Recherche

Essai International

Le modèle social français vu des polders


par Antoine Bevort , le 26 octobre 2010


Vu des polders, le modèle social français semble particulièrement généreux. Pourtant, la comparaison internationale ne se résume pas à la mise en avant d’indicateurs décontextualisés. La comparaison des relations sociales en France et aux Pays-Bas que mène Antoine Bévort amène à relativiser l’expression néerlandaise « Vivre comme Dieu en France ».

Dans le débat sur les retraites, nombre d’analyses pointent l’exception française. La comparaison avec les Pays-Bas semble abonder dans ce sens. Vu des polders, où les partenaires sociaux viennent de conclure un accord pour fixer en 2020 l’âge de la retraite à 66 ans, le débat français illustrerait décidément qu’il fait bon « vivre comme Dieu en France », comme le dit un proverbe néerlandais.

La comparaison est un art difficile [1]. Pour les besoins de la cause, elle est souvent conduite à partir d’indicateurs peu nombreux et isolés de leur contexte. La question de l’âge de la retraite suffit-elle à résumer les différences entre les systèmes de retraite ? Peut-on comprendre la logique d’un système hors du contexte général du modèle social dans lequel il prend place ?

En élargissant la perspective à une palette enrichie d’indicateurs et en intégrant les caractéristiques institutionnelles des systèmes sociaux, les enseignements de la comparaison ne sont pas si évidents et simples que cela. Ils suggèrent des différences qui mettent en évidence que l’exceptionnalité et l’exemplarité du modèle social français ne sont peut-être pas exactement celles que l’on croit.

Quelques données socio-économiques comparées entre les Pays-Bas et la France

Les Pays-BasFranceDifférence PB/F en %
Salaire minimum brut par mois (1-1-2010) 1416,00 € 1343,80 € 5,37
Salaire minimum net par mois (1-1-2010) 1143,00 € 1055,42 € 8,30
Salaire minimum net par heure (1-1-2010) 6,60 € 6,95 € -5,04
Taux d’emploi, 2009, Eurostat 77 % 64,2 %
Durée du travail hebdomadaire légale (F) ou conventionnelle moyenne (NL) 35 h 37 h
Durée moyenne de travail, 2007 1413 h 1559 h
Taux de chômage, avril 2010, Eurostat 4,1 % 10,1 %
Taux de chômage des moins de 25 ans, avril 2010, Eurostat 8,0 % 22,2 %
Taux d’emplois à temps partiels, 2008, Eurostat 47,3 % 16,9 %
Revenu Minimum (RMI-RSA)/ minimum social, 2010
 Personne seule 652,19 € 460,09 € 41,75
 Personne seule avec 1 enfant 913,19 € 690,00 € 32,35
 Couple avec 2 enfants 1304,00 € 1012,00 € 28,85
Pension minimum vieillesse, 2010 11793,57 € 8507,89 € 38,62
Plafond d’indemnisation mensuelle du chômage 2 887,80 € 5 642,90 €
Taux de syndicalisation 2008 (NL, CBS, France, OCDE) 21 % 7,7 %
Journées de grève moyenne 1995-2004 pour mille salariés (Eurostat) 18,19 91,37
Taux de couverture conventions collectives 79 % 98 %
% de personnes ayant confiance dans ses concitoyens, 2008, CBS 64 % 29 %

Travailler en France et aux Pays-Bas

Les indicateurs relatifs à la rémunération, à l’emploi et à la durée du travail donnent une image compliquée des différences entre les deux pays. A priori, il semble qu’il vaut mieux travailler ou chercher du travail aux Pays-Bas. Le salaire minimum mensuel néerlandais est de 8 % plus élevé que le SMIC, mais son montant horaire est inférieur de 5 %. En revanche, la différence des taux de chômage est indiscutable. Selon les données harmonisées d’Eurostat, le pourcentage de chômeurs est de 4,4 % aux Pays-Bas contre 10,0 % en France en juillet 2010. Certes, on peut souligner l’existence d’un salaire minimum jeunes beaucoup plus bas, (dont le montant horaire grimpe de 4,04 € à 15 ans à 11,06 € à 22 ans), mais on observe également un taux de chômage des jeunes moins élevé (22 % contre 8 % en avril 2010). Déconnectées de la durée du temps de travail, ces données occultent toutefois une partie de leur signification.

