À partir de leurs recherches empiriques sur les imams en France et l’islam municipal à Nanterre, les sociologues Solenne Jouanneau et Étienne Pingaud éclairent l’histoire de la religion musulmane en France, ses relations avec les institutions centrales et locales et les formes de vie et pratiques sociales que les débats politiques et médiatiques occultent.
Solenne Jouanneau est maîtresse de conférences à l’Institut d’Études Politiques de Strasbourg. Elle a publié en 2013 Les imams en France, une autorité sous contrôle aux éditions Agone. Fruit de 6 années d’enquête, cet ouvrage interroge les conditions de réinvention du rôle d’imam dans le contexte migratoire français, ainsi que les enjeux que soulève ce processus tant du point de vue des communautés de fidèles que de celui des pouvoirs publics.
Étienne Pingaud est actuellement post-doctorant à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP, Université de Nanterre) dans le cadre du projet « Conceptions “ordinaires” et vocabulaire “vernaculaire” de la médiation de l’histoire » coordonné par Marie-Claire Lavabre (Labex « Les passés dans le présent »). Ses recherches actuelles portent d’une part sur la stratification sociale des rapports à la mémoire collective, d’autre part sur les formes de politisation des catégories supérieures. Il a soutenu à l’EHESS en 2013 une thèse de sociologie consacrée au développement de l’islam dans les quartiers populaires, aux mobilisations afférentes et à son encadrement par les pouvoirs publics.
La Vie des idées : À partir de vos travaux, pouvez-vous éclairer la genèse de la place et des formes que prend la religion musulmane dans la France contemporaine ?
Solenne Jouanneau : L’islam en France a d’abord été une religion d’immigrés. Pour les pouvoirs publics français il s’agissait aussi d’une « religion immigrée », c’est-à-dire une religion qui, à l’image des travailleurs qui la pratiquaient, n’avait pas vocation à s’installer durablement sur le territoire. Evidemment, avec le temps, les citoyens français de confession musulmane sont devenus de plus en plus nombreux et désormais on présente volontiers l’islam comme « la seconde religion de France ». Il n’en demeure pas moins vrai que la structuration du culte musulman sur le territoire métropolitain demeure, aujourd’hui encore, indissociable de l’histoire de l’immigration maghrébine, ouest-africaine, ou encore turque dans certaines régions. De la même manière que Sayad parlait des trois âges de l’émigration-immigration algérienne [1], il me semble que ce processus d’organisation du culte musulman s’est déroulé en trois temps.
Le premier âge court pour l’essentiel des immigrations coloniales jusqu’à l’année 81, année de la loi sur la libéralisation du droit d’associations pour les étrangers. Durant cette première période, la structuration du culte musulman reste timide, très informelle et largement dépendante des structures d’encadrement de la main d’œuvre immigrée. Les salles de prières qui ouvrent se trouvent dans des foyers de travailleurs isolés, dans des usines. Et ces ouvertures se déroulent avec l’accord des responsables de foyers ou d’usine, la pratique de la religion musulmane étant alors perçue comme une sorte d’antidote au gauchisme.
Durant ce que l’on pourrait appeler le deuxième âge, l’islam s’émancipe de plus en plus des structures d’encadrement de la main d’œuvre immigrée. Les lieux de culte musulman s’ancrent alors dans l’espace local, municipal. Ils sont désormais gérés par des associations déclarées en préfecture. Ce second moment est indissociable de l’installation des familles immigrées dans les quartiers d’habitat populaire au terme du processus de regroupement familial.
À compter des années 1990-2000, on entre dans une troisième phase. Les associations tentent de devenir des « Institutions ». On assiste à une formalisation des règles de fonctionnement, une clarification et une différenciation des rôles (imam, président d’association, etc.). Ce troisième âge est marqué par une recherche de « professionnalisation », d’amélioration des conditions matérielles d’exercice du culte. Certaines associations entreprennent aussi de faire exister la « communauté musulmane » au sein de l’espace local, notamment en prétendant la représenter auprès des pouvoirs publics locaux. À ces trois âges de la structuration du culte musulman correspond trois âge de l’imamat, le rôle d’imam n’existant jamais indépendamment des configurations institutionnelles au sein desquelles celui-ci se déploie.
Étienne Pingaud : On retrouve effectivement une succession de séquences historiques similaires quand on s’intéresse à l’échelon local, d’autant plus saillantes quand on prend en considération des villes qui ont une tradition d’immigration longue et ancienne, Nanterre, Gennevilliers, Saint-Denis, etc. Ces espaces donnent à voir l’évolution sur le long terme de l’islam comme force d’encadrement, non pas de la communauté musulmane (toujours introuvable, mais en tout cas des groupes de gens qui se reconnaissent à un moment donné dedans. Ce qui permet de se rendre compte, par exemple, que dans la plupart des bidonvilles des années 1950-1960, prémisses d’une immigration familiale, on ne trouve rien de ce qu’on pourrait assimiler aujourd’hui au culte musulman : ni mosquées, ni salles, ni lieux dédiés, alors que la grande majorité des habitants serait prête à endosser le qualificatif de « musulmans », alors que la majorité d’entre eux reste officiellement classée par l’administration coloniale comme « musulmans » (parce que venus d’Algérie [2])… Si on prend les indicateurs de pratique aujourd’hui couramment utilisés en matière d’islam, on trouve une claire prédominance des célébrations collectives, de l’Aïd-el-Kébir ou du Ramadan. Mais les témoignages disponibles montrent que seule une infime minorité d’habitants fait la prière, et qui plus est sans lieu spécifique pour la faire. La manière de pratiquer l’islam est donc très différente d’aujourd’hui.
