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Recension Société

Néolibéralisme et chasse aux zombies

À propos de : Jean & John Comaroff, Zombies et frontières à l’ère néolibérale, Les Prairies Ordinaires.


par Michel Naepels , le 10 janvier 2011


Deux ethnologues s’appuient sur des histoires de zombies pour dévoiler l’envers du prétendu miracle capitaliste sud-africain. Ils décrivent la violence causée par la croyance en l’occulte, les formes d’un nationalisme exacerbé et les attentes déçues de l’ère post-coloniale.

Recensé : Jean & John Comaroff, Zombies et frontières à l’ère néolibérale. Le cas de l’Afrique du Sud post-apartheid, Les Prairies Ordinaires, 2010.

Les ethnologues sud-africains Jean et John Comaroff sont avant tout connus pour l’anthropologie historique et religieuse extrêmement attentive aux effets symboliques et matériels de la colonisation qu’ils entreprirent chez les Tswana du nord-ouest de l’Afrique du Sud, à partir de leurs enquêtes de terrain menées à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ils se sont notamment intéressés aux évolutions des systèmes de représentations, des organisations politiques villageoises et des modes de production tswana, dans une série d’études (qui n’ont jusqu’à présent pas été traduites en français) à la fois extrêmement localisées et très attentives aux forces transverses qui contribuaient à défaire ou à reconfigurer les rapports sociaux dans cette région d’Afrique australe. Après une longue période de fréquentation des archives coloniales, les Comaroff ont pu retourner enquêter en Afrique du Sud, après la chute de l’apartheid. Ils se proposent de déplacer notre regard en prêtant désormais attention à des phénomènes sociaux contemporains qui pourraient paraître anecdotiques, mais se révèlent d’excellents fils conducteurs pour la compréhension de notre monde postcolonial et néo-libéral. Les histoires de zombies comme les revendications liées à l’autochtonie qu’ils analysent dans cet ouvrage sont ainsi les leviers d’un propos beaucoup plus général. Ils retrouvent en cela le geste fondateur d’un autre anthropologue sud-africain, Max Gluckman, qui contribua de manière significative au renouvellement de l’anthropologie par son article « Analysis of a Social Situation in Modern Zululand » (1940), en décrivant non pas telle ou telle « ethnie » caractérisée par ses spécificités culturelles, mais l’inauguration d’un pont – moment singulier qui permettait à l’auteur d’analyser la complexité des relations coloniales sud-africaines.

Une anthropologie historique du capitalisme

Précédés par une très bonne introduction de Jérôme David sur la formation et le parcours des Comaroff, les trois textes rassemblés dans cet ouvrage témoignent du choc intellectuel que suscita leur retour sur leur terrain d’enquête, et constituent une bonne introduction à leurs travaux actuels, qui forment le dernier étage de leur anthropologie historique de la culture du capitalisme. Ces textes subtils sont assez divers, voire hétérogènes. Le premier constitue une reprise méthodologique des travaux empiriques post-apartheid des Comaroff : à partir de l’étude de la figure du zombie, il s’interroge sur l’ethnographie comme méthode d’enquête dans des situations postcoloniales. Le second traite de la place de l’étranger dans la construction nationale de l’Afrique du Sud contemporaine. Le troisième porte sur les économies du nouveau millénaire. Comme l’écrivent les auteurs dans un article qui n’est pas reproduit ici, il s’agit pour eux, en partant de phénomènes sociaux extrêmement visibles dans le tissu social sud-africain, de rendre compte d’aspects relativement inaperçus du capitalisme contemporain :

« Notre objectif […] est de disséquer le capitalisme du nouveau millénaire et la ou les culture(s) du néolibéralisme ; d’explorer leur impact sur les façons par lesquelles les personnes situées en différents lieux du monde en viennent à définir la nature de la valeur, à faire avec les forces de production et de reproduction, à habiter des économies morales, et à s’engager dans l’action politique. Les chasses aux sorcières sont des formes d’action politique : elles visent à détourner et à contrôler le pouvoir, à canaliser la distribution des ressources, à établir une sphère publique dans laquelle un ordre moral peut être négocié, et à construire la réalité elle-même. » (« Response to Moore : Second Thoughts », American Ethnologist, vol. 26, n° 2, 1999, p. 309).

Zombies et dérégulation

Comment passe-t-on d’une anthropologie historique à une anthropologie de la mondialisation ? C’est l’ancrage de leurs réflexions dans l’enquête ethnographique qui a permis aux Comaroff d’infléchir leur projet, en le focalisant sur plusieurs figures d’humanité ou d’inhumanité croisées dans les discours de leurs interlocuteurs sud-africains d’aujourd’hui. Ils s’attachent notamment aux formes actuelles du lumpen-prolétariat sud-africain, où les travailleurs occasionnels, errants, désocialisés, désœuvrés, fous, et autres morts-vivants spectraux, sont localement perçus comme des zombies. Pareille perception entraîne une multitude d’accusations en sorcellerie contre des individus supposés responsables de cette zombification, qui peuvent s’accompagner de passages à l’acte extrêmement violents contre les personnes ainsi accusées. En général, ce sont plutôt des personnes âgées qui sont mises en cause, et parfois tuées, par de jeunes chômeurs. Les Comaroff ne s’en tiennent pas à ces descriptions issues de leur expérience d’enquête ; leur plus grande originalité se situe certainement dans le faisceau de faits qu’ils mettent en regard de celle-ci pour penser les zombies comme l’envers du « miracle » capitaliste de l’Afrique du sud post-apartheid. La violence y apparaît alors comme un des aspects des déceptions de l’ère postcoloniale, où les échecs individuels et les difficultés des jeunes à accéder à une condition économique et sociale satisfaisante s’accompagnent de la présomption que certains se procurent des gains rapides par des voies occultes. La sorcellerie, les jeux de hasard ou le pentecôtisme apparaissent alors comme autant de moyens rapides d’atteindre des objectifs sinon inaccessibles – et sont indissociables de la circulation de rumeurs quant à la réalité du trafic d’organes ou des processus de zombification. La violence entraînée par les croyances en l’occulte comme les conflits de génération sont au cœur des mécanismes actuels de reproduction et d’évolution de la société sud-africaine.