Le temps de travail est en effet une dimension importante à prendre en considération, quoique là encore la comparaison n’est pas simple. Aux Pays-Bas, il n’y a pas de durée légale hebdomadaire du travail, mais des durées hebdomadaires variables selon les conventions collectives. La semaine de travail d’un salarié à temps plein est en moyenne de 37 heures. Si la semaine de travail est plus longue, l’année est en revanche plus courte, puisque annuellement les Néerlandais travaillent en moyenne 10 % moins d’heures que les Français. C’est le temps partiel qui explique la différence. Si en France cette forme d’emploi est associée dans la majorité des cas à une forme de précarité, un temps partiel subi, elle apparaît aux Pays-Bas davantage comme une modalité d’emploi choisie et acceptée. Le temps partiel participe à l’explication d’un taux d’emploi plus élevé et d’un taux de chômage plus bas. S’il faut souligner que, comme en France, le temps partiel concerne prioritairement les femmes, il concerne également les hommes pour 25 %. L’écart des taux de travail à temps partiel entre femmes et hommes est ainsi de 3 contre 1 aux Pays-Bas contre près de 5 contre 1 en France où près de 30 % des femmes travaillent à temps partiel contre près de 6 % des hommes. À la vue de ces chiffres, il semblerait que le partage du travail par le temps partiel soit une voie plus performante que celle opérée par la réduction légale de la durée du temps de travail pour tous.

Quelques revenus sociaux

La comparaison des prestations sociales est plus simple et plus contrastée. Même si la pension minimum vieillesse et son correspondant néerlandais, la pension dite AOW, Algemene Ouderdoms[verzekerings]wet (loi générale [sur l’assurance] vieillesse), ne sont pas exactement équivalents, ces deux revenus définissent le niveau de vie minimum des personnes de plus de 65 ans dans les deux pays. Le minimum vieillesse néerlandais (qui équivaut en fait à une retraite socle pour toutes les personnes ayant résidé 50 ans aux Pays-Bas depuis l’âge de 15 ans) est de 38 % supérieur à son « équivalent » français, la pension minimum vieillesse. L’écart entre les minima sociaux est proche, le minimum social néerlandais est supérieur de 40 % au RSA socle. La comparaison des plafonds de l’indemnisation du chômage ne va toutefois pas dans le même sens. Le plafond de l’indemnisation du chômage qui en France peut atteindre 5642,90 € par mois culmine à 2887,80 € aux Pays-Bas. En l’occurrence, il y a bien là une exception française ; le chiffre néerlandais est proche du plafond que connaissent la majorité des pays européens. C’est bien entendu un avantage pour les cadres. Une différence de même nature s’observe dans le calcul des indemnités légales et conventionnelles de licenciement qui se calculent en France généralement en nombre de mois de salaires, alors qu’aux Pays-Bas un accord a été conclu pour limiter l’indemnité de licenciement de ceux qui gagnent plus de 75 000 € annuels à un an de salaire maximum.

La logique de l’État social n’est pas la même dans les deux pays : d’un côté des minima sociaux élevés et une compensation limitée du risque de perte d’emploi pour les cadres, de l’autre des minima sociaux moindres, mais une meilleure compensation des risques de perte d’emploi pour les cadres. Dans le modèle des polders, l’État social corrige assez fortement les inégalités des revenus primaires et vise à garantir un haut niveau de couverture sociale à l’ensemble des citoyens. En France, l’État social assure une assez bonne protection sociale, mais indexe nombre des revenus sociaux sur la capacité contributive des salariés, et n’opère qu’une redistribution limitée des revenus.

