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Recension Société

La mère : apprentie, avertie, émancipée

À propos de : Séverine Gojard, Le métier de mère, La Dispute.


par Christophe Giraud , le 30 avril 2012


Séverine Gojard enquête sur l’apprentissage par les mères des pratiques de soin aux jeunes enfants. Elle propose une sociologie de la prise de conseil qui révèle trois modèles de maternité, et quelques-unes des ficelles d’un métier que les femmes doivent cumuler avec nombre d’autres.

Recensé : Séverine Gojard, Le métier de mère, Paris, La Dispute, coll. Corps et santé, déc. 2010, 222 p., 21 €.

Au moment de la naissance des enfants et dans les premières années de la vie de ceux-ci, les femmes sont particulièrement mobilisées. Ce sont elles qui, bien plus les hommes, se chargent de l’alimentation et plus généralement des soins aux nourrissons s’appuyant à la fois sur leur expérience propre et sur les conseils qu’elles vont glaner dans leur famille ou auprès de spécialistes de la petite enfance. Ces pratiques ainsi que leur apprentissage sont le cœur de ce « métier de mère » analysé par Séverine Gojard. Le propos de l’auteur s’inscrit à l’articulation d’une sociologie de la socialisation et d’une sociologie de la réception des normes : les apprentissages de la mère pendant son enfance, ceux réalisés pendant sa scolarité, ou pendant ses premières années dans le monde professionnel vont servir de cadre explicatif au processus d’apprentissage des pratiques de soin aux enfants, aux normes familiales et savantes relatives à la petite enfance auxquelles elles sont confrontées en permanence. L’auteur reprend, quarante ans après, le travail de Luc Boltanski sur la transmission des règles de puériculture en fonction de la classe sociale [1].

Le propos s’appuie sur plusieurs enquêtes menées principalement par l’auteur d’abord dans le cadre de sa thèse de doctorat [2] (1998) puis par la suite dans le cours de son travail sur l’alimentation au sein de l’INRA : une enquête statistique réalisée en 1997 parmi les allocataires de la CAF du Val de Marne, donnant des indications statistiques de cadrage sur les pratiques de soins aux jeunes enfants ; une enquête qualitative menée auprès de 26 jeunes femmes en région parisienne. Les données statistiques ayant donné lieu à d’autres publications, l’enquête statistique a finalement été peu mobilisée dans le texte lui-même qui privilégie l’analyse des cas singuliers tirés des entretiens. Le corpus retenu dans l’enquête qualitative est celui de jeunes mères de tous milieux sociaux ayant un ou plusieurs enfants et contactées par le biais de la PMI à laquelle elles ont recours pour leur plus petit enfant. L’analyse longitudinale de l’apprentissage des pratiques de soin d’une naissance à une autre était donc envisagée dès le début de l’enquête. L’analyse des entretiens, faite de façon minutieuse, est très attentive aux propriétés sociales des mères ainsi qu’aux conditions de déroulement et la dynamique des entretiens.

La maternité est vécue comme une situation de transformation profonde. Se référant à Anselm Strauss, l’auteur explique combien les jeunes mères au moment de la naissance se trouvent dans une situation de tournant biographique, où elles doivent trouver de nouveaux repères, de nouvelles règles de conduite. Elles peuvent alors avoir recours à plusieurs sources de conseils : leur propre expérience en matière de soins aux enfants qu’elles ont pu acquérir pendant leur enfance en s’occupant d’un frère ou d’une sœur plus jeune ; la famille, c’est-à-dire leur mère ou une sœur ayant déjà connu cette expérience de la maternité (et au sens large les amies mais leur rôle est finalement peu analysé dans le livre) ; les professionnels de la petite enfance ; les ouvrages de spécialistes de la petite enfance. Les trois premiers chapitres du livre traitent successivement de ces trois sources de conseil (famille, professionnels, supports écrits) auxquelles les mères peuvent avoir recours.