Le deuxième fil analytique déroulé par les Comaroff dans cet ouvrage consiste à comprendre comment se fabriquent la communauté, l’identité, la localité, à partir des transformations de la réalité qui accompagnent la mondialisation. Dans une certaine mesure, la fin de l’apartheid pourrait être comprise comme la fin de la localisation des populations, la fin de l’ethnicisation, en même temps qu’elle suscite la libéralisation des flux de toute nature ; mais il n’en est rien, et des formes exacerbées de nationalisme ont pu accompagner les dernières années — par exemple lorsque les incendies autour du Cap furent attribués aux plantes « étrangères » accusées d’avoir pris le pas sur les arbustes « indigènes ». Ils rejoignent sur ce plan de nombreuses autres analyses des formes contemporaines de nationalisme et d’affirmation autochtone.

Sur les deux plans de l’occulte et de l’identitaire, l’ouvrage des Comaroff prend la forme d’une circulation incessante et instable entre l’échelle locale et les logiques mondiales qui s’y expriment. Le projet de donner aux matériaux issus des enquêtes de terrain ethnographiques le statut d’un point de départ pour des analyses de portée très générale constitue un défi aussi stimulant que difficile pour la discipline anthropologique, qui se fonde sur des pratiques d’enquête extrêmement localisées — défi que revendiquent les auteurs dans le premier chapitre. On peut toutefois s’interroger sur la manière dont cette montée en généralité est accomplie dans cet ouvrage : d’une part, en attendant de trouver les relais argumentatifs (historiques ou statistiques) permettant d’évaluer l’ampleur des phénomènes occultes et la diffusion des croyances ici analysées, on peut se demander si la variation d’échelle ne confère pas au matériau ethnographique le statut illustratif mais décevant de la vignette. D’autre part, la place explicative donnée ici à l’économie néo-libérale est centrée sur l’analyse des modèles de consommation et de reproduction de la société, mais l’évocation de la sphère productive mériterait sans doute d’être développée par-delà la seule mention de la dérégulation du marché du travail et de la croissance du nombre des chômeurs.

Dans cet ouvrage, il est bien question de zombies et de frontières, dans un contexte tout à la fois néolibéral et postcolonial. Pour autant, son sous-titre est certainement trompeur, car la visée du livre n’est pas exclusivement de mieux comprendre le cas de l’Afrique du Sud post-apartheid. Il s’agit plutôt de tirer des leçons venues du sud, dans la compréhension de notre situation même : à vrai dire, les États affaiblis ou rétractés, la dérégulation, la corruption, la pauvreté, l’incivilité et la désocialisation sont loin de nous être étrangers. La traduction de ces trois essais est précieuse, parce qu’elle constitue une invitation à découvrir les autres textes dans lesquels Jean et John Comaroff mettent en œuvre ce projet, en même temps qu’à interroger les modes argumentaires développés par l’anthropologie de la mondialisation.

par Michel Naepels, le 10 janvier 2011

Aller plus loin

  • L’anthropologie historique des Comaroff :

Jean Comaroff, Body of power, spirit of resistance : The culture and history of a South African People, Chicago, University of Chicago Press, 1985 ;

John et Jean Comaroff, Ethnography and the historical imagination, Boulder, Westview Press, 1992.

André Mary, « Conversion et conversation : les paradoxes de l’entreprise missionnaire. À propos de Jean et John L. Comaroff, Of Revelation and Revolution, vol. I, Christianity, Colonialism and Consciousness in South Africa, 1991 ; vol. II, The Dialectics of Modernity on a South African Frontier, 1997, The University of Chicago Press », Cahiers d’Études africaines, 160, 2000, p. 779-799.

  • La postcolonie :

Peter Geschiere, Sorcellerie et politique en Afrique. La viande des autres, Paris, Karthala, 1995.

Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000.

  • L’anthropologie de la mondialisation :

Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Payot, 2001.

Jackie Assayag, « Les sciences sociales à l’épreuve de la mondialisation. Le cas de l’Inde et bien au-delà », Cahiers internationaux de sociologie, 2007, vol. 2, n° 123, p. 197-215.

Jonathan Friedman, « L’anthropologie du global, l’anthropologie globalisante : un commentaire », Anthropologica, vol. 46, n° 2, 2004, p. 241-252.

Pour citer cet article :

Michel Naepels, « Néolibéralisme et chasse aux zombies », La Vie des idées , 10 janvier 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Neoliberalisme-et-chasse-aux

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