En attendant Godot, fleuron du théâtre de l’absurde, ou pièce historique ? Valentin et Pierre Temkine bouleversent l’interprétation de ce classique qu’ils replacent dans le contexte de sa conception. Un essai qui fait grand bruit outre-Rhin... bien qu’écrit en français, par des Français, sur une pièce française.
Pierre Temkine, (dir.), Warten auf Godot. Das Absurde und die Geschichte, Matthes&Seitz, Berlin, 2008 ; traduit du français par Tim Trzaskalik. Textes de Pierre Temkine, Valentin Temkine, Raymonde Temkine, François Rastier, Denis Thouard, Tim Trzaskalik. 192 p., 14 €80.
Un ouvrage sur la célèbre pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot, fait grand bruit de l’autre côté du Rhin, et au-delà : il n’est jusqu’à la presse danoise qui ne s’en fasse l’écho. Rien n’en transpire en France, alors que le livre est traduit du français – mais n’a pas trouvé à ce jour d’éditeur dans l’hexagone. Pourquoi ? Parce que les auteurs ne sont pas issus de la tradition universitaire ? Parce que la thèse soutenue y est insoutenable ? Selon Pierre et Valentin Temkine, en effet, En attendant Godot n’est pas la pièce que l’on a dit. La célèbre collection des Écrivains de toujours résumait naguère la pièce en ces termes : « Vladimir et Estragon, pantins en souffrance dans les limbes d’un no man’s land où tout se répète – paroles échangées pour durer, gestes de tendresse et de répulsion, clowneries éludant la souffrance, visites que leur rend l’humanité […] – s’obstinent à attendre l’improbable secours d’un au-dehors ou d’un au-delà qui les laisse à eux-mêmes, ici et maintenant pris dans leurs questions » (Ludovic Janvier, Beckett par lui-même, Seuil, 1969). Même son de cloche dans un programme de théâtre récent : « Dans un coin de campagne, par un soir lent, deux clochards attendent un certain Godot […] Que ressassent Vladimir et Estragon, ce tandem de gugusses paumés ? » (Compagnie Kick Théâtre, Centre théâtral de Guyancourt, 2007, cité dans le livre par François Rastier). Dès l’époque de la création, un critique avait donné le la : « Godot, dans un passé indéfini, lors de circonstances quelque peu incertaines, leur a donné un rendez-vous plutôt imprécis dans un lieu mal défini à une heure indéterminée ». Commentaire de Valentin Temkine : « On ne peut pas se tromper plus systématiquement ! »
Répétition, no man’s land, clowneries, toutes ces catégories constituant ce qu’il est convenu de nommer « théâtre de l’absurde », Temkine les expédie énergiquement. Tout au contraire, l’œuvre a un lieu, un temps, et les personnages une identité bien précise. L’action se situe près de Roussillon, dans le sud de la France (où Beckett a effectivement séjourné durant la guerre), au moment de l’invasion de la zone libre, et les deux personnages de Vladimir et Estragon sont des Juifs qui attendent le passeur qui les sauvera : un certain Godot. En 1942, il n’y avait pas de raison pour eux de quitter le Roussillon ; en 1944, ils seraient déjà déportés. La scène se déroule donc précisément au printemps 1943.
Il s’agit bien d’une thèse, puisque Temkine grand-père et petit-fils (Valentin, l’historien, et Pierre, le philosophe) en administrent démonstrations et scolies. La page décisive se trouve, dans l’édition courante chez Minuit, p. 13-14. Il y est fait allusion à « la Roquette », quartier parisien où se trouvaient au début du siècle et jusque dans les années 1930 des écoles talmudiques ; aux images de la Terre sainte, de la mer Morte, enfin au crime d’être né, à la circoncision. À quoi s’ajoute nombre d’indices convergents, l’un des plus frappants – et d’ailleurs déjà connu des spécialistes, mais, semble-t-il, sans qu’on en tirât conséquence – étant que le personnage d’Estragon se nommait initialement Lévy, comme en témoigne le manuscrit qu’on a pu voir il y a quelques années lors de l’exposition Beckett à Beaubourg.
Cependant, objectera-t-on, si précisément l’auteur a biffé ce nom pour le remplacer par un sobriquet plus fantaisiste, n’est-ce pas qu’il a délibérément renoncé à cet ancrage historique ? Si la référence aux années de persécution peut à la rigueur rendre compte de la genèse de l’œuvre, doit-elle grever l’interprétation de l’ouvrage achevé ? La réponse de Pierre Temkine est que Beckett n’a pas effacé toutes les traces, et a laissé un certain nombre d’indications éclairantes ; assez, en fin de compte, pour faire d’En attendant Godot une pièce historique – à ceci près qu’il y a, selon l’expression savante de François Rastier, « inversion de l’allégorèse ». Comprenons que, dans une pièce historique classique, les allusions sont claires et les références historiques servent à nourrir un propos allégorique, pour traiter d’un problème contemporain ; tandis que Beckett forge, à l’inverse, une fable métaphysique et abstraite à partir de, et pour parler d’une situation historique bien singulière. Il invente ainsi, disent les auteurs, une manière de se taire sur le sujet. Sans doute Beckett lui-même est-il allé plus tard, après Godot, dans le sens d’une abstraction de plus en plus grande, car ses premières œuvres étaient au contraire très ancrées dans un milieu et un décor, fourmillant de détails historiques. Mais Godot se situe à la charnière de cette évolution, et demeure encore très inscrit dans l’histoire.
Beckett a donc dû chercher et trouver une certaine distance afin que les lecteurs ou spectateurs contemporains des événements ne les reconnaissent pas nécessairement de manière consciente, mais, en quelque sorte, les vivent de l’intérieur. Il crée ainsi, écrit Pierre Temkine dans un très beau texte intitulé « Ce que ça fait de ne rien en dire », un objet littéraire nouveau qui ne peut se comprendre qu’à partir de l’événement Auschwitz. Beckett effaçant le nom de Lévy s’interdit, dit Temkine, de « donner à voir le juif comme juif. Car il n’est ni la menace rampante fantasmée par les uns, ni la figure de la victime érigée par les autres. Beckett va directement à la chair et à l’os : ces gens-là, ce sont des hommes. Ils inspireront la compassion, le dégoût ou l’ennui, mais pas à cause de leur origine. » Un auteur qui traite un tel sujet ne peut plus désigner ses personnages ni les nommer. Désigner, nommer, c’est désormais dénoncer – détruire. L’auteur a alors besoin d’un autre public : un public qui ne puisse s’imaginer qu’il comprend parce qu’il reconnaît, identifie. Il faut laisser le sujet dans un clair-obscur, afin de ne pas inviter le public, à son tour, à désigner. Il s’agit de respecter les personnages, de ne pas les ficher ou les étiqueter, dit Pierre Temkine, citant Lévinas : « La meilleure façon de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux » (Emmanuel Lévinas, Éthique et Infini, Livre de Poche, p. 79).
Mais s’il en est ainsi, objectera-t-on, pourquoi cette révélation ? N’est-ce pas trahir l’intention de l’auteur que de ramener sa pièce à sa source tacite ? La réponse de Pierre Temkine est qu’aujourd’hui cette pièce est devenue un classique quasi rabâché, et que sa représentation sous forme clownesque a fait son temps. Il faut, pense-t-il, renouer avec le fond historique afin de raviver les potentialités de la mise en scène et du jeu des acteurs. Car il y a une grande distance entre la route d’un pays imaginaire et celui où la milice ou la Résistance peuvent surgir à tout moment. L’angoisse abstraite devient peur concrète, l’enjeu redevient vital.
Et surtout, la situation présentée dans la pièce n’est plus condamnée à l’éternelle répétition, comme le veut la lecture absurdiste qu’on a plaquée sur la pièce. Sans doute Godot ne se montre-t-il pas : mais cela est-il surprenant dans un contexte de guerre ? Peut-être paraîtra-t-il demain. Comme l’écrit Beckett dans un texte contemporain de Godot, L’innommable : « Rien ne change ici depuis que je suis ici, mais je n’ose en conclure que rien ne changera jamais ». De fait, Temkine grand-père et petit-fils ont bel et bien changé l’interprétation reçue d’une des pièces les plus fameuses du répertoire contemporain. Reste à le faire savoir.
Ariel Suhamy, « Samuel Beckett dans l’histoire »,
La Vie des idées
, 17 septembre 2008.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://mail.laviedesidees.fr/Samuel-Beckett-dans-l-histoire
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