Négociations et grèves

Les caractéristiques même rapidement brossées de la conflictualité et de la négociation collective éclairent la façon dont ces données sont produites et reproduites. Là encore, il faut se méfier des apparences. A priori, il semble y avoir en France plus de négociations, plus de grèves malgré un nombre moindre de syndiqués. Les données sur le taux de couverture des conventions collectives, selon lesquelles la quasi totalité des salariés français est couverte par un accord collectif sont en fait trompeuses. Il faudrait examiner en détail le contenu des conventions collectives pour creuser ici la comparaison, mais on peut se contenter de faire observer que les conventions collectives néerlandaises assurent toutes un salaire minimum supérieur au smic néerlandais, tandis qu’en France un quart des salaires minima conventionnels est en dessous du SMIC. Aux Pays-Bas, les négociations des conventions collectives scandent au printemps et à l’automne la vie sociale, tandis qu’en France, il est rare que la presse se fasse l’écho des résultats de la (re)négociation d’un accord collectif.

De façon attendue, on fait nettement moins grève aux Pays-Bas qu’en France. Cela pourrait être lu comme la preuve d’une plus grande combativité des salariés et de leurs organisations syndicales en France. Dans ce cas, les précédents indicateurs indiqueraient cependant aussi le relatif échec de ces mouvements. Les données suggèrent une autre hypothèse concernant la relation entre les grèves et les négociations : on fait grève pour sanctionner l’échec d’une négociation aux Pays-Bas, on fait grève pour exprimer des revendications et contraindre les employeurs à ouvrir une négociation en France.

Les institutions de concertation

L’examen des institutions de concertation donne quelque crédibilité à cette dernière hypothèse. Pour bien apprécier les différences en matière de relations professionnelles, on partira des deux organismes qui jouent un rôle central dans la vie sociale néerlandaise : la Fondation du travail et le Conseil économique et social.

En France, il n’existe pas d’institution équivalente à la Fondation du travail, c’est-à-dire une institution paritaire, indépendante, autonome qui exerce une grande influence sur le contenu comme sur les procédures des relations de travail. Ce qui s’en rapproche le plus c’est la CNCC, Commission Nationale de la Négociation Collective, dont l’origine remonte à 1946. La Fondation du travail, créée également juste après la Libération, réunit huit représentants des trois organisations patronales et huit représentants des trois organisations syndicales. La composition de la CNCC est tripartite, comprenant deux fois dix-huit représentants pour les organisations patronales et syndicales, complétés par trois sièges réservés aux ministres du Travail, de l’Agriculture et de l’Économie (ou à leur représentants).

Comme l’institution néerlandaise, le CNCC émet des avis sur les lois concernant les négociations collectives et les déclarations d’extension des conventions collectives, mais elle n’obéit pas au même mode de fonctionnement et n’a pas la même autorité. Les pouvoirs publics sont non seulement présents, certes de façon minoritaire, mais c’est le ministre du Travail qui préside la commission, alors que la Fondation du travail est dirigée par deux présidents, patronal et syndical, qui exercent à tour de rôle leur fonction pendant un an. Les avis du CNCC ont par ailleurs peu d’influence sur les lois, alors que ceux de la Fondation du travail s’imposent pour ainsi dire au gouvernement. Le CNCC n’est ni une arène importante dans le débat public, ni une institution importante dans la procédure de décision. Sa composition et son rôle ont beaucoup à voir avec le rôle plus modeste de la négociation collective qui ne régule pas les relations de travail de façon aussi déterminante qu’aux Pays-Bas.

