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Les Printemps arabes, dix ans après

À propos de : Leyla Dakhli (dir.), L’Esprit de la révolte, Seuil


par Khalid Lyamlahy , le 12 mars 2021


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Que reste-t-il des Printemps arabes ? En rassemblant la matière plurielle et hétérogène des soulèvements et en analysant ses dynamiques de circulation et de transformation à l’échelle transnationale, un ouvrage collectif part des archives pour penser la mémoire et l’actualité de la révolution.

Le dixième anniversaire des soulèvements arabes de 2010-2011 a ranimé le débat sur les réussites et les désillusions de cette vague de contestation dont les effets continuent de structurer le champ et l’imaginaire politiques dans la région. Plutôt que de prolonger ce débat, l’ouvrage collectif coordonné par Leyla Dakhli, historienne du monde arabe contemporain et chercheure au CNRS, choisit de faire un pas en arrière pour offrir une synthèse documentaire des soulèvements populaires. Il s’agit, pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage, de reconstruire les « archives et [l’]actualité des révolutions arabes » à travers un effort de compilation, de mise à jour et d’analyse croisée.

Le projet de l’ouvrage repose donc sur un déplacement de perspective. Comme le soutient L. Dakhli dans son introduction, « point n’est besoin de comprendre les soulèvements par leur fin, il suffit parfois de revenir à leurs origines, à ce qui les détermine et les fait exister, aux traces qu’ils ont laissées, à leurs archives en somme » (p. 8). Passant en revue les discours ayant interprété les soulèvements à partir des idées de transition ou de révolution démocratique ou autour des questions de fracture sociale ou générationnelle, Dakhli en relève les faiblesses et les postulats souvent réducteurs.

À rebours de ces discours, L’Esprit de la révolte a pour ambition d’offrir une immersion dans les archives des soulèvements afin de « faire place à une restitution momentanée mais raisonnée de l’événement à travers ses multiples incarnations, ses formes hétérogènes » (p. 12). Ce parti pris se traduit non seulement dans les profils des contributeurs, issus de disciplines aussi variées que l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, les sciences politiques ou le journalisme, mais aussi dans les supports, les récits et les événements traités. L’idée sous-jacente est que les soulèvements arabes nécessitent une approche plurielle, à la fois matérielle et conceptuelle, loin des visions simplistes que suggère l’appellation éculée de « Printemps arabe » ou l’hypothèse réductrice d’une « révolution surprise ».

Fruit d’un projet de recherche collective, l’ouvrage vise en somme une réinterprétation et une réactualisation des révoltes arabes à partir du discours des archives. Repenser le processus révolutionnaire à partir de sa mémoire, soit la somme de ses figures clés, ses témoins et ses traces, participe d’une reconstruction temporelle et sociopolitique des événements. L’ouvrage considère à juste titre que la matière plurielle des révolutions arabes fait partie des événements : elle les caractérise et influence les positions et les démarches de ses acteurs.

Le corps et le territoire

La première partie de l’ouvrage s’intéresse aux mobilisations du corps et du territoire dans le champ sociopolitique des révolutions. De la volonté de quitter le pays à la transformation des enterrements en « performances contestataires » (p. 91), les soulèvements bousculent profondément le rapport au territoire. À l’image de l’immolation de Mohammed Bouazizi et ses antécédents souvent négligés par les récits des révolutions, la contestation prend des formes dramatiques qui s’inscrivent dans la durée et déclenchent, en réponse, des stratégies de discréditation de la part des régimes.

Dans certains cas, la révolte donne lieu à un « renversement des affiliations » (p. 39) : le rapport à la nation devient le siège d’une lutte engagée sur la frontière au sens propre et figuré. Ainsi, la transgression des lignes rouges et la pratique des sit-in à domicile s’inscrivent dans une remise en cause de l’ordre établi et des catégories qui entravent l’activisme politique. La dynamique du soulèvement se trouve renforcée par l’intégration de diverses formes de décalage et de rupture. À titre d’exemple, la célèbre vidéo d’un militant et avocat tunisien scandant la fin de la peur dans les rues de Tunis est « un hors-champ » (p. 26) qui fait désormais partie du patrimoine révolutionnaire.