En conséquence c’est intéressant de voir l’évolution qui a abouti à la situation d’aujourd’hui. Sur ces terres d’immigration familiale précoce, l’islam en tant qu’ensemble de pratiques spécifiques, en tant que culte, commence en fait à s’autonomiser du reste de la vie sociale dans un moment charnière au cours des années 1970, moment de transformations profondes à la fois de la condition sociale des travailleurs immigrés et à la fois des modalités de leur encadrement.
D’abord un certain nombre d’ouvriers immigrés arrivés dans les années 1950 se retrouvent confrontés au chômage, à la précarisation et l’instabilité de l’emploi dont ils sont souvent les premières victimes. Des formes de déclassement qui s’accompagnent de la perte de certaines attaches et de certaines rétributions. Ensuite les conditions de logement ont changé. Les bidonvilles ont peu à peu disparu et ses résidents ont été relogés, en HLM ou en cités de transit pour la plupart, modifiant là encore les liens de sociabilité et de solidarité [3].
Dans cette configuration changeante, certains agents « immigrés » vont avoir une influence et un rôle décisifs, en particulier ceux qui vont pouvoir faire fonction d’intermédiaires avec les institutions, avec les bailleurs sociaux et organismes de logement, avec les « guichets », qui occupent une place croissante dans la vie quotidienne des immigrés. Lettrés, instruits, scolarisés plus longtemps, certains parmi eux ont déjà été familiarisés à d’autres manières d’appréhender d’islam, plus axées sur les pratiques individuelles. Ce sont eux qui vont négocier directement avec les bailleurs sociaux d’abord, avec les pouvoir publics ensuite, la mise à disposition d’espaces collectifs qui seront dédiés au culte, faisant naître en quelque sorte l’islam comme structure d’encadrement. Ces premières salles de prière dans les foyers et cités, octroyées par des organismes de type Logirep ou Sonacotra, vont servir à la fois de lieu de sociabilité pour pères immigrés déclassés et d’espaces de transmission pédagogique pour les enfants (« l’école arabe »). De nouveaux rapports à l’islam y sont diffusés par ces agents aux propriétés particulières, avec des lieux consacrés et des endroits d’apprentissage. Donc un changement qui est indissociable d’un moment et d’un état de la condition des ouvriers immigrés.
L’islam qui se développe va gagner une audience considérablement élargie suite aux politiques d’immigration qui se mettent en place autour de 1972-74 [4], regroupement familial par exemple. Il y a d’abord une transformation démographique (même s’il y avait encore une fois en certains lieux une immigration familiale déjà très importante), le poids des femmes et des enfants augmente et modifie la donne, en apportant à l’islam d’autres publics. Il y a ensuite un changement de taille contenu au sein même de ces politiques publiques : la pratique de l’islam va être encouragée, au-delà des institutions de logement, par les pouvoirs publics eux-mêmes. Les premières mosquées qui sont créées dans les années 1970 ne suscitent en général pas de polémiques, et on considère finalement la construction d’édifices religieux comme une forme de compensation normale, au moment où on transforme par ailleurs les flux migratoires en empêchant un certain nombre de gens d’arriver sur le territoire. C’est la fameuse politique mise en place par Paul Dijoud, la politique dite de « promotion culturelle des immigrés » [5] dans laquelle on trouve des incitations explicites à la construction de lieux de culte pour les musulmans, au développement des cours d’arabe, etc.. Une politique conçue dans l’idée que l’islam reste une religion d’immigrés, pour beaucoup en attente de retour au pays d’origine.
À cette séquence pionnière va en succéder une autre, imprévue en quelque sorte, pendant laquelle les audiences de l’islam tel qu’il se développe vont se transformer. On va constater en particulier un retour de certains jeunes à l’islam, un revival, une réislamisation, quel que soit le terme qu’on emploie, qui change la physionomie de la pratique de l’islam en France.
Ce phénomène est bien entendu lié à plusieurs facteurs différents. On peut citer par exemple le fait qu’à la charnière des années 1980, on va voir arriver, dans certaines mosquées déjà existantes, des étudiants venus d’Algérie, du Maroc, du Liban, d’Iran, etc., qui ont déjà connu des formes de réislamisation dans les pays d’origine, et qui vont amener avec eux une certaine pratique de l’islam. Elle va susciter un nouveau pôle d’attraction pour d’autres publics, en particulier pour des publics plus jeunes.
