Recherche

Entretien Société Arts Entretiens écrits

Notre-Dame, une émotion patrimoniale
Entretien avec Nathalie Heinich


par Nicolas Delalande , le 19 avril 2019


Les flammes, la stupeur et l’effroi. Une cathédrale brûle et des larmes coulent. Mais pourquoi le patrimoine et sa disparition nous émeuvent-ils autant ? Éléments de réponse avec la sociologue Nathalie Heinich.

Nathalie Heinich est sociologue, directrice de recherche au CNRS. Ses travaux portent sur la sociologie de l’art, des valeurs et du patrimoine.
Elle a notamment publié, sur ce sujet, La Fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère (Paris, 2009).

Notre-Dame en flammes, par Brigitte Coudrain (coll. privée)

Une perte collective

La Vie des Idées : Pourquoi la destruction d’un monument déclenche-t-elle des émotions aussi vives ?

Nathalie Heinich : Ce qui se passe avec l’incendie de Notre-Dame relève typiquement de ce que l’anthropologue Daniel Fabre avait nommé une « émotion patrimoniale » – thème qu’il avait choisi pour fédérer, à la fin des années 1990, une équipe de chercheurs réunis au sein du laboratoire qu’il avait créé (le Lahic – Laboratoire d’anthropologie et d’histoire sur l’institution de la culture). Il s’agissait de travailler collectivement à partir d’une série de cas de mobilisations populaires en faveur d’un patrimoine considéré comme menacé, soit par des projets de modernisation des abords (cas de l’église Saint-André à Carcassonne), soit par des destructions accidentelles (cas du Parlement de Bretagne en 1994, du château de Lunéville en 2003 ou des arbres du parc de Versailles après la tempête de 1999). Comment, pourquoi, avec quels acteurs et quelles ressources, selon quelle temporalité se déploient ces manifestations d’émotion collective, qui relèvent des mobilisations publiques étudiées dans d’autres domaines par les sociologues ?

Ce qui est spécifique de l’émotion patrimoniale c’est, bien sûr, qu’elle se produit à propos d’un édifice ou d’un objet considéré comme faisant partie du patrimoine commun, c’est-à-dire de cette catégorie d’objets que, selon l’anthropologue Maurice Godelier, une communauté se doit de conserver pour les transmettre, et qu’il est donc interdit de donner ou d’échanger. Ce statut patrimonial résulte de l’attribution d’une valeur exceptionnelle, manifestée non par l’octroi d’un prix élevé, mais par des jugements de valeur (« magnifique », « monumental », « sublime », etc.) et, surtout, par des attachements, exprimés soit par des mots soit par des attitudes (le silence, l’immobilité, le recueillement, l’observation admirative) ou des expressions corporelles (exclamations, larmes, etc.). Même les chercheurs spécialisés que j’ai observés au travail ne peuvent s’empêcher, par moments, de s’émouvoir devant leurs objets, en dépit du haut degré de détachement, de rationalisation, de distance analytique qu’exige leur étude scientifique. C’est que l’émotion est, très souvent, la réponse physiologique au sentiment d’une valeur ou, plus encore, de sa transgression : ainsi la preuve du patrimoine est, pourrait-on dire, qu’on en est ému.

Cette émotion patrimoniale prend une dimension d’autant plus collective que son objet est affectivement investi par un grand nombre de personnes : le patrimoine familial ne concerne guère que ceux à qui il appartient, à la différence du patrimoine local, national voire mondial – ce qui est le cas de Notre-Dame, non seulement par son inscription institutionnelle au patrimoine de l’humanité, mais aussi et surtout par son statut de haut-lieu du tourisme international. Enfin, l’émotion positive, admirative, que suscitent l’ancienneté, la beauté, la monumentalité, la prouesse technique, la charge cultuelle ou symbolique d’un objet de patrimoine, prend la forme d’une émotion négative, faite de colère et d’indignation lorsque l’objet est menacé et, éventuellement, de douleur intense lorsqu’il est endommagé ou détruit.