Apparemment, le Conseil économique et social (SER) néerlandais a son équivalent dans l’institution française du même nom, (d’ailleurs devenu CESE depuis 2008 par l’ajout de « et environnemental »), mais ce n’est qu’une apparence. Face au SER tripartite de 33 membres, le CESE français est une instance multipartite assez pléthorique de 233 membres, dont 69 représentants des syndicats, et 65 des organisations d’employeurs, complétés par les représentants de 16 autres groupements sociaux, parmi lesquels 70 sont nommés par le gouvernement. Le nombre n’empêche d’ailleurs pas la sous-représentation des femmes et des jeunes.

Le CESE français est très représentatif du contraste entre le foisonnement des institutions et des discours sur la participation et concertation d’une part, et le faible poids du point de vue des partenaires sociaux dans l’action publique, d’autre part. Si le CESE joue un rôle plus important que le CNCC dans le débat public dont il peut être considéré comme une des arènes, ses délibérations et avis sont d’une influence sans commune mesure avec celles de leurs collègues néerlandais. Aucune loi sociale ne peut être soumise au Parlement néerlandais sans un avis positif du SER, ce qui n’est nullement le cas en France.

Le SER a d’ailleurs été cité comme modèle pour une réforme du CES dans le rapport Chertier (2006) [2]. Outre la confusion qui règne dans la tour de Babel des instances de concertation, le rapporteur avait souligné l’imprécision et la redondance de leurs attributions, l’absence de transparence dans leur fonctionnement, les jugeant dans leur ensemble inefficaces et coûteuses. Dominique-Jean Chertier proposait de donner un rôle central au Conseil économique et social dans le processus de concertation comme c’est le cas aux Pays-Bas. Pour assurer ce rôle, il préconisait de renforcer son caractère représentatif en modifiant sa composition et de changer ses modes de fonctionnement. Cette institution n’est cependant pas prête à être réformée en l’absence d’une réelle volonté politique décidée à se confronter aux multiples groupes qui se ligueront pour empêcher la perte de leurs sièges et de la reconnaissance symbolique et monétaire qui les accompagnent.

Le rôle des pouvoirs publics

Les différences entre les deux systèmes institutionnels de concertation se reflètent dans le rôle des pouvoirs publics dont les modalités de délibérations et de décisions sur le sujet des retraites résument bien les spécificités de chaque pays.

La façon dont la question des retraites a été négociée et décidée est de ce point de vue paradigmatique. Aux Pays-Bas, la recherche d’un compromis sur la réforme du système des retraites a été difficile, mais après l’échec d’un accord au SER en 2009, le gouvernement a dû attendre qu’un accord soit trouvé entre les partenaires sociaux en juin 2010, au sein de la Fondation du travail, pour élaborer un projet de réforme très voisin. En France, la réforme est un des points principaux de l’agenda social depuis de longues années, et plus particulièrement depuis le début de l’année 2010 pour le gouvernement comme pour les partenaires sociaux. Mais c’est le gouvernement qui a l’initiative de la réforme et la décision finale. Il n’y a pas eu de délibération entre les partenaires sociaux pour élaborer leurs propositions. Le ministre du Travail a fait de la concertation, mais en aucune façon il n’y a eu de négociation, ni entre les partenaires, ni avec les pouvoirs publics. La concertation s’est limitée pour l’essentiel à demander l’avis des organisations syndicales et patronales, à compter les grévistes et les manifestants, et à analyser les sondages d’opinion. Depuis juillet 2010, les principales lignes de la réforme sont arrêtées pour n’être plus qu’amendables à la marge en fonction du rapport de forces que les syndicats pourraient créer dans la rue. Ni la CNCC, ni le CESE n’ont joué un véritable rôle dans les délibérations. Aux Pays-Bas, on ne peut prendre de décision sans un accord au sein de la Fondation du travail et du SER.

L’accord sur les retraites conclu aux Pays-Bas en juin 2010 a illustré une caractéristique clef du système socio-politique néerlandais : le gouvernement de coalition n’a pu soumettre son projet de réforme au Parlement qu’après que les partenaires sociaux ont conclu un accord sur la question. On est à mille lieues du système français, où l’on ignore et la possibilité d’un gouvernement de coalition, et la conclusion de pactes entre les organisations syndicales et patronales, comme l’idée que les partenaires sociaux pourraient jouer un rôle moteur dans les transformations de l’État social. La fusion de l’ANPE et de l’UNEDIC, décidée et votée contre l’avis unanime des partenaires sociaux, n’est qu’un autre exemple d’une tradition politique sans cesse renouvelée, que la réforme des retraites n’a fait que confirmer.

Le mode français de décision ne se soucie guère de l’existence d’un soutien social à l’action publique. L’idée que les organisations de la société civile peuvent participer à l’élaboration des compromis politiques, rendre ceux-ci plus conformes aux attentes des citoyens, et donc plus légitimes, est étrangère au modèle politique français. L’exécutif se contente de la mesure approximative des sondages d’opinions, et ne recule que sous la contrainte de la rue, comme pour le CPE en 2006. Le modèle néerlandais est l’exact opposé de la tradition française selon laquelle les instances politiques ont le rôle dirigeant sur tous les terrains, et selon laquelle la majorité du Parlement peut imposer sa loi à la minorité en toute occasion.

Le fameux accord de Wassenaar conclu en 1982 au sein de la Fondation du travail aux termes duquel les syndicats, après avoir été menacés d’une politique de contrôle des salaires par l’État, ont accepté une modération salariale négociée en contrepartie d’une réduction du temps de travail, un tel accord est impensable en France. Un an plus tard, le gouvernement français décidait le tournant de la rigueur sans chercher de soutien auprès des syndicats. N’ayant le choix que de se soumettre ou de protester en vain, la crédibilité des syndicats est entamée. Ce contexte a probablement contribué à accentuer l’hémorragie des effectifs syndicaux qu’ont connu tous les syndicats français dans les années 1980.

Les analyses d’Arendt Lijphart (1999) [3] apportent une bonne compréhension de la différence entre la démocratie majoritaire française et la démocratie de consensus néerlandaise. Le modèle des polders avec son pluripartisme, ses gouvernements de coalition, sa représentation proportionnelle et le dialogue social, se caractérise par le partage du pouvoir entre les différents groupes sociaux [4]. La démocratie majoritaire française se caractérise par la centralisation du pouvoir au niveau national, la primauté des instances exécutives, le droit de la majorité et la faiblesse du dialogue social.

Les modèles face à la crise

Les Pays-Bas pas plus que la France n’ont échappé aux secousses de la crise économique et financière déclenchée en 2008. On a souvent tendance à juger de la crise d’un modèle dès que des problèmes se manifestent, or un modèle se signale aussi, et peut-être surtout, par la façon dont il affronte les difficultés. C’est par mauvais temps que l’on peut juger de la solidité d’un navire. C’est bien dans la façon dont le modèle affronte les problèmes qu’il signe son originalité et sa résilience.

Dans la tempête de la crise financière, les deux pays offrent une nouvelle illustration de leurs différences. En France, en période de crise, les partenaires sociaux ont encore moins d’influence, et les divergences entre les organisations syndicales et patronales, comme entre les oppositions politiques ont tendance à se développer. Aux Pays-Bas, où ils conservent, voire accroissent leur rôle, les partenaires sociaux se retrouvent « ensemble face à la crise », comme le dit le titre d’une publication de la Fondation du travail [5]. L’opposition déjà soulignée au début des années 1980 se répète. Aux Pays-Bas, la réponse à la crise financière s’est traduite par un accord entre les partenaires sociaux sur le chômage à temps partiel. Cet accord prévoit que les entreprises rencontrant des difficultés peuvent réduire le temps de travail de 20% minimum à 50% maximum. L’employeur doit payer les heures travaillées et le salarié est indemnisé pour les heures non travaillées. L’accord vise à permettre aux entreprises de garder leurs salariés pour éviter des départs dus à des difficultés temporaires, et aux salariés de conserver leur contrat de travail même s’ils sont pour un temps au chômage. Pour pouvoir bénéficier de ces dispositions, les représentants des salariés et l’employeur doivent conclure un accord à un niveau décentralisé. L’accord peut prévoir un complément partiel ou total de l’indemnisation du chômage. Les mesures sont valables jusqu’au 1er juillet 2011, selon le pourcentage de salariés faisant appel ou si le plafond des dépenses est atteint. Aux Pays-Bas, on a tendance à attribuer à cet accord la bonne résistance à la crise. En France, où la politique du « travailler plus pour gagner plus » est prise à revers par la crise économique et financière, aucun compromis politique, ni aucun accord collectif ne sont venus corriger cette orientation.