Par ailleurs au même moment, sur fond de délitement des structures d’encadrement traditionnelles des quartiers populaires, comme celles qu’avaient su mettre en place des organisations comme le Parti communiste avec ses réseaux associés, l’engagement de jeunes des classes populaires se voit largement encouragé et soutenu. Du fait des changements légaux sur le droit d’association ou encore de l’afflux de fonds permis par le Fonds d’Action Sociale [6], on va voir naître un foisonnement d’associations sur le terrain, dont beaucoup vont avoir une existence éphémère, intermittente, avec des financements limités. C’est le cas entre autres de la constellation de structures qu’on a tendance à réunir sous le label « beur » (ou mouvement « beur ») dans les années 1980, dont la plupart ont disparu faute de revenus. Or, d’une manière assez significative, on se rend compte que nombre de fondateurs d’associations islamiques, d’entrepreneurs de mobilisation musulmanes ou de constructions de mosquées sont d’abord passés par ces associations. Cette conversion à l’islam de militants beurs est déjà connue [7], et avec elle les transferts de savoir-faire et de rétributions associées au militantisme qu’elle implique. Elle a en tout cas joué un rôle dans le développement de l’offre d’islam dans les quartiers populaires, dans la multiplication de structures de proximité qui se réfèrent à l’islam et qui sont susceptibles de présenter quelque attrait pour les jeunes habitants.
La Vie des idées : Comment peut-on décrire et analyser le rapport des acteurs qui se réclament de l’islam avec les pouvoirs publics dans la France contemporaine ?
Solenne Jouanneau : Vaste question. Pour ma part, je ne peux parler que de ce que je connais, à savoir les imams. Or, dans ce cas précis, il convient d’inverser la question et se demander : quels rapports les pouvoirs publics, et notamment les agents du ministère de l’Intérieur, entretiennent-ils avec les imams ? Les archives du ministère que j’ai pu consulter, témoignent d’abord du fait que les fonctionnaires-gouvernants du Ministère de l’Intérieur ne s’intéressent jamais à l’islam ou aux imams en tant que tels, mais toujours au travers des attributions qui sont traditionnellement les leurs, à savoir d’une part l’encadrement des étrangers résidant sur le territoire national et d’autre part la surveillance des comportements politiques. Dès lors, on constate que le positionnement des agents l’Etat français vis-à-vis de l’islam est en grande partie corrélé à celui que ces derniers adoptent plus globalement vis-à-vis du phénomène migratoire.
Ainsi, aussi longtemps qu’ils perçoivent la présence des travailleurs immigrés de confession musulmane comme temporaire, leur appréhension de ce culte se caractérise par deux aspects principaux. D’une part, l’islam se trouve défini comme une religion dont la structuration relèverait en première instance de la responsabilité des institutions consulaires des états d’émigration. D’autre part, la religiosité musulmane n’est pas alors perçue comme un phénomène problématique. Dans les années 1970, Paul Dijoud, secrétaire d’État aux travailleurs immigrés, considérait même qu’il existait un intérêt à favoriser le maintien de la pratique religieuse chez les étrangers, celle-ci étant de nature à favoriser le retour de ces derniers. Cette grille de lecture se trouve néanmoins peu à peu remise en cause, à compter de la seconde moitié de la décennie 1970, au moment où favoriser « l’intégration des immigrés » s’impose comme un domaine de réflexion et d’action publique. En effet, à compter de cette période, certains espaces de réflexion proches de l’État vont progressivement définir l’islam non plus comme une « religion immigrée » mais comme « la deuxième des religions de France ». Ces acteurs vont alors défendre l’idée qu’il serait désormais de la responsabilité de l’État français, et notamment du ministère de Intérieur (en tant que ministère chargé des cultes), de s’assurer que les « musulmans » disposent de droits similaires à leurs coreligionnaires catholiques, juifs et protestants (lieux de cultes, émissions cultuelles sur l’une des chaînes de télévision publique, aumôneries, etc.).
Dans la pratique, on constate cependant que ce discours sur la nécessité de favoriser l’« intégration » (symbolique et matérielle) du culte musulman ne fait cependant pas l’objet d’une appropriation immédiate des agents de la place Beauvau. En fait, l’idée que l’État français aurait intérêt à normaliser les conditions de structuration de la religion musulmane ne s’impose qu’à compter du moment où certaines instances étatiques ou para-étatiques, chargées de statuer sur les conditions de possibilité (ou d’impossibilité) de l’« intégration » des immigrés, comme par exemple la commission Marceau Long sur la nationalité, Haut Conseil à l’intégration, interrogent et ce faisant instituent l’incompatibilité de certaines formes de religiosité islamique avec l’acceptation et l’appropriation des valeurs républicaines françaises [8]. Cette vision de l’islam comme possible frein à l’« intégration » des immigrés et de leurs descendants s’impose, en outre, d’autant plus facilement auprès des fonctionnaires gouvernants de l’Intérieur que celle-ci rentre en écho avec les réactions que suscite au même moment, chez les services de renseignements, la montée en puissance de l’islam politique oppositionnel au Maghreb. En effet, à compter de la seconde moitié des années 1980, dans des notes souvent d’autant plus alarmistes qu’elles visent aussi à accroître une audience et une légitimité fragilisées par la fin de la Guerre Froide [9], les officiers des RG et de la DST (et dans une moindre mesure certains analystes du Quai D’Orsay) tentent de sensibiliser les ministres qui se succèdent place Beauvau aux risques afférents à la diffusion, sur le territoire français, de ce qu’on appelle alors l’« intégrisme musulman ». Du fait des attributions qui sont les leurs, ces officiers ne s’intéressent pas à l’islam en tant que culte, mais à l’islam comme vecteur de politisation, voire de radicalisation [10]. Pour autant, parce que ces mises en alertes évoquent souvent ce qui se dit et ce qui se passe dans les moquées hexagonales, elles participent concrètement à conférer aux modalités de structuration de l’islam hexagonal un caractère politiquement préoccupant. Cette accession du culte musulman au statut de dossier « sensible » s’objective, dès la fin de la décennie 1980, dans la composition des cabinets de l’Intérieur.