Trois modèles

Le premier chapitre traite de la « transmission familiale » c’est-à-dire de « la circulation de savoir-faire ou de conseils de la famille » relatifs aux soins aux nourrissons. Il s’agit non seulement des savoir-faire acquis pendant l’enfance quand on a eu à s’occuper de frères et sœurs plus petits mais aussi des conseils demandés à un parent. L’auteur montre combien la réception des conseils familiaux est dépendante de la position et de la trajectoire sociale des mères. Les mères de milieu populaire ont plus souvent que les femmes de milieu supérieur une expérience de soin antérieure à leur première maternité. Elles mentionnent également plus souvent que les secondes leur mère comme source principale de conseil. Il est intéressant de noter que le recours à la mère n’a pas la même portée selon le milieu social : dans les milieux supérieurs les conseils d’origine familiale et les conseils d’origine médicale peuvent converger dans la mesure où la culture des milieux supérieurs est proche de cette culture savante dispensée par les professionnels. Les milieux populaires sont davantage confrontés à une divergence entre les deux sources de conseils. Le recours à la mère et à l’expérience personnelle est alors analysé comme une forme de protection contre la sphère des professionnels, une sorte de contre-handicap utilisé par les milieux populaires pour s’opposer à la légitimité professionnelle. Par cette idée de ressources propres au milieu populaire, l’auteur essaie d’échapper au dilemme entre misérabilisme et populisme dans l’analyse des cultures populaires [3].

L’analyse de cas montre que cette « transmission familiale » fonctionne d’une manière singulière : les conseils donnés par les différents membres d’une famille lorsqu’ils sont sollicités (y compris par les belles-mères) sont loin d’être cohérents entre eux. La mère qui se réfère à un « modèle familial » doit donc choisir souvent entre les différentes versions des bonnes pratiques livrées par les proches. C’est une transmission où la mère doit choisir ce qu’elle va écouter et se réapproprier. C’est également une « transmission » évolutive puisque certaines proches peuvent devenir au fil des naissances moins centrales pour les conseils par rapport à d’autres. Certaines trajectoires d’ascension sociale peuvent contribuer à discréditer les conseils d’une grand-mère de milieu populaire, mais le plus souvent il est difficile de voir les logiques de choix entre les différentes proches : la proximité ressentie par une mère vis-à-vis de sa propre mère ne se réduit pas à une distance sociale. Le type d’éducation subi par la mère pendant sa petite enfance (très autoritaire, laissant beaucoup d’autonomie…), type lui-même socialement situé, et plus ou moins en décalage avec les normes éducatives actuelles, aurait pu être plus systématiquement analysé.

À l’issue de ce premier chapitre, trois modèles en matière de prise de conseil sont définis : un modèle « au feeling » qui insiste sur la spontanéité dans la pratique et le refus de suivre des influences dominantes et qui semble surtout présent chez les mères des classes supérieures qui ont eu une expérience en matière de soins aux enfants avant leur première naissance ; un modèle « à l’ancienne », où l’accent est mis sur le suivi des méthodes qui ont fait leurs preuves au fil des générations et qui est plutôt le propre des mères de classes populaires ; un modèle « à la lettre » qui se définit par le recours et l’application stricte des conseils des spécialistes de la petite enfance et une dévalorisation des conseils familiaux qui semble plus propre aux mères de classes supérieure sans expérience enfantine antérieure ou des mères en situation d’ascension sociale.

L’inégal recours aux professionnels

Les deux chapitres suivants traitent du recours des mères aux conseils des professionnels de la petite enfance (chapitre 2) et aux livres ou aux revues de puériculture (chapitre 3), c’est-à-dire au rapport à une légitimité savante. Au cœur de ces règles et de leur application se joue une certaine définition des compétences maternelles qui constitue un fort encouragement à leur adoption.

Les mères de milieu populaire vont à nouveau s’opposer à celles de milieu supérieur de même que les mères sans expérience vont s’opposer aux mères expérimentées dans leur petite enfance. On retrouve à chaque fois une même opposition entre des mères de milieu populaire qui fonctionnent essentiellement à « l’expérience », avec pour critère central que les conseils fonctionnent effectivement, et des mères de milieu supérieur (sans expérience) qui ont un rapport très scolaire aux conseils qui leur sont donnés. Le fait d’avoir eu une expérience antérieure de soins aux enfants permet d’intérioriser certaines normes et de les suivre sans y penser, donc d’avoir un rapport moins scolaire aux conseils des spécialistes, quel que soit le support.

Ainsi en matière de recours à un professionnel de la petite enfance, les mères de milieu populaire ont une posture de validation pratique : elles recherchent ponctuellement une aide, un conseil auprès d’un spécialiste pour résoudre un problème spécifique. Les mères de classes supérieures suivent une logique de légitimité scientifique en cherchant à valider leurs pratiques par les professionnels les plus proches de la culture savante. Même leur rapport au conseil est différent : les mères de milieu populaire essaient de valider l’efficacité d’une pratique, d’une solution ; les mères de milieu populaire essaient de faire ce qui doit être fait.