Ce sont ces différentes composantes que l’on retrouve dans la totalité des cas qui ont été analysés dans le cadre du séminaire lancé par Daniel Fabre, puis de l’ouvrage collectif paru en 2013 (voir ci-dessous) : des cas centrés essentiellement sur la France, mais que l’on pourrait parfaitement appliquer aux Twin Towers de New York, aux bouddhas de Bamiyan en Afghanistan ou, plus récemment, aux vestiges de Palmyre en Syrie. Là, la douleur de l’impuissance et de la perte se double de la colère face au caractère criminel de ces attentats contre le patrimoine, qui scindent en deux l’humanité, entre ceux qui respectent et ceux qui profanent des objets sacralisés, c’est-à-dire considérés comme intouchables et inappropriables. Dans le cas de Notre-Dame, la colère ou l’indignation ne peuvent viser – pour le moment du moins, en l’état des investigations – que l’insuffisance des mesures de sécurité et des moyens affectés à la préservation des monuments historiques.

La Vie des Idées : Le cas de Notre-Dame va plus loin encore dans l’effusion des sentiments. Qu’a-t-il de spécifique ?

Nathalie Heinich : L’incendie de Notre-Dame aurait pu s’inscrire, bien sûr, dans cette problématique des émotions patrimoniales – à ceci près que cette ligne de recherche est close et que Daniel Fabre est, malheureusement, décédé prématurément. Par rapport aux cas précédemment étudiés, l’émotion que suscite cette catastrophe me paraît revêtir deux spécificités : d’une part, son caractère d’emblée international (symptôme de son statut effectif de « patrimoine de l’humanité ») et, d’autre part, l’accélération du partage émotionnel grâce aux réseaux sociaux – un phénomène qui n’existait pas encore lorsque la thématique a été lancée. Mais ces réseaux sociaux ne font, à mon sens, qu’étendre dans l’espace et qu’accélérer dans le temps ce besoin de partage qui accompagne l’épreuve émotionnelle : je ne pense pas (sous réserve d’une enquête à mener) qu’ils en modifient qualitativement la teneur. De même que Facebook ou Twitter, en matière de ragots, ne font qu’en étendre la pratique à l’échelle planétaire, de même, en matière d’émotions collectives, ils ne font que les rendre plus largement et immédiatement partagées – en même temps qu’ils imposent une mise à distance puisque, face à son ordinateur, sa tablette ou son smartphone, on ne peut pas pleurer dans les bras les uns des autres.

La valeur du patrimoine

La Vie des Idées : Quelle est l’origine de la valeur que l’on accorde à un objet patrimonial ?

Nathalie Heinich : L’intensité de l’émotion éprouvée face à la perte de tels objets s’explique non seulement par les qualités esthétiques, techniques, symboliques, cultuelles qui leur ont valu leur statut patrimonial, mais aussi par les caractéristiques mêmes de ce statut. Car pour être investi d’une « fonction patrimoniale », un objet doit répondre à une double hypothèse : d’une part, l’hypothèse de sa communauté d’appartenance, en tant qu’il constitue un bien commun (que ce soit au niveau privé d’une famille ou au niveau beaucoup plus général d’une nation, voire de l’humanité) ; et, d’autre part, l’hypothèse de la pérennité de sa valeur (il doit venir du passé – c’est un support de mémoire – et pouvoir être transmis aux générations futures).

Ces deux valeurs – universalité et pérennité – sont des « amplificateurs de valeur » qui, avec la rareté et la nouveauté, possèdent un statut particulier dans la « grammaire axiologique » qui organise nos jugements de valeur. Les valeurs ainsi amplifiées sont principalement, pour le patrimoine, l’authenticité, la beauté (dont fait partie la monumentalité) et la significativité. Au sein de l’administration patrimoniale, la beauté intéresse prioritairement le service des Monuments historiques, tandis que la significativité concerne davantage le service de l’Inventaire. L’authenticité en revanche est une valeur fondamentale car commune à tous les maillons de la chaîne patrimoniale, en tant qu’elle établit la continuité du lien entre l’état actuel et l’état d’origine – une continuité soumise, bien sûr, à toutes sortes d’aléas, que discutent avec passion les spécialistes, comme nous l’ont notamment rappelé ces derniers jours les évocations de Viollet-le-Duc et de ses choix de restauration au XIXe siècle.

