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Le passé oublié du système de Bretton Woods

À propos de : Eric Helleiner, Forgotten Foundations of Bretton Woods. International Development and the Making of the Postwar Order, Cornell University Press


par Chloé Maurel , le 4 juin 2015


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Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale sont souvent mises en avant pour leurs politiques néolibérales en matière de développement. La genèse des institutions de Bretton Woods montre toutefois leur inscription dans un creuset intellectuel et politique favorable à l’intervention de l’État.

Recensé : Eric Helleiner, Forgotten Foundations of Bretton Woods. International Development and the Making of the Postwar Order, Ithaca and London, Cornell University Press, 2014, 304 p., 39$95.

Le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale sont sans doute, depuis les années 1990, les organisations internationales les plus décriées en matière de politiques de développement. Dans ce livre paru aux États-Unis pour le soixante-dixième anniversaire de la conférence de Bretton Woods, Eric Helleiner, professeur de science politique à l’université de Waterloo, entreprend de démonter un certain nombre d’idées reçues sur les fondations du système économique mis en place à Bretton Woods en 1944 et sur la mise en place de la politique internationale d’aide au développement. L’histoire des ces institutions a déjà pourtant été étudiée par plusieurs chercheurs [1], mais Helleiner apporte de nouvelles idées grâce à son travail minutieux de dépouillement des archives. Il montre notamment que, bien avant le tournant néolibéral des années 1980 du FMI et de la Banque mondiale, il y avait eu, au moment de la fondation des institutions de Bretton Woods, un terreau d’idées et de politiques davantage orientées vers un développement contrôlé par l’État, aux antipodes de ce qu’ont pu prôner par la suite ces institutions.

Bretton Woods et le “libéralisme intégré”

La conférence de Bretton Woods, qui a réuni quelque 730 délégués représentant 44 pays dans le New Hampshire (États-Unis) en juillet 1944 afin d’établir un nouveau cadre légal multilatéral pour les relations financières entre pays, visait à éviter la transmission des crises entre pays par le biais de dévaluations compétitives comme cela avait été le cas dans les années 1930. Il s’agissait donc d’éviter la contagion des crises par les balances des paiements et le manque de liquidité à court terme des banques centrales [2].

Pour les États-Unis, il s’agissait aussi d’éviter que les pays d’Europe et d’Asie, ruinés par la guerre, ne se tournent vers le communisme. La conférence a donné lieu à la création du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), qui aujourd’hui fait partie de la Banque mondiale.

La conférence de Bretton Woods marque le passage du « Gold Exchange Standard » (la monnaie émise par chaque pays était convertible en or, car on pensait que l’étalon-or était à même de résister à l’expansion du crédit et de la dette) au système de Bretton Woods dans lequel seul le dollar américain est convertible en or. Le système monétaire international est ainsi organisé autour du dollar. Toutes les monnaies sont désormais déterminées par rapport au dollar et seul le dollar est défini en or. Le FMI a pour mandat de surveiller les politiques nationales pour éviter les déséquilibres prolongés de balances des paiements (déficits ou surplus) ; il a aussi pour mission de favoriser la convertibilité des monnaies entre elles. Ce rôle est fondamental dans une perspective d’après guerre où la convertibilité de la plupart des monnaies a été suspendue. Il doit intervenir en cas de crises de change pour fournir de la liquidité au pays concerné en contrepartie de la mise en place d’une politique de redressement.

Les discussions à Brettons Woods, dans lesquelles deux projets se sont affrontés, celui de John Maynard Keynes, représentant le Royaume-Uni, et celui de Harry Dexter White, assistant au secrétaire au Trésor des États-Unis, renvoient à la conception du « libéralisme intégré » (embedded liberalism) [3], qui allie l’engagement pour le multilatéralisme libéral et les pratiques nouvelles d’interventionnisme économique. Il s’agit de construire une société où s’équilibreraient les pouvoirs de l’État, du marché et des institutions démocratiques pour garantir la paix, l’intégration, le bien-être de tous et la stabilité.