État-providence et solidarité

Pour autant, ni les Pays-Bas ni la France ne sont épargnés par les tensions que provoque la crise. Comme les autres pays européens, ils sont confrontés à un clivage croissant entre les salariés bien protégés et ceux qui sont exposés aux aléas économiques et sociaux, au développement d’un système dual qui distingue assez fortement la condition salariale des insiders et celle des outsiders [6]. On peut se demander si les transformations des conditions de travail, les réformes des retraites et des systèmes de sécurité sociale ne creusent pas la segmentation du marché du travail et n’ébranlent pas la solidarité entre les salariés, un des principes qui est à la base des États providences européens.

Le débat sur les carrières longues et la prise en compte de la pénibilité dans les retraites traduisent bien les limites de la solidarité entre les salariés. Aux Pays-Bas, le dernier accord sur les retraites prévoit de faire dépendre l’âge de la retraite de l’espérance de vie, mais celle-ci est très différente selon les catégories de salariés. Il semble qu’on a conclu qu’il n’était pas nécessaire de prévoir une réglementation spécifique pour les carrières longues et les métiers pénibles. Les salariés effectuant des travaux pénibles garderont la possibilité en 2020 de partir à la retraite à 65 ans au lieu de 66 ans, mais en subissant une décote de 6,5 %. On a laissé à des accords de branche et d’entreprise le soin de conclure des règles spécifiques pour les carrières longues et/ou pénibles. Mais dans quelle mesure y aura-t-il des accords ? De ce point de vue, il y a peu de différences avec la réforme française.

Il en va de même pour les salariés précaires qui en France comme aux Pays-Bas se multiplient et ont du mal à faire entendre leur voix. Aux Pays-Bas, mille agents d’une entreprise de nettoyage ont dû faire grève au printemps 2010 pendant neuf semaines pour obtenir une nouvelle convention collective. Dans les deux pays, de nombreux immigrés subissent de la part de leurs employeurs des fraudes diverses à grande échelle, comme le non respect des salaires minima légaux ou conventionnels, ainsi que l’inspection du travail néerlandaise l’a constaté dans un rapport publié en juin 2010 concernant les entreprises de culture de champignons.

Leçons à tirer de cette comparaison

Les comparaisons plus approfondies éclairent de façon utile les références un peu rapides aux modèles étrangers. Vues de France, la réforme des retraites néerlandaise est assez incompréhensible pour les défenseurs de la retraite à 60 ans, de même que les procédures de décisions à la française sont inimaginables vues des Pays-Bas. Resituées dans leur contexte, les logiques de deux modèles sont plus évidentes, même si on peut s’interroger sur les raisons de leurs différences.

