Quelles raisons, se demande un sociologue, poussent donc les bandes de jeunes à « s’embrouiller », c’est-à-dire à entrer dans des rivalités qui vont parfois jusqu’à la mort ?
Quelles raisons, se demande un sociologue, poussent donc les bandes de jeunes à « s’embrouiller », c’est-à-dire à entrer dans des rivalités qui vont parfois jusqu’à la mort ?
Les affrontements violents entre groupes d’adolescents et jeunes adultes traversent l’histoire des territoires populaires français de manière régulière. C’est particulièrement le cas des « quartiers prioritaires », plus communément appelés « cités », qui sont de nos jours au cœur du phénomène, sans être les seuls concernés. En témoigne, la mise en image récurrente des rivalités de quartier dans les productions filmiques qui balayent l’histoire des grands ensembles depuis les années 1980 avec De bruit et de fureur (Brisseau, 1987), Ma 6-T va craquer (Richet, 1997), L’esquive (Kechiche, 2004), Banlieusards 2 (Kery James, Sy, 2023) ou encore Rixes (Bidan, 2021) ; présentée par le bénévole associatif Adama Camara comme une série documentaire sur la « guerre des cités ».
D’autres champs se sont emparés du phénomène comme celui de la littérature et du journalisme à l’image du reportage littéraire « À la base, c’était lui le gentil » (Kefi, 2023) ou la prochaine publication d’Adama Camara sous forme de bande dessinée [1]. À l’instar d’autres sujets souvent convoqués dans le traitement culturel des cités, les rivalités entre quartiers semblent être un élément du quotidien au point d’être traitées par la sphère médiatique uniquement comme des faits divers. En sciences sociales françaises, le phénomène est entre autres repéré dans l’analyse des regroupements juvéniles sous forme de bandes dans les Barjots (Monod, 1968) ou Cœur de banlieue (Lepoutre, 2001) qui mettent alors en avant les systèmes de vengeance en lien avec les valeurs d’honneur de la sous-culture de rue dans laquelle s’inscrivent les bandes.
Le sociologue Marwan Mohammed entreprend alors d’aller plus loin pour comprendre le cœur de l’ « embrouille », de ce qu’il appréhende comme un véritable phénomène social. En les prenant à bras le corps, l’auteur dissèque méticuleusement ces rivalités afin de saisir les raisons pour lesquelles des groupes de jeunes s’opposent violemment, parfois jusqu’à la mort [2], pour des conflits qui peuvent durer des décennies au point d’en oublier le point de départ.
L’auteur met au service de cet essai vingt années de recherche sur les bandes et la délinquance juvénile ponctuées, entre autres, par La formation des bandes (Mohammed, 2011) ; un atout pour l’étude du sujet aux vues des liens que ce phénomène peut partager avec le monde des bandes. Ce sont aussi la lecture d’innombrables dépêches de journaux, de procès-verbaux ainsi que de nombreux échanges avec plusieurs acteurs des embrouilles tels que les jeunes impliqués et leurs familles, des habitants des quartiers concernés, des éducateurs, militants associatifs qui sont mis au service d’une analyse sociologique, non pas pour excuser (Lahire, 2016), mais pour mieux comprendre et agir. Un des grands atouts de l’ouvrage est en effet de proposer une analyse fine du qui, du pourquoi et du comment afin de présenter des moyens d’action pour prévenir ce phénomène aux multiples ramifications.
Pour en saisir la teneur, l’approche du sociologue consiste à aborder les embrouilles à travers une pluralité de dimensions et d’échelles qui vont d’une approche historique, sous le prisme de différentes institutions (policière, politique, médiatique, judiciaire, etc.) à une sociologie compréhensive située au plus près de l’univers de sens des jeunes garçons, parfois des filles, impliqués. Nous pouvons dès lors passer de la description d’un contexte socio-économique et urbain au plus microsociologique comme la gestion des émotions durant les affrontements.
Les rivalités violentes entre groupes de jeunes ont ainsi une longue histoire, retracée par l’auteur de l’antiquité à l’époque moderne, régulièrement qualifiées de « rixes » depuis lors. Ce détour historique rappelle l’ancienneté des logiques d’affirmation territoriales qui ont touché les sociétés rurales avant de s’ancrer dans les villes. L’auteur prend soin de déconstruire l’usage du terme « rixe » au profit du terme vernaculaire d’« embrouille ». Les « rixes » regroupent des formes très différentes de comportements violents allant d’affrontement de supporters à des bagarres collectives en boîte de nuit après une altercation.