Un autre terrain de lutte est celui du langage, indissociable des corps et du territoire. Le slogan « Dégage », comme ses variantes employées de l’Algérie au Liban, exprime « le désir de table rase » des manifestants et contient « une somme d’implicites » (p. 43) qui contribue à forger et entretenir la cohérence des revendications. Dire la révolte passe également par la puissance des symboles : la robe des avocats qui incarne l’engagement de toute une corporation ou le balai qui transforme le nettoyage collectif des places publiques en stratégie de légitimation et fonde ainsi un nouveau rapport à l’espace.

Enfin, les révolutions arabes sont marquées par l’implication de groupes sociaux longtemps marginalisés : les enfants devenus des protagonistes engagés ou des cibles instrumentalisées par des discours propagandistes, les femmes travailleuses bousculant les assignations et revendiquant leur place dans la lutte, ou encore les minorités sexuelles portées par le dynamisme du travail associatif.

La production du commun

Sur la base de cet état des lieux des mobilisations corporelles et spatiales, la deuxième partie cherche à « documenter les mécanismes qui forgent la production du commun » (p. 101) à travers la circulation des paroles et l’engagement des corps. À l’image des deux premiers vers du célèbre poème « La volonté de vivre » du poète tunisien Abū al-Qāsim Shābbī, écrit dans les années 1930 et scandé, voire détourné pendant ou en marge des manifestations, « une réappropriation de l’héritage national » (p. 103) permet d’affirmer la volonté du peuple et son désir d’émancipation des diktats paternalistes.

La dynamique collective de la révolution se traduit aussi dans la manière d’occuper l’espace public. De la place de la Kasbah à Tunis à celle de la Perle à Manama, en passant par la place Tahrir au Caire ou celle des Martyrs à Beyrouth, l’occupation des places relève d’un acte de « territorialisation » (p. 114) qui favorise non seulement les sociabilités mais aussi la structuration politique. L’émergence de figures emblématiques telles que le martyr, le milicien ou le tireur embusqué crée des champs ambivalents de désignation, d’interprétation et de justification qui révèlent la violence de la répression et basculent parfois dans le domaine du culte ou du fantasme.

L’esprit du corps commun se forge aussi dans l’acte de nommer et d’organiser les manifestations. Les tracts de Janvier 2011 en Égypte ou les comités de la révolution en Syrie figurent de nouvelles formes de mobilisation du public et de légitimation de l’action politique. Remettant en cause le supposé « constat d’échec organisationnel ou de sécheresse théorique » (p. 128) récurrent dans les études des révolutions arabes, l’ouvrage met en avant les initiatives visant à repenser l’organisation de la vie commune et la régénération de l’imaginaire politique.

Ainsi, les noms choisis pour les vendredis de mobilisation permettent de souligner les étapes des soulèvements mais participent aussi d’une stratégie de renforcement des solidarités et d’interpellation de la communauté internationale. La consolidation de l’espace commun passe également par la mobilisation d’« un répertoire varié, local et transnational » (p. 139) de chants révolutionnaires tels que l’hymne national, la chanson humanitaire ou le chant des supporters. Par ailleurs, l’usage, tantôt séculaire tantôt religieux, de la formule « Allah akbar » (Dieu est grand) bouscule les registres de la parole contestataire et ravive la mémoire des soulèvements passés.

Dans l’espace public, la notion du commun se concentre, là encore, autour de symboles puissants et éloquents. Si le pain « matérialise l’idée d’un seuil […] au-delà duquel il y a atteinte à la dignité des personnes » (p. 147) tout en soulignant les problèmes de la stabilisation des prix et du partage des ressources, le drapeau national dépasse son rôle de marqueur identitaire et national pour devenir, par métonymie et au rythme de ses changements, « le lieu de la performance contestataire » (p. 155) rythmée par l’unité, l’émotion et la puissance visuelle qu’il incarne. Enfin, l’exposition du corps féminin, à l’image de la femme au soutien-gorge bleu violentée en 2011 au Caire, confirme la prééminence de la question des droits des femmes et de l’égalité des sexes dans la dynamique des révoltes.