L’expression « libéralisme intégré » insiste sur l’idée que les marchés et les activités des entreprises privées se trouvent prises dans un réseau de règlementations sociales et politiques qui les contrôlent. Les deux projets qui rivalisent à Bretton Woods, incarnés respectivement par un Britannique et un Américain, illustrent l’affrontement de cette époque entre le Royaume-Uni et les États-Unis : les États-Unis veulent supplanter le rôle dominant de la livre sterling dans les échanges internationaux, alors que le Royaume-Uni tente de maintenir la puissance de son empire colonial et son privilège sur les relations économiques avec ce dernier.

Une mise en lumière du rôle des pays du Sud

Helleiner s’est fondé sur des recherches de première main effectuées dans les archives de différents fonds, notamment les archives du FMI à Washington, les archives nationales américaines, britanniques, canadiennes, indiennes, les archives du Trésor, les archives de la réserve fédérale américaine. Son travail bénéficie aussi de la redécouverte des transcriptions de la conférence de Bretton Woods, que l’on avait auparavant perdues [4].

Un des apports du livre d’Helleiner est de monter que les hommes politiques latino-américains ont joué un rôle important dans ce mouvement, en travaillant étroitement avec des hommes politiques américains depuis la fin des années 1930. Il montre que les relations financières entre Amérique latine et États-Unis à la fin des années 1930 et au début des années 1940 ont joué un rôle crucial en posant les véritables bases de Bretton Woords. Les pays du Sud : Brésil, Chine, Inde, Mexique, ont ainsi largement contribué à bâtir le système de Bretton Woods.

À l’inverse de ce qu’ont écrit beaucoup d’universitaires avant lui, estimant que c’est le président américain Truman avec son fameux discours de janvier 1949 qui aurait introduit la pensée développementaliste [5], Helleiner affirme que l’histoire des politiques internationales d’aide au développement puise ses racines plus loin dans le temps, notamment dans les partenariats financiers entre les États-Unis et l’Amérique latine dans la fin des années 1930 et le début des années 1940, pendant la période de la politique de « bon voisinage » (nom donné à la politique étrangère menée par Roosevelt visant à réduire les interventions américaines dans les affaires intérieures des pays d’Amérique latine). Il affirme aussi que les pays et hommes politiques du Sud ont joué un rôle majeur dans ce processus. En effet, à la conférence de Bretton Woods, des représentants des pays du Sud étaient non seulement présents mais aussi actifs : on y trouve des représentants de 19 pays d’Amérique latine (tous sauf l’Argentine), de quatre pays d’Afrique (Egypte, Ethiopie, Liberia, Afrique du Sud) de cinq délégations d’Asie (Chine, Inde, Iran, Irak, Philippines). La Chine y est particulièrement bien représentée : sa délégation est la deuxième en nombre après celle des États-Unis. L’Inde s’y est efforcée d’inclure l’idée de « développement » dans le mandat du FMI, se heurtant en cela à l’opposition des États-Unis, du Royaume-Uni et du Brésil. L’auteur met en lumière le fait que les représentants du Sud ont fait d’importantes contributions à la conférence, même si les États-Unis ont gardé la main sur son déroulement.

Helleiner va ainsi à l’encontre des conclusions des travaux antérieurs. Contrairement à l’idée de Richard Gardner (dans son livre Sterling-Dollar Diplomacy publié en 1956) qui affirme que les accords de Bretton Woods résultent largement de négociations strictement anglo-américaines, dans lesquelles la question de l’aide au développement des pays du Sud aurait été marginale, Helleiner montre que les pays du Sud ont joué un rôle moteur, notamment pour introduire la question de l’aide au développement. À Bretton Woods est en effet affirmée l’idée de stimuler le développement international par des politiques publiques. On peut même selon Helleiner déceler le rôle précurseur de l’homme politique chinois Sun Yat Sen qui dans son livre Le développement international en Chine en 1918 appelait à la création d’une « organisation de développement international ». Les idées de Sun Yat Sen auraient inspiré la position de la Chine à la conférence de Bretton Woods et les orientations prises à cette conférence.

Le rôle précurseur de Harry Dexter White et de Robert Triffin

Harry Dexter White a été le principal fonctionnaire américain à la conférence de Bretton Woods, imposant sa vision sur celle de Keynes. Après la guerre, il sera étroitement associé à la mise en place des institutions de Bretton Woods, en tant que représentant des États-Unis au FMI. Dans les ébauches qu’il a rédigées en vue de cette conférence, il assigne à la Banque mondiale le rôle de promouvoir le développement dans le monde. Cela s’appuie sur ses propres initiatives et sur celles d’autres hommes politiques américains lancées dès la fin des années 1930 pour soutenir les ambitions de développement des pays latino-américains centrées sur l’État. Ces initiatives incluaient notamment l’idée de créer une Banque inter-américaine (qui n’a finalement jamais été créée faute d’accord du Congrès américain).