L’utilisation de ce terme, privilégié par le champ médiatique, s’explique en partie par la prédominance du regard policier sur ce phénomène, mais aussi sur les quartiers populaires et les bandes de jeunes comme le montre également la visibilité du concept de « violences urbaines » depuis la fin des années 1990 (Mucchielli, 2001). Le constat récurrent de l’aggravation du phénomène à travers ce prisme produit des fantasmes selon lesquels les bandes de jeunes des cités auraient une mainmise sur leur lieu de vie qu’il faudrait contrer par un durcissement de la pénalisation des bandes, ce qui accroît le contrôle sur la jeunesse des quartiers populaires et de surcroît leur stigmatisation. Or, le sociologue remarque que cela n’a rien entravé ; ni la formation des bandes ni celle des embrouilles.
À rebours de cette approche institutionnelle, l’analyse sociologique permet de repérer finement ce qui rend possibles les embrouilles, celles et ceux qui les animent et les formes qu’elles peuvent prendre. Cette notion « fourre-tout » de rixe (p. 90) ne parvient pas à qualifier avec clarté tout ce qu’impliquent les embrouilles qui décrivent plus précisément des violences issues de rivalités entre groupes liés à des territoires (un quartier, des alliances de quartier, un village…) et dont la pierre angulaire est une ressource sociale, la réputation [3].
Les parcours et les profils des personnes les plus impliquées montrent que les embrouilles puisent dans un « vivier social » (p. 187) d’adolescents, majoritairement masculins, mineurs, de familles modestes et scolairement en difficulté ou en échec. L’école occupe un rôle central dans la formation de ce vivier, car elle traduit une faible perspective d’avenir traversée par les difficultés d’insertion professionnelle auxquelles s’ajoutent d’autres inégalités sociales comme les conditions d’existence des familles, le poids de la ségrégation et du racisme dont les récentes recherches soulignent leurs prégnances (Talpin, et al., 2021). Ainsi, l’investissement de la rue et la formation des bandes viennent compenser les désillusions et les souffrances que peuvent produire les difficultés scolaires et familiales.
Ces éléments structurels produisent du temps disponible qui favorise l’investissement de la rue. Alors que l’on parle sans cesse d’un rajeunissement des phénomènes de violences [4], l’auteur dénote un vieillissement du public des bandes, qui peut se répercuter sur celui impliqué dans les embrouilles. Quoi qu’il en soit, les jeunes s’investissent dans une vie sociale de rue, parfois ponctuée par les embrouilles, et apprennent ses codes, ses normes et ses valeurs. Cet ensemble fournit, par l’inscription à un groupe et à un quartier, une reconnaissance et une intégration sociale qui ne leur est reconnue nulle part ailleurs ; « je m’embrouille donc je suis » (p. 200).
Ainsi, la participation aux embrouilles, dont les motifs sont très variables (p. 270-271), vient matérialiser cette intégration et prouver l’attachement au quartier par la défense de sa réputation. Cela s’accompagne d’une socialisation à l’embrouille par la transmission intergénérationnelles – des plus grands aux plus jeunes – de l’histoire des embrouilles locales, la formation des corps et la transmission de valeurs de virilité, de respectabilité, de loyautés qui donnent sens à ces conflits… Une « mentalité de l’embrouille », qui nécessite de préserver son honneur et celui de son quartier en réponse à tout évènement qui l’égratignerait, prend forme. Ici se trouve le cœur des embrouilles, leurs persistances et leurs récurrences dans le temps qui en font bien plus que des faits divers.
Les embrouilles recrutent donc dans un vivier formé par la rue et les inégalités sociales, mais il est important de noter qu’il est élargi par les modes de sociabilités en cité et la collectivisation de sa vie sociale. Sur ce point, qui est évoqué, on aurait pu s’attendre à un aparté centré sur les « descentes », qui est l’investissement physique du quartier avec lequel on est en embrouille, une des formes importantes qu’elles peuvent prendre. Les histoires de « descentes » font partie des grands récits qui circulent au sein de ce contexte urbain, bien que l’auteur précise que les affrontements ont souvent lieu dans des zones d’entre-deux résidentiels (zones commerciales, écoles, transports…).
La description des « descentes » permettrait d’exemplifier l’analyse des embrouilles à travers les dynamiques des groupes impliqués qui vont du noyau de la bande d’amis, aux connaissances du groupe de pairs à une partie parfois numériquement conséquente de la jeunesse du quartier. À partir de cela, une sorte de typologie des formes de l’embrouille pourrait apparaître. En effet, les « grands », les plus âgés des jeunes impliqués dans la vie de la cité, jouent alors un rôle central dans les « descentes » soit, car leur position au sein de la jeunesse leur permet de former des effectifs importants pour ces attaques en mobilisant les « petits », les plus jeunes qu’eux, en les envoyant parfois à leur place, en leur venant en aide pour l’organisation de « descentes » ou alors pour mettre fin aux embrouilles.
La combinaison complexe de toutes ces logiques sociales rattachées à la socialisation en cité et à ses relations de sociabilités, dont un des nombreux apports du livre est de prendre en compte les relations intergénérationnelles généralement peu mobilisées dans l’analyse de ce contexte, met en avant une culture de l’embrouille. Cette dernière peut structurer la vie locale et rend possible la reproduction de ces violences ad vitam æternam tant que les inégalités socio-spatiales ne sont pas prises à bras le corps afin de résorber le vivier social dans lequel puisent les embrouilles, premier levier d’action pour Marwan Mohammed.
Il semble alors difficile de réduire ces violences, ponctuées de pacifications rares et fragiles, bien qu’il existe de multiples actions locales très diverses. Car c’est ensuite au niveau local qu’il faut agir avec une réelle volonté de changer les choses, sur le long terme, avec une connaissance accrue du terrain et des logiques sociales associées. De ce fait, les figures locales parmi les générations les plus âgées de la jeunesse socialisée par le quartier peuvent être des acteurs à impliquer par leur connaissance des coulisses de la rue. Du moins, l’auteur a le mérite de mettre sur la table le recours à cette ressource locale avec tout ce que cela peut moralement impliquer.
In fine, cet ouvrage constitue en lui-même une pièce fondamentale dans la prévention et la réduction des embrouilles. Par sa clarté et sa mise en avant de la question sociale en mettant à profit l’analyse sociologique face aux approches judiciaires et policières dominantes, ce livre permet de comprendre avec précision les mécanismes des embrouilles afin de démonter aussi – et peut-être surtout – pour les principaux acteurs de ces conflits, toutes les représentations et les valeurs qu’elles impliquent ainsi que les conséquences les moins visibles (stress, perte de mobilité urbaine, désagrément pour le reste de la famille…) aux plus dramatiques, qui façonnent le vécu quotidien d’une partie de la jeunesse des cités françaises que le livre prend sincèrement au sérieux.
par , le 29 février
Pour aller plus loin :
– Matthieu Bidan, Adama Camara, Rixes, série documentaire, 6 épisodes, couleur, 2021. https://www.france.tv/slash/rixes/
– Jean-Claude Brisseau, De bruit et de fureur, drame, 95 minutes, couleur, 1988.
– Abdellatif Kechiche, L’Esquive, comédie dramatique, 117 minutes, couleur, 2004.
– Ramsès Kefi, « A la base, c’était lui le gentil ». Rixes adolescentes, entre snapchat et réalité, Paris, XXI, 2023.
– Kery James, Leila Sy., Banlieusards 2, drame, 98 minutes, couleur, 2023.
– Bernard Lahire, Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse », Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2016.
– David Lepoutre, Cœur de Banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Poche Odile Jacob, 2001.
– Marwan Mohammed, La formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Paris, Puf, 2011.
– Jean Monod, Les Barjots. Essai d’ethnologie des bandes de jeunes, Paris, Julliard, 1968.
– Laurent Mucchielli, « L’expertise policière des « violences urbaines » », Informations sociales, n°91, 2001
– Jean-François Richet, Ma 6-T va crack-er, drame, couleur, 105 minutes, 1997.
– Yasmine Siblot, et al., Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris, Armand Colin, « collection U », 2015.
– Julien Talpin, et al., L’épreuve de la discrimination. Enquête dans les quartiers populaires, Paris, Puf, 2021.
Mickaël Chelal, « Vendettas urbaines », La Vie des idées , 29 février 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Marwan-Mohammed-Y-a-embrouille
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[1] On peut y ajouter la prééminence de ce sujet dans le rap français. L’auteur en donne par ailleurs quelques exemples (p. 296-297).
[2] Les rivalités de quartier seraient à l’origine d’au moins 120 morts depuis trente ans (p. 9).
[3] La sociologie des classes populaires, des mondes urbains comme ruraux, fait régulièrement écho de l’importance de cette ressource sociale notamment au sein de la jeunesse. Cet essai s’inscrit alors dans ce prolongement (Siblot, et al., 2015).
[4] Les révoltes urbaines de juin-juillet 2023, à la suite de la mort de Nahel, n’ont pas échappé à ce discours. « Émeutes de juin 2023 : l’avis des sociologues », commission d’enquête du Sénat sur les émeutes de juin 2023, 8 novembre 2023, https://www.youtube.com/watch?v=Ss1m-fc3BNo