En effet, à compter du second mandat de Pierre Joxe (1988-1991), chaque équipe ministérielle se dote d’un ou plusieurs conseillers spécifiquement affectés à la problématique de « l’islam en/de France ». Mais ces conseillers ne font pas qu’attester l’émergence d’un intérêt étatique pour l’islam. Par leur travail quotidien, ils participent aussi à l’institutionnalisation du fait islamique en « problème public », c’est-à-dire en problème nécessitant l’intervention de l’Etat. Car au croisement des préoccupations d’ordre sécuritaire et intégrationniste que nous venons de décrire, ces conseillers ne vont pas uniquement surveiller ce qui se joue dans le champ islamique français (lieux de culte, associations, etc.). Ils vont aussi développer des stratégies pour tenter de favoriser l’« intégration culturelle » des « Musulmans » tout en luttant contre l’« intégrisme ». Or, c’est dans ce contexte très particulier que les imams deviennent un sujet de préoccupation politique pour les pouvoirs publics français. En effet, pour les policiers des Renseignements généraux, surveiller les prêches des imams, constitue une technique parmi d’autres pour tenter de repérer les espaces et les acteurs susceptibles d’alimenter le « danger intégriste ».
Dans les procès-verbaux d’enquête qu’ils rédigent à l’attention de leurs supérieurs, comme dans les notes de synthèse qui remontent ensuite jusqu’au cabinet, le profil et les propos des imams sont donc toujours utilisés pour attester la politisation du référent religieux dans certains lieux de culte islamiques. En tant que telle, la performativité des prises de position des imams sur les fidèles est toujours plus supposée que démontrée par les auteurs de ces documents. On se contente de juxtaposer deux faits : des imams tenant des « prêches enflammés » et des gens qui se radicaliseraient. La plupart du temps ces notes évacuent complètement la question des conditions de la politisation, voire de la radicalisation, de ces individus via le référent islamique. Pour autant, le fait que les discours des imams s’y trouvent systématiquement associés à des situations jugées dysfonctionnelles – que ce soit en matière de gestion de l’ordre public (radicalisation) ou d’intégration (repli communautaire) – favorise la mise en place de raccourcis cognitifs. Ces raccourcis cognitifs conduisent les conseillers de la place Beauvau à prêter aux imams une importante autorité sur leurs fidèles. Ils les appréhendent dès lors comme des acteurs susceptibles d’influencer leurs pratiques et leurs croyances religieuses et donc, à terme, la morphologie du fait islamique hexagonal. L’autorité qu’ils prêtent aux imams est notamment visible dans les notes qu’ils rédigent à l’attention des ministres qu’ils conseillent.
En effet, les « ministres du culte musulman » y sont généralement présentés sous les traits d’une médaille à deux faces, à la fois causes et solutions des problèmes supposément posés par la religion musulmane en France. L’imam étranger, « mal intégré » ou « intégriste » y constitue l’un des ressorts d’explication de l’« inadaptation de l’islam » aux « valeurs de la République française », tandis qu’à l’inverse l’imam « intégré », « modéré », « français ou formé en France », y devient l’un des leviers susceptibles de résoudre cette inadéquation supposée. Or, c’est fort de cette conviction, que ces conseillers vont, dès les années 1990, convaincre les ministres de l’Intérieur qui se succèdent place Beauvau de la nécessité, non seulement de surveiller les imams, mais également de favoriser la mise en place de dispositifs capables d’encadrer, voire de réformer, le profil des individus susceptibles de prêcher dans les lieux de culte musulmans. Mais cette volonté d’influer sur le profil des imams hexagonaux pose problème au regard des normes juridiques qui depuis la loi de 9 décembre 1905 régissent les relations que les agents de l’Etat peuvent légalement ou non entretenir avec les institutions et les acteurs religieux présents sur son territoire.
En effet, depuis 1905, la laïcité juridique affirme que ce sont les autorités de la communauté religieuse qui indiquent aux pouvoirs publics qui sont les ministres de son culte. Afin de rester en apparente conformité avec la loi de 1905 et sa jurisprudence, les conseillers « islam » vont dès lors chercher à agir sur le profil des imams en s’appuyant sur des domaines d’action publique connexes, où la légitimité juridique et politique de l’Etat à intervenir apparait a priori peu contestable : la sécurité intérieure, le maintien de l’ordre public, la diplomatie, le droit au séjour, l’action culturelle, « l’intégration des étrangers », la formation universitaire, etc. Du fait de cette contrainte, les dispositifs d’encadrement qu’ils développent constituent moins une politique publique à part entière qu’un faisceau d’actions publiques, plus ou moins complémentaires et efficaces dans leurs effets. Initié entre 1988 et 1990, sous le mandat de Pierre Joxe, le premier s’inscrit dans la filiation de la politique migratoire des années 1970. Il consiste à appréhender la problématique de l’imamat comme une dimension spécifique des relations diplomatiques avec les pays d’émigration dit « musulmans ». Plus précisément, il consiste, en amont de l’arrivée des imams, à inciter les États dont ils sont originaires à organiser leur sélection, certifier leur légitimité, mais aussi à les encadrer durant la durée de leur mission en France. Le second, qui remonte à l’année 1990, s’inscrit dans une longue tradition française de « traitement à la carte des étrangers ». En aval de l’arrivée des imams en France, il repose sur l’instrumentalisation de leur condition d’« étrangers » et du droit au séjour. Via la mise en place d’une procédure centralisée d’attribution des visas de résidence délivrés au titre de « ministres du culte musulman », il vise, d’une part, à favoriser le départ volontaire ou l’expulsion des imams jugés « problématiques » et, d’autre part, à maintenir les autres dans une situation de surveillance et de précarité administrative favorisant leur « domestication ».
Une troisième modalité d’action rassemble enfin toutes les tentatives des conseillers « islam » de favoriser la création d’instances de formation d’imams « à la française », qu’il s’agisse d’essayer de convaincre certaines institutions islamiques de les mettre en place en interne ou au contraire de s’appuyer sur l’université pour former les clercs musulmans aux spécificités de la société française. Le choix des ministres de l’Intérieur de contourner, s’agissant des imams, l’interdiction qui leur est faite par la loi dite de Séparation des Eglises et de l’Etat de peser sur le profil des « ministres du culte » interroge évidemment le rapport que ces derniers entretiennent en pratique au principe de « laïcité ».
Étienne Pingaud : Pour ce qui est du niveau local, la question se pose évidemment un peu différemment parce que les prérogatives ne sont pas les mêmes. Ce qui ne veut pas dire que les municipalités n’ont aucun pouvoir sur la structuration du culte, mais elles le font avec les moyens qui sont les leurs : l’encadrement par la délivrance des permis de construire, par leur capacité à peser sur l’aménagement des différents lieux de culte, par les prêts de salles, ou tout simplement par la construction de liens particuliers avec certains agents musulmans. Là encore c’est intéressant de regarder l’évolution sur le long terme. Dans les années 1970, quand un certain nombre de musulmans souhaite d’une manière ou d’une autre le culte dans une municipalité, il est rare que ça suscite des problèmes ou des controverses, parce que l’islam reste encore une fois largement considéré comme une religion d’immigrants. Cela devient en revanche un problème politique central quand la volonté de faire naitre de nouvelles structures musulmanes, quelles qu’elles soient, est le fait de jeunes, nés en France ou pas, mais en tout cas qui sont passés par les structures d’encadrement municipales.
Les municipalités qui y sont confrontées se retrouvent alors à devoir composer entre un certain nombre de problèmes entre lesquels l’arbitrage est toujours complexe. Pour les municipalités qui ont une forte tradition de gauche, que ce soit communiste ou socialiste, subsiste par exemple la force du référentiel à la laïcité, en tout cas d’une certaine idée de la laïcité qui empêche de montrer trop activement qu’on veut soutenir le développement du culte musulman. A partir de la fin des années 1980 et surtout au début des années 1990, au plus fort de la Guerre civile algérienne, va se poser par ailleurs avec une acuité nouvelle la question de la radicalisation. Elle crée une sorte de « blame avoiding » : éviter à tout prix d’être associé à la radicalisation et à des sas de radicalisation.
En tentant compte de ces contraintes politiques ou idéologiques, les pouvoirs publics locaux doivent quand même trouver les moyens de faire avec une force à l’audience croissante. D’autant que certains responsables musulmans acquièrent des savoir-faire et des ressources en terme de mobilisations qui leur permettent de peser sur le débat public. Dans toutes les villes dans lesquelles on compte une forte proportion de musulmans, l’islam va donc devenir par des voies diverses un « problème » politique. Dans certains endroits cette politisation se fait dès les années 1980 (autour de Lyon ou dans certaines villes des Yvelines), même si ça tend à se généraliser ensuite à la fin de la décennie suivante.
Pour les pouvoirs publics municipaux, l’islam devient une question épineuse : on ne peut pas refuser toutes les revendications de structures qui ont parfois de fortes audiences sur le terrain, mais en même temps on peut pas tout accepter non plus, sauf à en payer le prix politique, et un prix qui peut être potentiellement couteux. L’islam prête en effet maintenant à controverses quel que soit le débat dont on parle au niveau local.
Cet exercice d’équilibriste donne lieu à nombre de cas différents, en fonction des endroits, des acteurs en présence ou éventuellement de l’affiliation politique des dirigeants. D’un point de vue plus général, on peut toutefois déceler quelques tendances fortes dans les décisions prises par les municipalités. On voit d’abord un nombre croissant de constructions de lieux de culte soutenues par les pouvoirs en place, qu’ils soient de gauche ou de droite, mais soutenues sous condition. C’est-à-dire qu’entre un certain nombre d’interlocuteurs possibles les municipalités vont faire le tri, en fonction des informations qu’elles ont (celles qui remontent du terrain, celles de leurs relais, éventuellement celles des RG), et choisir ceux qu’elles estiment les plus compatibles avec leurs intérêts, ceux avec lesquels la proximité peut être valorisée et mise en avant. Or les élus locaux ont tendance à appréhender l’islam avec la grille de lecture « dominante » en la matière, basée sur la dichotomie entre modérés et radicaux. Évidemment, ceux qui vont être perçus comme les plus modérés vont devenir les interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics, bénéficier d’attentions particulières, parfois d’invitations officielles, etc.
Au delà de ces relations visibles, il existe bien sûr dans la pratique un certain nombre d’accommodements plus ou moins formels faits par les municipalités, qui visent en partie à contenir les mobilisations et à éviter de distendre trop les liens sur le terrain entre les dirigeants et les habitants des quartiers populaires. Certains de ces ajustements sont devenus courants, par exemple limiter la viande dans les cantines scolaires ou en tout cas privilégier le poisson dans les menus ; ou encore laisser des mères voilées accompagner les sorties scolaires, parce qu’il reste un flou juridique sur la question. La nature de ces accommodements peut varier d’une ville à l’autre en fonction des intérêts de l’administration locale, mais on note partout cette même ostentation publique de l’attachement au principe de laïcité, pourtant accompagnée en pratique d’arrangements sur les questions et problèmes qui se posent à un moment donné : viande à la cantine, mixité dans les piscines, port du voile, etc.
On peut évoquer aussi une autre tendance lourde, la transformation de la manière dont les mairies vont concevoir, présenter et valoriser la laïcité. Elle avait pu supposer dans l’esprit de beaucoup, en tout cas jusque dans les années 1980-1990, une séparation stricte des sphères : on n’intervient pas dans les affaires de l’islam, on ne peut pas avoir de représentants officiels de l’islam dans les cérémonies municipales, inversement on ne se rend pas, en tout cas pas officiellement, dans les célébrations organisées par les associations musulmanes. La période actuelle est au contraire marquée par la promotion de ce qu’on appelle parfois le dialogue interreligieux, parfois le « vivre ensemble », une forme d’ouverture générale sur les religions qui implique de soigner les relations entretenues avec les représentants de tous les cultes. Cette promotion peut être active, et certaines municipalités organisent elles-mêmes des cérémonies interreligieuses dans les bâtiments publics, difficilement imaginables encore quelques années plus tôt. Ces nouveaux dispositifs autorisent ainsi la construction de liens publics, visibles, officiels avec des agents de l’islam. Dans certains endroits ils sont déjà initiés depuis longtemps, comme à Montreuil sous l’impulsion de Jean-Pierre Brard [11]. C’est devenu un format classique, là encore indépendamment de l’étiquette politique des édiles.
Dans la pratique ordinaire d’une municipalité, il va sans dire que la question électorale se pose toujours en filigrane. Elle ne détermine pas l’ensemble des décisions en matière d’islam, parfois guidées par la nécessité de construire des liens dans certains quartiers, parfois guidées par les vertus de paix sociale prêtées à la religion, etc. Mais la perspective d’être réélu implique de trouver des voix dans les quartiers populaires, et on va parfois prêter à certains acteurs musulmans, parmi d’autres intervenants de terrain, une audience suffisante pour être convertie en capital électoral. C’est un jeu toujours délicat : parfois certains rapprochements qui pourraient être électoralement porteurs sont impensables, quand les concernés risquent d’être considérés comme trop radicaux par exemple.
Dans la constitution des listes électorales, il y a toutefois une franche promotion de la diversité depuis les élections municipales de 2001 [12], même dans des villes très anciennement marquées par des tradition socialistes, communistes, et même démocrates chrétiennes, dans lesquelles se reproduisent des élites depuis parfois 50, 60 ou même 80 ans. L’ouverture par la diversité, c’est aussi une manière non dite de promouvoir des gens, qui sont souvent des militants associatifs, mais qui peuvent faire valoir une origine ethnique. L’islam fait partie de ce mouvement dans certaines villes, à savoir que des politiques locaux vont courtiser certains agents musulmans influents, y compris en portant quelquefois sur des listes des membres de leurs entourages. Mais si les considérations électoralistes existent, elles sont une fois de plus une contrainte parmi d’autres, qui tournent autour de la nécessité de construction de liens dans les quartiers.
La Vie des idées : Les débats politiques et médiatiques occultent souvent les formes de vie qui se développent en relation avec l’islam dans la société française. En quoi vos travaux vous permettent-ils de décrire l’islam au quotidien ? D’autre part, quelles sont les relations entre ces pratiques et les formes d’encadrement institutionnel précédemment évoqués ?
Solenne Jouanneau : Ce que j’ai retenu du travail ethnographique dans la mosquée sur laquelle j’ai le plus longtemps travaillé, c’est que les fidèles sont possiblement très différents. L’observation des formes de sociabilité qui se nouent autour des lieux de culte musulman fait très rapidement ressortir des lignes de clivages générationnels, entre les travailleurs immigrés d’origine rurale qui souvent n’ont pas été beaucoup à l’école, leurs enfants nés ou socialisés en France, les étudiants maghrébins ou africains qui viennent faire leurs études en France, les jeunes français issus de la petite classe moyenne musulmane, dont on ne parle jamais en France mais qui existe quand même ; et les convertis qui peuvent venir de milieux sociaux très différents… Tous ces gens-là n’ont pas nécessairement toujours des choses à se dire. La cohabitation à l’intérieur des mosquées ne se passe d’ailleurs pas toujours très bien.
Et ce que j’essaye de montrer dans mon livre, c’est que les imams qui parviennent à jouir d’un certain charisme auprès de leurs fidèles sont souvent ceux qui parviennent faire tenir tous ces gens-là ensemble, à leur faire croire qu’ils appartiennent à un même groupe, à une même communauté de destin alors que dans les faits cela n’est pas forcément le cas, du moins pas dans tous les aspects de leur vie. Il faut aussi insister sur le fait que le rapport à la pratique est possiblement très différents d’un fidèle à un autre. Les gens qui se rendent à la mosquée ne pratiquent pas pour les mêmes raisons, ne pratiquent pas tous de la même façon. Il ne faut jamais oublier qu’au sein des communautés religieuses il y a des porte-parole, c’est-à-dire des gens dont le travail est de faire exister le groupe en le disant. C’est le cas des imams, des présidents d’association, au niveau national du CFCM. Mais au sein des communautés de fidèles qui se forment au sein des lieux de culte, les gens sont tout de même assez conscients des choses qui les distinguent, de ce qui les séparent. Il y a d’ailleurs des jeux de distinction importants dans les lieux de culte.
Finalement, le principal point commun de ces personnes, c’est qu’elles sont toutes confrontées à l’Etat français et à la manière dont celui-ci gère le religieux. Car la laïcité, telle qu’elle est pratiquée en France, ce n’est pas l’ignorance du religieux par l’État. La loi de 1905 n’a pas mis fin à la gestion du religieux par l’État, elle a simplement défini ce que serait les nouvelles modalités de cette gestion, différentes des modalités concordataires. En conséquence, l’État français participe à la définition des pratiques religieuses des musulmans, comme il participe à la définition des pratiques religieuses des autres confessions présentes sur son territoire. Il est l’acteur qui définit la loi, le droit. Il est donc l’acteur qui définit l’univers des possibles vis-à-vis desquels les individus sont obligés de se situer, qu’ils adoptent des comportements conformes ou déviants. On le voit notamment sur la question du mariage. L’imposition au sein de la législation française d’une séparation entre le mariage civil et le mariage religieux a eu une incidence sur les pratiques des musulmans. Elle a favorisé l’apparition d’un « mariage halal » dont la fonction est de permettre le maintien d’un espace de pratiques matrimoniales pouvant être définies comme spécifiquement « musulmanes ». En effet, l’islam envisage avant tout le mariage comme un contrat, un contrat visant à garantir la licéité religieuse des relations sexuelles entre un homme et une femme. Dans les pays où l’islam est la religion officielle, c’est l’État qui encadre l’établissement de ces contrats et qui, en quelque sorte, garantit leur caractère « islamique », « sacré », « licite ». Dans un pays laïque, comme la France, l’État ne peut évidemment pas remplir une telle fonction et les fidèles vont, avec l’aide des imams, vont en quelque sorte inventer un « mariage musulman » qui, bien que présenté comme une continuité de ce qui se fait dans les pays d’émigration, relève en réalité d’une « invention de la tradition ».
On a observé un phénomène relativement similaire en Turquie quand Atatürk a mis en place un processus de laïcisation forcée… Tout ça pour dire que l’islam qui est pratiqué en France est un islam profondément français. Car l’islam pratiqué en France n’est pas un islam hors sol. Il se nourrit de la confrontation des musulmans aux structures juridiques, socio-culturelles, politiques de la société française. Les musulmans, pas plus qu’aucun autre citoyen, ne vivent en apesanteur du social et des structures sociales dans lesquelles sont pris les individus qui résident sur le territoire français, qu’ils soient citoyens ou résidents.
Étienne Pingaud : Je suis entièrement d’accord avec Solenne. Le premier problème, quand on parle de l’islam au quotidien, c’est d’abord de savoir de quoi on parle. Les rapports à l’islam sont très différents en fonction des gens, certains musulmans sont pratiquants, d’autres pratiquants intermittents, d’autres non pratiquants, il y a des fidèles qu’on ne voit jamais à la mosquée mais qui connaissent très bien l’islam, etc. Tout dépend de la focale avec laquelle on regarde et des indicateurs qu’on prend en compte. Il est de toute façon très difficile de définir ce qu’est un musulman, ce qu’est l’islam ou ce qu’est une pratique religieuse.