Dans les années précédant la conférence de Bretton Woods, White et Robert Triffin (employé de la banque centrale américaine, le Federal Reserve System), effectuent plusieurs missions de conseil dans divers pays d’Amérique latine. Une bonne partie du livre d’Helleiner est consacrée à remettre en lumière l’importance de ces missions et leur rôle précurseur pour l’établissment du système de Bretton Woods. Ainsi, White effectue une mission à Cuba en 1941-42 (durant laquelle il semble avoir mis sur pied la première ébauche de de la Banque mondiale). Robert Triffin effectue quant à lui une mission au Paraguay en 1943-44. Lors de ces missions, les deux hommes encouragent la création de banques centrales dans ces pays ainsi que la création d’une monnaie nationale stable. Ils s’efforcent d’y proposer des mesures afin de stimuler le développement économique et social de ces pays.

Pourquoi les États-Unis se sont-ils intéressés à promouvoir ainsi le développement international à partir des années 1930 ? Selon Helleiner, il s’agissait tout d’abord de repousser la menace nazie (elle était notamment très présente au Paraguay où vivait une importante population allemande), ensuite de favoriser la stabilité politique dans le monde et enfin de servir leur propre intérêt économique. Le développement des pays du Sud était vu comme susceptible de stimuler les exportations et les occasions d’investissement à l’étranger des États-Unis.

Innovantes à bien des égards, ces missions n’ont pas toujours été bien acceptées par les conservateurs et les banquiers américains, soucieux de maintenir leur domination économique sur des pays d’Amérique latine comme Cuba, qui était alors une sorte de protectorat américain. En effet les conseils de White tendaient à permettre à Cuba de se libérer de la tutelle économique américaine, en créant par exemple une banque centrale cubaine contrôlée par l’État. Batista, au pouvoir dans le pays, entreprendra de la mettre en place, mais se heurtera à l’opposition des banques américaines et canadiennes, qui y voient une concurrence. En revanche, la mission de Triffin au Paraguay, influencée par les valeurs du New Deal, aboutit à la création d’une banque centrale dans ce pays, avec l’aide de l’économiste argentin Raul Prebisch [6], que Triffin associe à ce projet. De même, au Guatemala, en août-septembre 1945, Triffin effectue une mission de conseil, suite à laquelle le gouvernement guatémaltèque adopte une législation bancaire et monétaire suivant ses recommandations. Il en va de même au Honduras où la banque centrale fut créée en 1950, suite à une mission de conseil américaine.

Si on peut saluer le caractère progressiste de la plupart de ces missions de conseil menées par White et Triffin en Amérique latine, inspirées par la volonté de favoriser le développement de ces pays, on peut s’étonner à première vue du fait que Triffin accepte l’invitation en mai 1945 du dictateur Trujillo en République dominicaine, pour venir y faire une mission de conseil. Ce type de missions était en fait très courant depuis C. Kemmerer et les money doctors. Elles avaient un objectif diplomatique tout autant qu’économique. À cette époque, la République dominicaine s’était dotée d’un système monétaire fondé largement sur la monnaie américaine et un système bancaire dominé par des banques canadiennes et la banque d’État. Le gouvernement voulait y créer une nouvelle monnaie nationale et transformer sa banque d’État en une banque centrale. En 1947, suite à la mission de Triffin, y est ainsi créée une banque centrale ainsi qu’une nouvelle monnaie. Si Triffin déplore, dans ses correspondances privées, le caractère oppressif du régime, il n’en collabore pas moins avec. On touche là à une ambiguïté de la politique de « bon voisinage » qui se traduit par un soutien des États-Unis à plusieurs dictateurs : Trujillo en République dominicaine, Batista à Cuba, et les Somoza au Nicaragua après l’assassinat de Sandino en 1936.

Un sujet d’actualité

Le travail d’Helleiner restitue les fondements, effectivement « oubliés » par l’historiographie, comme le mentionne le titre de son ouvrage, de la politique de Bretton Woods. Il révèle notamment ses bases progressistes et originales (avec l’idée de stimuler le développement international par des politiques publiques) et centrées sur les pays du Sud, avant que les institutions de Bretton Woods ne se recentrent vers l’Europe dans les années 1950-1960 puis n’adoptent un tournant très libéral. Ce tournant néolibéral suscitera des oppositions de la part des pays du Sud dès les années 1970 (avec leur exigence d’un « nouvel ordre économique international » portée notamment par la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le développement) et dans les années 1980 lorsque beaucoup de pays du Sud seront soumis à des cures d’ajustement structurel, aux conséquences douloureuses pour leurs populations.

Aujourd’hui, face à la crise de confiance que subissent le FMI et la Banque mondiale, les initiatives comme celle d’une « Banque du Sud » initiée en Amérique latine par le Vénézuéla en 2007 [7] ou la récente création de la « Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures » créée en 2014 par la Chine seront-elles en mesure de faire revivre les aspirations initiales de la conférence de Bretton Woods à favoriser un développement économique international au profit des populations du monde entier ? Pour éviter tout schématisme, il faut aussi rappeler que dans les années 1960-70, les institutions de Bretton Woods avaient elles-mêmes vu germer en leur sein de tels courants, avec la perspective cepalienne [8] qui s’était développée à la Banque mondiale dans les débuts de la présidence de Robert McNamara [9], actif président soucieux d’oeuvrer au développement des pays du Sud.

Le livre d’Helleiner propose en tout cas une relecture originale de l’histoire des institutions de Bretton Woods, qui permet de mieux en saisir la complexité sur la longue période historique de leurs plus de soixante-dix ans d’existence.

par Chloé Maurel, le 4 juin 2015

Pour citer cet article :

Chloé Maurel, « Le passé oublié du système de Bretton Woods », La Vie des idées , 4 juin 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Le-passe-oublie-du-systeme-de-Bretton-Woods

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Notes

[1Ex : J. Keith Horsefield, The International Monetary Fund 1945-1965 : Twenty Years of International Monetary Cooperation, 3 volumes (Washington, D.C. : International Monetary Fund, 1969 ; James Harold, International Monetary Cooperation since Bretton Woods, Oxford, Oxford University Press, 1996. Cf. Aussi Benn Steil, The Battle of Bretton Woods. John Maynard Keynes, Harry Dexter White, and the Making of a New World Order, Princeton, Princeton University Press, 2014 ; et Ed Conway, The Summit : The Biggest Battle of the Second World War, Fought Behind Closed Doors, Little, Brown, 2014.

[2Vidéo sur la conférence de Bretton Woods : http://education.francetv.fr/videos/bretton-woods-l-hegemonie-du-dollar-americain-v107374. Vidéo de l’INA sur les accords de Bretton Woods : http://www.ina.fr/video/I11052345

[3Sur le libéralisme intégré, voir John Ruggie, « International Regimes, Transactions, and Change : Embedded Liberalism in the Postwar Economic Order. » International Organization 36(2), 1982.

[4Cf . Kurt Schuller, Andrew Rosenberg,The Bretton Woods Transcripts, Center for Financial Stability, 2014.

[5Dans ce discours, Truman parle du « sous-développement » des pays du Sud et affirme la volonté de les aider à se développer.

[6Raul Prebisch, économiste argentin, a dirigé la CEPAL (commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine) de 1948 à 1964 puis la CNUCED (Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement) de 1964 à 1968. Il est célèbre pour sa thèse sur la dégradation des termes de l’échange et pour sa théorie de la dépendance, affirmant que les pays du Nord, développés, entretiennent les pays du Sud dans le sous-développement.

[7Damien Millet et Eric Toussaint, « Banque du Sud contre Banque mondiale », Le Monde diplomatique, juin 2007.

[8Sous l’influence de la CEPAL, la Commission économique des Nations unies pour l’Amérique latine, dirigée de 1948 à 1964 par Raul Prebisch, qui était devenue sous sa direction un laboratoire d’idées en faveur de l’aide au développement.

[9L’Américain Robert McNamara a présidé la Banque mondiale de 1968 à 1981.

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