Enfin, le propre d’un objet patrimonialisé est qu’il est soumis à une double contrainte : contrainte d’insubstituabilité, qui est commune à tous les « objets-personnes » (fétiches, reliques et œuvres d’art), et contrainte d’inaliénabilité, qui régit toutes les œuvres appartenant aux fonds des musées. C’est ce qui leur confère un statut très particulier, conjoignant, d’une part, l’extrême valorisation (par l’unicité : une œuvre ne peut être remplacée par une autre, même apparemment semblable, contrairement aux objets ordinaires) et, d’autre part, la soustraction au marché (un objet de patrimoine ne peut être vendu, sinon à des conditions très restrictives). C’est exactement ce que signifie l’expression courante « ça n’a pas de prix » : la valeur est trop grande pour se mesurer, et elle est trop étrangère aux lois du marché pour faire l’objet d’une appréciation monétaire. Ce qui fait du patrimoine, par parenthèse, un magnifique défi au réductionnisme économiste : le comble de la valeur est, dans nos sociétés, de ne pas avoir de prix...

Notre-Dame illustre bien sûr magnifiquement toutes ces propriétés du bien patrimonial : elle a un statut hors du commun, elle est irremplaçable, elle est porteuse de valeurs hautement prisées (notamment, mais pas seulement, la valeur cultuelle), et elle nous relie à la fois, dans l’espace, à une communauté élargie à l’échelle planétaire et, dans le temps, à nos ancêtres comme à nos descendants. Il y a bien de quoi pleurer, en effet...

La Vie des Idées : Beaucoup de gens ont dit avoir pleuré en apprenant la nouvelle ou en voyant la flèche de Notre-Dame s’effondrer. Comment s’opère le lien entre la douleur intime et la souffrance collective ?

Nathalie Heinich : Je ne pense pas que l’individuel ici puisse se détacher du « social » : celui-ci n’est rien d’autre que l’agrégation à grande échelle des expériences personnelles, soutenue et stabilisée par des cadres mentaux ainsi que par des moyens techniques, des institutions, des routines... Chacun éprouve individuellement l’émotion de la perte, éprouve le besoin de la partager (un phénomène propre à toute émotion) et, par ailleurs, l’éprouve en même temps que des millions d’autres individus, grâce aux technologies de l’information : ainsi se produit du collectif, à grande échelle et à temporalité très courte – cette double condition, d’extension dans l’espace et de restriction dans le temps, étant le propre de tout événement. C’est, en d’autres termes, ce qu’on appelle du « social », qui n’a rien d’une cause mais tout d’un effet, conformément à ce qu’expliquait Norbert Elias dans La Société des individus. L’on voit bien ici comment l’épreuve de l’émotion, à l’échelle individuelle, et le besoin de la partager, dans des interactions avec des proches ou la contemplation des mêmes images au même moment, contribuent à resserrer des liens, à réactiver des réseaux, à raccourcir les distances (comme d’autres, j’ai reçu de nombreux messages de l’étranger, parfois de personnes dont je n’avais pas de nouvelles depuis longtemps) et, aussi, à apaiser certaines tensions (« Ne faisons pas de politique en ces moments tragiques », ne cessent de répéter les responsables politiques interrogés par les médias). C’est bien là une forme de fabrique du « social », c’est-à-dire de ce qui nous permet de faire un monde commun.

La Vie des Idées : Certains monuments se prêtent-ils mieux que d’autres à l’émotion patrimoniale ?

Nathalie Heinich : La réponse tient à la nature et au nombre des valeurs – au sens de principes partagés d’attachement et de jugement – auxquelles un monument donne prise, et donc à la pluralité des « registres de valeurs », c’est-à-dire des catégories présentant une « ressemblance de famille », comme disait Wittgenstein. Ici, la grande ancienneté amplifie la valeur de lien avec nos prédécesseurs et de familiarité d’un cadre de vie (registre domestique), la valeur cultuelle (registre mystique), la prouesse architecturale (registre technique), la beauté et la monumentalité (registre esthétique), la valeur symbolique qui renvoie à l’histoire de la France ou à la civilisation occidentale (registre herméneutique), la valeur patriotique d’emblème de la nation française (registre civique), la valeur sentimentale pour les « amoureux de Paris » (registre affectif)… Bref, Notre-Dame de Paris coche le plus grand nombre de cases qu’on puisse imaginer dans le répertoire axiologique propre à notre culture.

Un transfert de sacralité

La Vie des Idées : Ce régime émotionnel est-il spécifique à notre époque ?

Nathalie Heinich : « L’inflation patrimoniale » s’est manifestée dans toute l’Europe depuis les années 1970, et nous a valu, notamment, la banalisation à partir des années 1980 de ce terme, « patrimoine », qui jusqu’alors n’était quasiment pas utilisé au sens actuel (on parlait, par exemple, des « monuments et richesses artistiques de la France »). C’est d’ailleurs à cette époque que Pierre Nora a développé l’entreprise des Lieux de mémoire, consacrée à ces objets ou à ces sites (dont, évidemment, Notre-Dame de Paris) qui ont la propriété d’inscrire physiquement dans la réalité présente la trace d’un passé commun, auxquelles il est possible de se référer collectivement même dans un régime temporel marqué par le « présentisme » décrit par François Hartog. Alors oui, bien sûr, la passion pour le patrimoine est liée à un certain contexte, notamment celui de la destruction accélérée des objets du passé sous l’effet des innovations technologiques et de la modernisation à partir des « Trente glorieuses » – de même qu’après la Révolution française la notion de « monument historique », et l’administration qui va avec, étaient apparues suite aux destructions iconoclastes.

Ajoutons que cette passion possède la propriété atypique de conjoindre une sensibilité de droite et une sensibilité de gauche : d’un côté donc, les « châtelains » attachés à la conservation de leurs biens (ce qui a longtemps valu à la cause patrimoniale d’être stigmatisée par la gauche comme conservatrice) ; de l’autre, les militants opposés aux promoteurs immobiliers et, parfois, à leurs complices chez les édiles locaux (pensons simplement aux mobilisations qui, après le scandale de la destruction des halles de Baltard en 1971, ont permis de sauver in extremis la gare d’Orsay). Dans les deux cas, c’est la notion de « bien public », ou d’intérêt général, qui bénéficie de l’attachement patrimonial, les propriétaires étant prêts à ouvrir leurs châteaux à la visite pour permettre leur maintien en l’état, tandis que les militants s’opposent à la privatisation de l’espace par des intérêts particuliers. D’où, au-delà de l’émotion, le caractère hautement politique de la question patrimoniale – raison supplémentaire de son investissement émotionnel.

La Vie des Idées : Précisément, quelle signification politique revêt Notre-Dame dans ce contexte ?

Nathalie Heinich : Notre-Dame est un bel exemple de ce que Daniel Fabre – toujours lui – appelait les « transferts de sacralité » : un bâtiment édifié à la gloire du catholicisme, et encore vénéré comme tel par les fidèles, s’est vu peu à peu investi par des foules de gens totalement détachés du christianisme, voire de tout sentiment religieux. Logiquement, la perte d’influence du christianisme et la baisse des pratiques religieuses auraient dû entraîner la désaffection de l’édifice – mais non. Bien au contraire, il attire des foules non plus tant de fidèles que de touristes, parce que la sacralité qui lui était initialement attachée s’est déplacée vers la dimension patrimoniale, avec ses conditions d’insubstituabilité et d’inaliénabilité, et ses valeurs d’universalité et de pérennité. C’est ainsi qu’une cathédrale est devenue un symbole non d’une religion mais d’une nation et, qui plus est, une nation devenue elle-même le symbole de la République laïque ! C’est dire que tous les non-catholiques qui donneront de l’argent pour sa restauration effectueront, qu’ils le veuillent ou non, un acte politique : l’acte qui manifeste le sentiment d’appartenance et d’attachement à la nation que symbolise ce chef-d’œuvre et, au-delà, à la civilisation qui en a permis la création et – plutôt mal que bien – la préservation.

par Nicolas Delalande, le 19 avril 2019

Aller plus loin

• Nathalie Heinich, La Fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, coll. « Ethnologie de la France », 2009.
• Nathalie Heinich, Des valeurs. Une approche sociologique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2017.
• Daniel Fabre (dir.), Émotions patrimoniales, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, coll. « Ethnologie de la France », 2013.
« Patrimoine, une histoire politique », numéro spécial coordonné par Pascale Goetschel, Vincent Lemire et Yann Potin ., Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 137, 2018/1.

Pour citer cet article :

Nicolas Delalande, « Notre-Dame, une émotion patrimoniale. Entretien avec Nathalie Heinich », La Vie des idées , 19 avril 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Notre-Dame-une-emotion-patrimoniale

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet