Settling for Less s’ouvre sur la conférence de Bandung. Convoquée en 1955 par le président indonésien, la conférence rassemble des leaders de pays africains et asiatiques nouvellement libérés de la tutelle de l’Europe. Y participent d’illustres militants anticoloniaux comme l’Indien Jawaharlal Nehru et l’Égyptien Gamal Abdel Nasser. Déclarant leur opposition à « l’assujettissement des peuples et à la domination étrangère », les participants proclament le droit de tous les peuples à l’autodétermination. Telle est l’image qu’on a retenue de cette conférence.
Ce qu’on a oublié, montre McNamee, c’est que l’Indonésie l’a organisée pour soutenir ses propres prétentions sur la moitié ouest de l’île de Nouvelle-Guinée, la Papouasie Occidentale. En 1955, la Papouasie Occidentale reste sous le contrôle des Pays-Bas, mais l’Indonésie en revendique ouvertement la souveraineté. En appelant tous les peuples d’Afrique et d’Asie à libérer la Papouasie occidentale de la domination néerlandaise, le président de l’Indonésie tente de renforcer la légitimité de sa tutelle sur les terres et les vies papoues. En 1963, la Papouasie Occidentale devient officiellement une province d’Indonésie. La politique de Jakarta a depuis entraîné la mort de dizaines de milliers d’autochtones et établi 300 000 agriculteurs de ses îles centrales sur leurs terres. Les Papous sont désormais une minorité sur une grande partie de leurs terres ancestrales.
Par cette référence à la conférence de Bandung, McNamee montre que le renoncement de l’Europe à ses revendications territoriales aux quatre coins du monde n’a pas mené sur place à l’autodétermination autochtone. Plutôt, les indépendances ont reconstitué un nouvel ensemble de relations néocoloniales répressives, qui a laissé quasi intacte la répartition des richesses mondiales. Cette proposition donne une nouvelle impulsion aux études sur la colonisation par « l’occupation », une des traductions maintenant admises de l’anglais « settler colonial studies » [1]. Moins connues en science politique francophone que dans les pays dont elles sont originaires, surtout l’Australie, les États-Unis, la Nouvelle-Zélande et le Canada, ces études portent sur la colonisation des terres et des vies autochtones par les États coloniaux [2].
Les déterminants de la colonisation
L’ouvrage cherche à identifier les conditions sous lesquelles les métropoles adoptent la colonisation d’occupation comme mode privilégié de relation avec les peuples autochtones partout dans le monde. Pour McNamee, la colonisation d’occupation dépossède les Autochtones de leurs terres et installe sur ces mêmes terres des colons issus d’un groupe ethnique majoritaire dans la métropole colonisatrice. Elle constitue une solution alternative à la politique génocidaire, trop coûteuse pour les États sur le plan économique et humain. McNamee souligne qu’elle permet d’atteindre les mêmes objectifs : celui d’accaparer les terres et ressources sous contrôle autochtone.
Selon l’auteur, les déterminants de la colonisation par l’occupation sont au nombre de deux. Le premier est la disponibilité et la volonté de colons de s’installer sur les terres autochtones revendiquées par les métropoles coloniales. De l’avis de McNamee, la colonisation d’occupation ne réussit que lorsque l’État colonial et les colons s’allient pour occuper les terres autochtones, souvent en périphérie des empires coloniaux. Une proposition originale du livre consiste d’ailleurs à soutenir que cette condition sera de plus en plus difficile à remplir. À mesure que les populations mondiales s’enrichissent et, en même temps, s’urbanisent, la volonté de colons de s’établir sur des terres loin des centres économiques pour adopter un mode de vie basé sur la subsistance s’amenuise. La colonisation par l’installation s’achèverait donc, faute de colons — d’où le titre du livre (Settling for less) qui suggère que les États devront désormais se contenter de moindres espaces en raison du contexte économique. D’ici là, seuls les États les moins industrialisés et urbanisés ont les moyens de réaliser leur projet d’occupation par les colons [3].
Le deuxième déterminant de la colonisation par l’occupation est ce que l’auteur nomme la « sécurité territoriale ». S‘il ne le définit pas explicitement, ce concept renvoie à l’aspiration des gouvernements de ne se heurter à aucune résistance dans ses revendications territoriales. Pour illustrer ce concept, notons que les revendications territoriales chinoises sont vivement contestées par les Ouïgours et les Tibétains, ce qui classe la Chine au rang des pays en situation de faible sécurité territoriale. Selon sa typologie, McNamee prévoit que les États en situation de « sécurité territoriale forte » (par exemple le Canada contemporain vis-à-vis des autochtones qui vivent sur le territoire qu’il revendique) adoptent pour politique l’assimilation autochtone. Ceux qui vivent avec une sécurité territoriale « moyenne » adoptent plutôt la colonisation par l’établissement de colons. Une forte atteinte à la sécurité territoriale peut enfin provoquer la perpétration d’un génocide, comme dans le cas de l’Indonésie en Papouasie Occidentale. Cette typologie soulève cependant plus de questions qu’elle n’en élucide. Qu’est-ce qui fonde les revendications territoriales contestées du point de vue des autorités gouvernementales colonisatrices ? Sont-elles légitimes si on considère les revendications territoriales concurrentes, souvent autochtones ? La proposition semble prisonnière des termes qui la cadrent.
Le Sud cacherait-il le Nord ?
La limite la plus importante de l’étude réside néanmoins ailleurs. Précisant l’ambition théorique du livre, l’auteur affirme que sa théorie à deux facteurs explique la colonisation d’occupation, quel que soit le cadre géographique, ethnique ou temporel dans lequel elle se matérialise. McNamee dépasse les cas d’étude classiques comme l’Australie et les États-Unis pour se tourner vers la colonisation indonésienne de la Papouasie Occidentale et la colonisation chinoise du Tibet et du Xinjiang (littéralement, « nouvelle frontière »), satisfaisant ainsi les grandes aspirations théoriques du livre. Le chapitre 7 compile d’ailleurs des cas d’étude issus de plusieurs continents pour vérifier par le moyen de régressions statistiques certaines des hypothèses structurantes de l’ouvrage. On y trouve par exemple des données sur la colonisation des Rohingyas par la Birmanie, des Somalis en Éthiopie et des Turcs en Grèce.
À partir de sa définition de la colonisation d’occupation comme procédant par l’installation de colons aux abords de frontières à défendre, l’ouvrage définit les « autochtones » comme des groupes ethniques colonisés qui sont soit (i) des groupes minoritaires pris en défaut de loyauté envers la métropole coloniale, (ii) des minorités par ailleurs liées à un groupe qui domine un État étranger [4] ou (iii) des minorités habitant des régions riches en ressources naturelles convoitées par la métropole. Cette définition, qui renvoie directement aux facteurs d’explication de la colonisation, présente une certaine circularité, mais elle occulte aussi le rapport territorial historique ou original dont se réclament généralement les autochtones dans leur manière de se définir eux-mêmes. Ce problème de définition met d’ailleurs en relief l’absence de voix autochtones dans tous les chapitres de l’ouvrage. Que pensent les Papous des facteurs d’explication de la colonisation indonésienne, les Ouïgours de la colonisation chinoise ? Malgré leur essor puissant, les études autochtones ne figurent nulle part dans l’ouvrage.
Finalement, l’attention que porte McNamee à la colonisation par les pays du Sud sur les pays du Sud, aussi éclairante qu’elle soit, occulte la colonisation des pays du Nord qui s’inscrit dans la très longue durée. L’ouvrage ne comporte que très peu de références à la dépossession reconduite des peuples autochtones toujours enfermés dans les frontières coloniales du Canada, des États-Unis et de l’Australie. Proposition encore plus troublante, McNamee affirme que la colonisation a cessé dans les pays du Nord depuis que, notamment, les États-Unis ont retiré leurs revendications territoriales sur les Philippines. Les ont-ils aussi retirées d’Hawaii, de Puerto Rico, de Guam et, plus largement, de toutes les terres autochtones continentales sur lesquelles l’État colonial américain est bâti ? La décolonisation, soutiennent Eve Tuck et K. Wayne Yang, dans un article phare, ne sera accomplie qu’une fois que toutes les terres autochtones auront été restituée [5]. Associée à une définition contestable de la colonisation et des autochtones, la proposition de McNamee risque finalement de disculper les pays du Nord des politiques génocidaires qu’elles ont adoptées dans les derniers siècles.
Lachlan McNamee, Settling for Less : Why States Colonize and Why they Stop. Princeton, Princeton University Press, 2022, 256 p.
Pour citer cet article :
Éléna Choquette, « Le colonialisme vu d’Asie »,
La Vie des idées
, 22 mai 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://mail.laviedesidees.fr/Le-colonialisme-vu-d-Asie-5732
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