Par contre, il est notable sur le terrain qu’un certain nombre d’agents et d’institutions jouent le rôle de prescripteurs de pratique et tentent justement de définir ce que doit être l’islam quotidien. Ce qui n’est pas sans effets, en tout cas sur ce que Solenne a appelé « l’espace des possibles » en termes de pratiques. D’abord tout simplement il y a l’État, au niveau central surtout, que ce soit par les règles, par les lois, par les sanctions ou tout simplement par ses instances de socialisation. L’État conditionne largement la pratique de l’islam, y compris par la négative si je puis dire. On se rend compte par exemple que dans les groupes considérés comme radicaux, un grand nombre de fidèles a de l’État un ensemble d’expériences essentiellement négatives ou répressives : échec scolaire, police, justice, parfois prison,… Une partie conséquente d’entre eux tente d’ailleurs significativement de rester indépendants de l’État, en montant des commerces halal, des restaurants de quartier, des camions de crêpes ou autres activités « indépendantes ».
On trouve évidemment d’autres prescripteurs, des agents religieux, comme les imams, qui vont essayer de définir ce que doit être l’islam, quand, où et comment on doit le pratiquer. On peut évoquer aussi le cas de tous les conférenciers islamiques dont parle Franck Frégosi [13]. Beaucoup d’associations musulmanes organisent des conférences, parfois dans les mosquées elles-mêmes, pour des raisons diverses (parfois pour les caisses de l’association). De fait les pratiquants peuvent faire facilement l’expérience de ces conférenciers, dont certains sont très connus (Tariq Ramadan le premier), et qui à leur tour tâchent de définir ce que doit être l’islam, par rapport à la famille, par rapport à la sexualité, par rapport aux alliances matrimoniales, mais aussi par rapport aux comportements les plus ordinaires : on trouve un grand nombre de conférences sur le bien-être, le bien-manger, le bien-vivre,… Ces événements peuvent d’ailleurs avoir des audiences très fournies (en particulier sur les thèmes matrimoniaux).
Et puis, simplement, le marché aussi va définir certaines pratiques de l’islam. Sur ce point c’est la question du halal qui est la plus évidente. Le halal a longtemps désigné essentiellement une manière de consacrer rituellement ou religieusement la viande, avant de s’étendre aux autres aspects de l’alimentation (« halal food ») [14], puis maintenant à un grand nombre de produits de consommation courante. Il y a effectivement une niche commerciale qui s’est développée et qui a permis à certains entrepreneurs de développer des labels et des produits halal. Or, dans la pratique quotidienne, cette extension de la surface du halal produit des effets. Avant de voir du dentifrice halal dans les rayons de magasin, peu de fidèles se seraient demandés s’il existe une manière religieuse de se laver les dents. À partir de là pourtant, la question peut se poser : dois-je acheter ou non un dentifrice halal ? C’est une forme de prescription de pratique, qui n’est pas adoptée par tout le monde, et beaucoup de musulmans n’achètent pas ces produits halal, parce qu’ils sont trop chers par exemple. Mais on est toutefois bien dans une forme de redéfinition de l’islam par l’apparition de produits de consommation courante, de produits marketing, qui vont modifier les habitudes quotidiennes.
Au total l’efficacité de ces prescripteurs reste fort variable en fonction de ce qu’ils font et ce qu’ils proposent, mais leur action contribue à une redéfinition perpétuelle de ce que doit être l’islam, lequel n’a plus grand chose à voir avec ce qui aurait pu pensé comme étant l’islam il y a trente ans. Donc s’il est très difficile de savoir ce qu’est l’islam quotidien en tant que tel, on peut toutefois constater un certain nombre de tentatives pour en définir collectivement les contours.
Nicolas Duvoux, « L’islam et les pouvoirs publics en France. Entretien avec Solenne Jouanneau et Étienne Pingaud »,
La Vie des idées
, 26 mai 2015.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://mail.laviedesidees.fr/L-islam-et-les-pouvoirs-publics-en-France
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[7] Entre des exemples multiples voir par exemple J. Cesari, Musulmans et républicains, Paris, Complexe, 1998 ; O. Masclet, La gauche et les cités, Paris, La Découverte, 2003.
[8] Beaugé Julien & Hajjat Abdellali, 2014, « Élites françaises et construction du « problème musulman ». Le cas du Haut Conseil à l’intégration (1989 2012) », Sociologie, vol. 5, p. 31-59.
[9] Bonelli Laurent, 2001, « Les Renseignements généraux et les violences urbaines », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°136-137, p. 95-103.
[10] Bonelli Laurent, 2008, « Les caractéristiques de l’antiterrorisme français : Parer les coups plutôt que panser les plaies », in Bigo D., Bonelli L. & Deltombe T. (dir.), Au nom du 11 septembre. Les démocraties occidentales à l’épreuve de l’antiterrorisme, Paris, La Découverte, p. 168-187.