Le recours aux livres ou aux revues de puériculture oppose à nouveau les mères de milieu populaire qui ont une approche presque romanesque de ces livres de puériculture, recherchant des cas, des faits d’expérience, aux mères de milieu moyen et supérieur qui ont une approche technique ou pragmatique de ces supports écrits. L’usage de ces dernières est plus conforme à l’objectif de ces ouvrages alors qu’il est davantage détourné dans le cas des mères de milieu populaire. Les mères disposant d’une expérience du soin aux enfants avant leur première maternité s’opposent ici à celles qui sont dépourvues d’expérience : les premières utilisent très peu les supports écrits, alors que les secondes en ont un usage, une fois encore, plutôt romanesque. La logique des mères de milieu populaire ou expérimentées est donc une logique d’enracinement dans une logique de l’expérience, de l’expérimentation avec un critère central de recherche d’efficacité.

Au final, les mères « au feeling », font appel conjointement aux spécialistes et aux conseils familiaux et utilisent les manuels de puériculture sur un mode romanesque, les mères « à la lettre » font souvent appel aux spécialistes, développent un recours technique aux manuels de puériculture et laissent de côté les conseils familiaux, alors que les mères « à l’ancienne » font appel aux spécialistes de façon prudente, pour trouver des solutions pratiques si les conseils familiaux n’ont pas été efficaces et ont un usage romanesque des manuels de puériculture.

Quand le métier vient

Le chapitre 4 traite de l’évolution des conseils et des pratiques de soins aux nourrissons au fil des naissances. L’évolution des pratiques et de la structure des conseils est difficile à interpréter : comme les normes en matière de puériculture ont changé souvent entre le premier enfant et le dernier né (avec une progression du taux d’allaitement) ne pas changer de pratique c’est finalement prendre de la distance par rapport au discours savant. Changer de pratique peut s’appuyer sur une même structure de prise de conseil et renvoyer à une faible autonomie par rapport aux discours savants. Dans tous les cas, on constate une tension entre les compétences acquises par l’expérience personnelle et les nouvelles normes de puériculture qui se mettent en place. Toutes les trajectoires d’évolution sont constatées dans l’enquête : certaines mères font évoluer leurs pratiques au sein d’un même cadre (familial ou professionnel), certaines mères peuvent changer de cadre de conseils (en prenant de la distance par exemple avec le discours savant). Ce qui est central c’est que pour bon nombre de mère, il y a une « modification dans la perception des enjeux associés à l’alimentation dans la prime enfance qui peut à son tour modifier le recours aux sources de conseil ».

Une distinction centrale est établie dans ce chapitre pour comprendre le rapport aux normes savantes : un rapport technique aux normes de puériculture c’est-à-dire que les mères souhaitent en suivant ces normes obtenir un résultat concret, efficace, la résolution d’un problème particulier ; un rapport moral aux normes de puériculture où les mères suivent les règles de puériculture pour être en conformité avec elles, tout manquement provoquant une réprobation de la part des professionnels de la petite enfance. Le rapport technique aux normes de puériculture est assez proche du modèle familial alors que le rapport moral est proche du modèle savant. Or, au fil des naissances, quelle que soit l’inscription dans l’un ou l’autre modèle l’expérience acquise « tend à déplacer un certain nombre de règles du domaine moral au domaine technique » (p. 152). On n’appelle plus un spécialiste pour qu’il valide telle ou telle pratique (qui doit forcément avoir l’aval d’un spécialiste), on l’appelle pour trouver une solution efficace à un problème concret. C’est un élément central de la prise de distance des mères par rapport aux professionnels de la petite enfance qui montre une plus grande réflexivité, qui est une des compétences de leur « métier ».

Trouver le temps pour gérer différentes identités

Le dernier chapitre conclut le livre sur la question du lien entre le modèle maternel sous-jacent dans les normes relatives à l’allaitement, celui de la mère toujours disponible pour son enfant, et les conditions de vie des mères. Ce qui se joue dans ce chapitre c’est l’image de « bonne mère » ou de « mauvaise mère » en jeu dans les pratiques de soins aux enfants et qui est plus ou moins difficile à défendre selon les conditions d’existence. Par conditions de vie, il faut entendre surtout le type d’activité professionnelle de la mère et de son mari (qui les oblige à des horaires plus ou moins contraints) et le type d’organisation domestique (surtout le présence d’un nombre plus ou moins grand d’enfants plus ou moins âgés, qui pèse sur le temps et les activités domestiques de la mère).

