Pandore a pour ainsi dire été ouverte. Cette interprétation de l’origine de la domination mérite d’être nuancée, mais montre comment l’animalisme reste un chaînon manquant de la réflexion des chercheurs et des militants sur l’oppression. C’est sur cette réflexion ouverte sur l’intersectionnalité des luttes incluant le véganisme que l’anthologie se termine.

La parole aux opposants

Dans un autre chapitre tout aussi intéressant, le dixième, Renan Larue donne la parole aux opposants du véganisme. En cela, il reprend la question de son ouvrage Le végétarisme et ses ennemis (2015) : le véganisme ne peut pas avancer avec des œillères. Il a été confronté tout au long de son histoire à des détracteurs multiples, des religieux comme saint Augustin, des philosophes comme Descartes, des sociologues comme Sébastien Mouret et Jocelyne Porcher. Ce chapitre se termine même sur une séquence politique, lorsque le député Les Verts Yves Cochet tente d’instaurer en 2010 un « lundi vert », un jour végétarien pour les cantines, et qu’il doit faire face à une solide opposition transpartisane où l’on retrouve des membres de l’UMP, de l’UDI et du PS. Si la critique du véganisme a toujours existé, cette partie montre également qu’elle s’est durcie. D’abord dénoncé comme une « doctrine incohérente  » (p. 493) et une « compassion superstitieuse » (p. 499), le véganisme est devenu à l’époque moderne un « danger pour l’espèce humaine » (p. 507), ainsi qu’une guerre contre les pauvres et les ruraux.

Dans les années 2010, cette panique morale a atteint un degré encore supérieur, avec la parution de divers livres à charge contre les animalistes et des tribunes telles que celle retranscrite par Larue et publiée dans Libération en 2018 : « Les véganes ont tout faux » (p. 535). Il faut ici noter que ce mouvement anti-animaliste s’est largement renouvelé aux États-Unis dans les années 1980 et 1990 en réaction à l’émergence de la libération animale, et à travers la rhétorique de groupes tels que Putting People First  : peut-être ce chapitre aurait-il mérité un décentrage par rapport à la France afin de mieux comprendre les ressorts de cette opposition. Ce n’est en effet pas tant la croissance, très hypothétique, du nombre de végétariens et de véganes dans les pays d’Europe et d’Amérique du Nord que la construction de groupes se donnant des objectifs plus radicaux qui entraine une réponse elle-même plus radicale de la part des opposants au véganisme. Renan Larue montre en revanche très bien que cette critique, ce « néocarnisme » qu’incarne Sébastien Mouret, sociologue, et Jocelyne Porcher, ancienne éleveuse, zootechnicienne et sociologue de l’élevage, se construit aussi bien contre l’abolition de l’exploitation animale que contre les excès de l’élevage industriel, promouvant une exploitation « juste » des non-humains dans une perspective idéalisée de ce qu’auraient été nos campagnes avant la révolution industrielle.
À plusieurs reprises, Renan Larue montre que cet idéal est une impasse, et que de tout temps, l’exploitation animale s’est faite dans la souffrance : l’industrialisation de l’élevage n’a fait que la massifier et l’amplifier. Dès l’introduction, il écrit ainsi : «  Si nos élevages industriels sont un enfer pour les animaux, ils ne le sont, semble-t-il, que différemment des élevages d’autrefois. Les fermes bucoliques et charmantes n’existent pas, n’ont jamais existé, sinon dans l’imagerie kitsch des publicités pour la viande » (p. 14).

Enfin, certaines parties nous semblent utiles aux membres de la communauté végane et animaliste, en cela qu’elles partagent les « épiphanies », les joies et les difficultés à être végan dans une société prônant le carnisme. L’anthologie de Renan Larue est donc un outil permettant de révéler la diversité de présence de cette alternative, de rompre l’isolement de celui ou celle qui s’y essaie, et de rappeler à un groupe son histoire : en cela, l’Anthologie végane est avant tout un ouvrage qui a été écrit pour les végans eux-mêmes.

Renan Larue, Anthologie végane. 100 textes essentiels, Paris, Puf, 2023, 767 p., 27 €.

par Mathis Poupelin, le 29 janvier

Pour citer cet article :

Mathis Poupelin, « Vivez vegan », La Vie des idées , 29 janvier 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Vivez-vegan

Nota bene :

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Notes

[1France AgriMer et Agreste, La consommation de viandes en France en 2022, synthèses conjoncturelles, n° 412, juillet 2023.

[2Paul ARIÈS, Frédéric DENHEZ, Jocelyne PORCHER, « Pourquoi les végans ont tout faux », Libération, 18 mars 2018 ; Elsa DELANOUE, Débats et mobilisations autour de l’élevage : analyse d’une controverse, thèse de sociologie sous la direction de Véronique Van Tilbeurgh, Rennes, Université Rennes 2, 2018, p. 11-16.

[3Carol J. ADAMS, The Sexual Politics of Meat, A Feminist-Vegetarian Critical Theory, New York, Continuum, Twentieh Anniversary Edition, 2010 [première édition en 1990].

[4Le capacitisme, ou validisme, est la discrimination d’une personne en raison de handicap physique ou moteur.

[5Le behménisme est un culte chrétien initié par Jacob Böhme, dans Great Mystery en 1623. Il a été diffusé en Angleterre via les réseaux hygiénistes et notamment par le docteur londonien George Cheyne.

[6Arouna P. OUÉDRAOGO, « De la secte religieuse à l’utopie philanthropique. Genèse sociale du végétarisme occidental », Annales. Histoire, Sciences sociales, n°55-4, 2000, p. 825-843.

[7Elias BOISJEAN, Roméo BONDON (dir.), Cause animale, luttes sociales, Paris, Le passager clandestin, 2021.

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