Stratégies de réinvention

L’ouvrage a le mérite d’approcher les soulèvements arabes comme des processus continus et dynamiques plutôt que des événements historiques et figés, d’où les modalités de réinvention de la révolution explorées dans la troisième et dernière partie. Ces modalités sont introduites comme autant de « manières de faire face » (p. 188), nourries d’influences transnationales et ouvertes aux dynamiques de circulation et de transformation.

Les manifestations ont d’abord renouvelé diverses formes de performance. Ainsi, la dabkeh, célèbre danse synchronique, est mobilisée en Syrie comme signe de solidarité et de défi mais aussi comme « rituel de combat » (p. 208). De son côté, le chant permet soit de célébrer la mémoire d’un martyr comme avec « la chanson du premier mort » composée à Menzel Bouzaïene en Tunisie ou d’inverser la parole du dictateur comme avec le célèbre détournement d’un discours de Kadhafi. Cette stratégie subversive se retrouve dans le recours à l’humour dont le caractère absurde, satirique et souvent improvisé éclaire de manière efficace les paradoxes politiques des révolutions.

Prendre part aux soulèvements implique souvent une redéfinition du périmètre de l’action individuelle. L’invention de nouvelles formes de diffusion est due non seulement au travail incontournable des bloggeurs et des cyberdissidents mais aussi à la mise en avant de la figure du ou de la journaliste-citoyen.ne qui participe au travail de témoignage et d’archivage, ou encore du poète et de la poétesse révolutionnaires qui accordent leur écriture au souffle de la rue. La transformation de la dynamique révolutionnaire passe aussi par la mobilisation d’outils dédiés. Si le post sur les réseaux sociaux permet de renforcer la solidarité des activistes et leur adhésion à une cause commune, les téléphones mobiles fonctionnent comme « une extension des corps et du regard des manifestant.es » (p. 252). Le lancer de chaussures, rendu célèbre par un journaliste iraquien en 2008, est réapproprié pour exprimer le mépris, le dégoût et le rejet de l’humiliation.

Comprendre la réinvention de la révolution nécessite de prendre en considération les stratégies de censure et de négation, comme celles accompagnant l’usage des munitions. Face à la brutalité de la répression et de son discours, les manifestants opposent le slogan « silmiyya » (pacifique). Ce dernier, qui désigne le hirak algérien de 2019, fonctionne comme « un acte performatif » (p. 192) dans le sens où il sert à désamorcer et prévenir la violence. Ailleurs, la résistance passe par la création artistique, comme avec la reprise du symbolisme des blessures oculaires, ou par le défi, comme avec la photo d’un manifestant égyptien debout face à un blindé, traduisant à la fois une « démystification » (p. 212) de la puissance policière et une redéfinition des rapports de pouvoir.

De l’archive à la cartographie

Comme le confirme l’attention de l’ouvrage aux récents soulèvements en Algérie ou au Liban, la mémoire des révolutions arabes est toujours aussi vive et dynamique. L’épilogue rappelle à juste titre que la continuité des soulèvements est adossée à diverses formes de créativité : la réquisition de bâtiments, l’improvisation des repas et des soins ou encore la décoration des espaces publics sont des exemples d’initiatives qui font de la révolution un apprentissage continu. L’organisation des actions, la subversion des codes et la mise en scène d’une « contre-société » (p. 276) cherchant à introduire de nouvelles valeurs tout en préservant la dignité des individus et la cohésion de la communauté sont autant de dimensions qui constituent « l’esprit de la révolte » (p. 278). Cet esprit est à l’image de la révolte elle-même : il se forge dans le soulèvement, réinvente ses modalités et dissémine ses traces.

Mais que reste-t-il donc du Printemps arabe ? Force est de reconnaître que l’ouvrage réussit le pari de rassembler une impressionnante matière archivistique : textes, récits, communiqués, slogans, images, gestes individuels ou mouvements collectifs sont restitués et analysés à la fois dans leur contexte d’origine et à la lumière des récents développements. En outre, les chapitres dédiés aux « icônes » des révoltes arabes telles que la militante yémenitte Tawakkol Karmân, la manifestante soudanaise Alaa Salah ou encore la ville de Kafranbel au nord de la Syrie permettent de resituer la dynamique révolutionnaire dans la rencontre décisive de l’individuel et du collectif. En identifiant systématiquement les pays concernés par chaque archive ou actualité des révoltes arabes, l’ouvrage élabore une véritable cartographie documentaire qui éclaire les similitudes et les parallèles d’un pays à l’autre.

Cette cartographie est complétée par la chronologie détaillée et transnationale en fin d’ouvrage donnant à lire le déroulé des soulèvements sur une décennie qui s’étend du 17 décembre 2010, date de l’immolation de Bouazizi jusqu’au 21 mars 2020, date de suspension des manifestations en Irak. En replaçant les Printemps arabes et leurs archives dans le temps long et en liaison avec des mouvements antérieurs tels que les Intifadas palestiniennes, l’ouvrage montre que seule une approche globale, à la fois inclusive et transversale, permet de restituer la profondeur et la richesse des soulèvements.

Vers une histoire sociopolitique

Notons toutefois que l’approche archivistique a ses limites inhérentes. Malgré l’effort de contextualisation des archives tout au long de l’ouvrage, L. Dakhli reconnaît d’emblée que « la question de la représentativité de ces documents était difficile à élaborer » (p. 14). C’est que les archives des soulèvements arabes, comme la révolution elle-même, sont très vite devenues l’objet de stratégies de récupération, de reformulation voire de propagande. Conscient de cette réalité, l’ouvrage s’attache, en de nombreux chapitres, à restituer à la fois « l’hétérogénéité de la matière archivistique » (p. 14) et « l’incertitude des acteurs et des actrices quant au sens de ce qui se passe au moment où ils et elles le vivent » (p. 12).

Pour autant, le lecteur peut se sentir désarçonné face à la matière plurielle et hétéroclite de l’ouvrage. Une organisation par catégorie d’archive ou par répertoire d’action ou de mobilisation aurait peut-être permis une meilleure appréhension des traces et des actualités des soulèvements. Par ailleurs, si la focalisation sur les expériences tunisienne, égyptienne et syrienne est largement justifiée au regard de la centralité et de la portée des soulèvements dans ces trois pays, d’aucuns regretteront le manque relatif de développement d’autres expériences telles que celles du Soudan, de la Jordanie ou encore du Bahreïn. Enfin, sur le plan méthodologique, il aurait été judicieux de préciser les noms des contributeurs ayant participé à la rédaction de chaque chapitre ainsi que les critères de recueil, de présentation et d’organisation des différentes données.

Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage collectif représente sans nul doute une contribution majeure à l’écriture de l’histoire sociopolitique des révoltes arabes. En choisissant de raconter et repenser les soulèvements à partir et autour de la matière des archives, l’ouvrage réussit à bousculer les idées reçues et mettre en lumière des expériences relues dans leurs contextes et à travers leurs lignes de croisement ou de convergence. Cette restitution instructive et détaillée à la fois ouvre de nouveaux champs d’interprétation historique et sociopolitique et encourage à repenser le rapport des sociétés aux concepts, aux pratiques et aux objets des soulèvements.

Si les révolutions sont loin d’être terminées et que le temps révolutionnaire est par définition « élastique » (p. 13), la mémoire des Printemps arabes demeure un vivier d’expériences, de témoignages et de sacrifices ouverts aux dynamiques de transmission et de reconfiguration. Dans ce contexte, les archives sont aussi bien les traces dynamiques d’un moment historique que des clés précieuses pour comprendre les défis du présent et les perspectives d’avenir. Saisir l’esprit des révoltes arabes nécessite une pensée exigeante et plurielle. L’une des leçons de cet ouvrage salutaire est que l’écoute des mémoires individuelles et collectives permet de transformer la trace, souvent négligée, étouffée ou incomprise, en un faisceau lumineux et mobile, éclairant aussi bien les intervalles historiques que les tendances et les incertitudes de l’horizon sociopolitique.

Leyla Dakhli (dir.), L’Esprit de la révolte. Archives et actualités des révolutions arabes, Paris, Seuil, 2020, 320 p., 24 €.

par Khalid Lyamlahy, le 12 mars 2021

Pour citer cet article :

Khalid Lyamlahy, « Les Printemps arabes, dix ans après », La Vie des idées , 12 mars 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Leyla-Dakhli-L-Esprit-de-la-revolte

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