L’auteur montre une opposition entre des femmes qui ont intériorisé le minutage de leur vie quotidienne à des mères qui ne calculent pas leur temps. Les premières sont celles qui sont issues des classes supérieures, qui ont un parcours scolaire long, qui ont une profession à laquelle elles tiennent. L’intériorisation de ce calcul du temps avec une séparation entre temps professionnel et temps domestique rend difficile la mise en place d’un modèle maternel de disponibilité à l’enfant. Cela conduit soit à un rejet de l’allaitement, soit à une expérience ambiguë de celui-ci. Car les femmes de milieu supérieur sont aussi celles qui sont les plus réceptives au discours pro-allaitement. L’expérience est alors vécue à la fois comme un moment positif (avec des compétences en matière de soin aux enfants qui sont affichées) et comme un moment très difficile (avec un sentiment répété d’enfermement au quotidien). Pour les femmes de milieu populaire, le temps contraint par une activité prenante conduit à centrer la définition de son rôle maternel sur les dimensions d’organisation matérielle au quotidien.

Une autre grande opposition est relevée entre des familles de fratries réduites ou avec des enfants d’âge proche et des familles où les enfants n’ont pas les mêmes besoins, car certains enfants ont grand écart d’âge avec le dernier-né. Le temps des mères dans cette seconde situation est aussi très contraint car les enfants grands expriment des besoins d’attention qu’il faut satisfaire ce qui ne rend pas les mères disponibles pour le nouveau-né. Cette situation est intéressante au-delà de la question des contraintes temporelles qu’elle est sensée illustrer car elle donne une image plus complète et plus complexe du « métier de mère » : une femme doit faire son métier de mère avec le nourrisson mais aussi avec ses grands enfants. Et les exigences de ces deux rôles ne sont pas forcément compatibles. Les mères sont amenées alors à mettre en avant des compétences en termes, là encore, d’organisation, de gestion du quotidien et des compétences pour gérer au mieux une égalité de traitement entre enfants. Les mères sont ainsi conduites à réduire les enjeux de l’alimentation du nouveau-né et à adopter une attitude plus technique et moins morale à l’égard des normes de soin au bébé.

Séverine Gojard par son analyse révèle une tension particulière, propre à certaines femmes, entre une socialisation aux normes actuelles de la puériculture qui impose aux femmes la disponibilité et une socialisation antérieure qui les incite plutôt à privilégier des engagements calculés, qui les conduit à cloisonner leur existence, à ne pas trop être disponibles. C’est une tension entre deux âges de la socialisation, une tension aussi entre deux domaines de la socialisation : un domaine maternel et un domaine plus large, celui de l’existence en tant que femme. Le texte nous amène alors à réfléchir à l’articulation entre les différentes dimensions de l’identité des femmes : elles ont un métier de mère, elles ont un métier dans le monde professionnel, elles ont un rôle de conjoint. Ces différents rôles comme le montre Séverine sont difficilement compatibles. Si l’on prend les « conditions de vie » non plus comme une donnée exogène (qui semble être fixée et s’imposer aux individus) mais comme une variable endogène sur laquelle les individus ont une part de choix, il est possible de s’interroger sur la façon dont les femmes construisent leur identité et articulent les différentes dimensions de leur existence : faire son métier de mère ça n’est qu’une des dimensions de la vie des femmes. Certaines vivent cette articulation compliquée comme un enfermement, une mutilation (provisoire) de leur identité, d’autres assument mieux la mise entre parenthèses de leur expérience professionnelle, de leur vie amicale, d’autres enfin la refusent et rejettent le modèle de la mère disponible en n’allaitant pas. L’analyse gagnerait sans doute à resituer plus systématiquement la place de la dimension maternelle dans l’existence globale des femmes. Le travail de Séverine Gojard n’en reste pas moins passionnant, très cohérent dans son projet, très rigoureux dans sa méthode, et très agréable à lire.

par Christophe Giraud, le 30 avril 2012

Pour citer cet article :

Christophe Giraud, « La mère : apprentie, avertie, émancipée », La Vie des idées , 30 avril 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-mere-apprentie-avertie

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Boltanski, Luc, 1969, Prime éducation et morale de classe, Paris, EHESS, cahiers du centre de sociologie européenne, n°5, 152 p.

[2Séverine Gojard, 1998, Nourrir son enfant : une question d’éducation. Normes savantes, usages populaires et expérience familiale, Paris, thèse de doctorat sous la direction de Claude Grignon.

[3Claude Grignon, Jean-Claude Passeron, 1989, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Gallimard-Seuil, 260 p.

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