En effet, pourquoi les parties syndicale et patronale de la Fondation du travail s’accordent-elles pour prôner la « lutte quand on peut, l’unité quand il faut », alors que leurs équivalents français pratiquent plutôt l’inverse ? De nombreuses publications cherchent à expliquer les différences sociétales. Les uns renvoient aux cultures, mais d’où proviennent les différences culturelles ? D’autres insistent sur l’histoire. Le passé aide à comprendre le présent mais cela ne clôt pas la discussion. Pourquoi observe-t-on des changements ? L’importance des institutions dans le fonctionnement des sociétés est soulignée par de nombreux travaux. Si les sociétés contemporaines ont de profondes racines historiques, les institutions nouvelles de l’après seconde guerre mondiale comme la Fondation du travail et le SER, aux Pays-Bas, ou les comités d’entreprise, les nationalisations ou encore la planification en France, ont marqué une rupture avec le passé et amorcé des dynamiques sociales nouvelles qui ont plus ou moins profondément transformé les traditions sociales.

Dans l’opposition entre la France et les Pays-Bas, les styles de relations professionnelles jouent un rôle important. Les pyramides hiérarchiques françaises ne se régulent pas comme les polders néerlandais. Les unes privilégient l’autorité des sommets et les processus top-down, et jouent des rapports de force pour réguler les désaccords, les autres reposent sur la concertation et les processus bottom-up et font confiance à la négociation pour résoudre les désaccords. Les deux formes de régulations ne produisent pas les mêmes dynamiques. Le rapport de forces ne régule pas les relations comme la négociation. S’il est difficile d’isoler la contribution d’un système de relations professionnelles dans les performances économiques globales d’un pays, on peut attribuer à la régulation négociée une part importante de la plus grande équité sociale du modèle des polders. Le rôle central des institutions comme la Fondation du travail et le SER dans les procédures de décision favorise la confiance dans l’action publique et donne plus de légitimité aux choix politiques. Aucun syndicat français ne publierait, comme l’a fait pendant l’été 2010 un syndicat de fonctionnaires néerlandais, les résultats d’une enquête selon laquelle il y a trop de fonctionnaires aux Pays-Bas. Indépendamment de sa véracité, l’expression syndicale publique d’un tel point de vue montre que les Néerlandais ont suffisamment confiance dans leur système pour qu’ils puissent développer un tel constat sans craindre qu’on s’en saisisse pour décider sans délai des suppressions à la hache des postes de fonctionnaires.

Dans Le Monde du 3 septembre 2010, Philippe Le Cœur, à partir d’une comparaison plus générale avec l’Allemagne, se demandait si le modèle social ne freinait pas la reprise économique en France. En réalité, en comparaison avec les pays nordiques de l’Europe, le modèle social français constitue un frein, non parce qu’il serait trop généreux, mais du fait de ses procédures délibératives et décisionnelles. Contrairement à ce que suggère le proverbe néerlandais, la providence française apparaît in fine bien peu divine, en tout cas mal partagée.

par Antoine Bevort, le 26 octobre 2010

Aller plus loin

 sur le CESE, voir l’article de Michel Noblecourt dans Le Monde, « L’assemblée fantôme de la république »

Pour citer cet article :

Antoine Bevort, « Le modèle social français vu des polders », La Vie des idées , 26 octobre 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Le-modele-social-francais-vu-des

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Lire à ce propos le texte de Jean-Claude Barbier «  À la recherche de l’Europe sociale  » publié dans La vie des idées.

[2Dominique-Jean Chertier, Pour une modernisation du dialogue social, Rapport au premier ministre, Paris, La Documentation française, 2006.

[3Arendt Lijphart, Patterns of Democracy, Government Forms and Performance in Thirty-Six countries, New Haven and London, Yale University Press, 1999.

[4Le nouveau gouvernement de droite soutenu par une formation de la droite extrême populiste, installé aux Pays-Bas depuis la mi-octobre, marque probablement une menace pour la démocratie de consensus. À l’heure où ces lignes sont écrites, il est cependant trop tôt pour se prononcer sur le devenir du modèle des polders.

[5Stichting van de Arbeid. 65 jaar Stichting van de Arbeid, Samen doen wat mogelijk is. Stichting van de Arbeid, Den Haag, 2010.

[6Bruno Palier, A Long Goodbye to Bismarck  ? The Politics of Welfare Reform in Continental Europe, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2010.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet