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Quand la douleur ne passe pas

À propos de : Juliette Ferry-Danini, Pilules roses : de l’ignorance en médecine, Stock


par Luna Arbassette , le 19 septembre


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Au commencement il y a le Spasfon, un succès pharmaceutique français, un médicament banal, prescrit à des millions de femmes chaque mois pour soulager leurs douleurs menstruelles. À la fin, un médicament dont l’efficacité s’avère insuffisamment prouvée, et souvent prescrit comme placebo.

Le Spasfon est au premier abord un médicament banal, ancré dans le paysage des médicaments français depuis des décennies, prescrit et consommé facilement pour divers maux de ventre. Le Spasfon est un médicament ordinaire, présent dans la plupart des trousses et pharmacies domestiques. C’est particulièrement le cas des femmes, depuis qu’elles sont jeunes filles puisque parmi les maux qu’il est supposé soulager, les douleurs menstruelles et autres douleurs pelviennes sont au premier plan. Pourtant la chercheuse Juliette Ferry-Danini comme de nombreuses femmes sont convaincues de l’inefficacité du Spasfon sur leurs douleurs. C’est ce constat d’une expérience partagée qui constitue le point de départ de la recherche menée par la philosophe des sciences, sur la construction d’une situation d’ignorance autour du Spasfon. Dans son ouvrage intitulé Pilules roses, De l’ignorance en médecine, en référence à la couleur des petits comprimés, la chercheuse explore les zones d’ombres de la trajectoire du succès pharmaceutique français.

Malgré la popularité et l’apparente banalité du Spasfon, trois indices laissent à penser qu’il y a matière à enquêter. D’abord, la spécificité française du médicament : alors qu’il fait partie des dix premiers médicaments les plus prescrits en France, le Spasfon n’est commercialisé que dans une poignée d’autres pays. Le médicament est développé, commercialisé et testé en France. La chercheuse est aussi troublée par le peu de données scientifiques existantes sur l’efficacité du champion pharmaceutique français : il existe seulement deux revues systématiques de littérature sur des essais cliniques menés pour tester son efficacité. Dernier élément majeur, le Spasfon est disproportionnellement et massivement prescrit aux femmes.

Mêlant histoire et philosophie de la médecine, Ferry-Danini ouvre la boîte noire du Spasfon et jette la lumière sur le manque de preuves scientifiques sur l’efficacité du médicament. Pilules roses articule deux phénomènes : la production d’ignorance en médecine d’une part, et le genre d’autre part. Le genre est entendu comme un système qui crée et hiérarchise les catégories « homme » et « femme » [1], dans un rapport de pouvoir inégalitaire. Cet essai questionne le manque de savoir et la construction active de l’ignorance, en lien avec la manière dont le genre, en tant que rapport social, produit des inégalités de santé et des biais, tant dans la connaissance que dans les pratiques médicales.

La faiblesse des preuves de l’efficacité du Spasfon

Ferry-Danini retrace les évolutions méthodologiques de la médecine et l’avènement de l’Evidence-Based Medecine (EBM), la médecine fondée sur les preuves. Selon les principes de l’EBM, la décision médicale devrait reposer sur une « analyse méthodique et raisonnée de données de nature quantitative et statistique, validées par la communauté scientifique » [2]. L’auteure affirme les capacités de celle-ci à neutraliser les biais de la recherche clinique et médicale. Pas à pas, elle montre qu’à la lumière de l’EBM et des outils méthodologiques de la recherche biomédicale, les données scientifiques sur l’efficacité du Spasfon se révèlent particulièrement faibles. Dans les faits, seulement cinq essais cliniques ont été menés depuis sa commercialisation. Les résultats de ceux-ci ne sont pas probants et ne concernent pas les indications pour lesquelles le Spasfon est le plus prescrit. Par exemple, l’efficacité du Spasfon sur les douleurs menstruelles n’a jamais été éprouvée depuis la mise sur le marché du médicament. Pourtant, celui-ci est prescrit et remboursé par l’Assurance Maladie pour cette indication et consommé par des millions de femmes tous les mois pour tenter de soulager leurs douleurs.

L’enquête reconstitue l’histoire du médicament depuis la création du laboratoire Lafon dans une pharmacie de la rue du faubourg Montmartre en 1951. La tâche est ardue en raison de la conservation incomplète des archives des agences sanitaires françaises. Une des contributions précieuses du travail de la chercheuse réside dans son accès aux synthèses des dossiers scientifiques déposés pour la mise sur le marché du médicament et, de manière quasi fortuite, à des articles publiés par le laboratoire Lafon datant des années 1960. Elle découvre, avec indignation, que les premières expérimentations ont été menées sur des patientes de l’hôpital Bichat pour soigner des « crises de foie » déclenchées par les médecins eux-mêmes. Si la pratique des essais cliniques contrôlés reste « sporadique » dans les années 1960 (p. 73) la valeur scientifique de ces tests serait « nulle » (p. 83) ou « très contestable » (p. 86). Alors que ces expérimentations humaines visent à traiter des problèmes de production de bile, c’est finalement la qualité antispasmodique du Spasfon qui sera retenue pour la demande de commercialisation. Au même moment, l’indication du médicament est étendue aux règles douloureuses, sur la base d’une simple phrase ajoutée au dossier et attestant d’une expérimentation menée sur une dizaine de femmes seulement. Plus tard, le champ d’action du Spasfon sera à nouveau élargi à l’obstétrique et aux douleurs spasmodiques pendant l’accouchement.

Hors des sentiers de l’EBM, les clés du succès du médicament

Une question se pose alors : comment expliquer le succès commercial et d’utilisation du Spasfon quand aussi peu de données existent pour appuyer son efficacité ?

Le contexte protectionniste français de l’époque en matière de médicament, associé à une communication publicitaire très importante, a sans doute propulsé le Spasfon sur le devant de la scène. La chercheuse avance une hypothèse complémentaire : celle du « mythe du spasme », comme socle de la prescription du médicament. Alors que le phloroglucinol, molécule active du Spasfon, a initialement été testé pour réguler la production de bile, il s’est imposé comme remède face aux « douleurs spasmodiques ». Cet usage antispasmodique lui permet d’être prescrit pour un tas d’indications douloureuses dont le dénominateur commun est le spasme : des contractions de l’intestin aux contractions utérines. Pourtant, le spasme est un « mythe ». L’association mécanistique directe entre spasme et douleur repose sur un raisonnement médical simpliste, loin d’être valide sur le plan clinique et scientifique. Le fonctionnement des douleurs menstruelles est aussi bien plus complexe. Le « mythe du spasme » a pour effet d’étendre le spectre d’action du Spasfon et de le rendre ainsi attractif pour des spécialités comme la médecine générale où la douleur est le premier motif de consultation. Ce n’est pas tout. Ce raisonnement renforce également la situation d’ignorance autour du médicament en éclipsant le manque de données probantes sur son efficacité et en prenant le pas sur une logique fondée sur les principes de l’EBM

Les théories spasmodiques de la douleur et donc son efficacité supposée sur une large frange de douleurs expliquent sans doute son succès auprès des médecins français, en particulier généralistes.

L’ignorance et le consentement, quand le placebo porte préjudice

Les autorités sanitaires ont également contribué à maintenir le Spasfon dans les rangs des médicaments les plus vendus en France. Malgré l’insuffisance des données probantes, le remboursement et la prescription du médicament perdurent, en particulier pour les douleurs menstruelles. Toutefois les avis qui accompagnent les autorisations sont de plus en plus sévères, sanctionnant le manque de données, et le taux de remboursement diminue. Le succès du médicament Spasfon sur le temps long témoigne d’une pratique de prescription installée et partagée par une part importante des médecins. Cette culture de prescription est connue et prise en compte par les autorités sanitaires. Face à celle-ci, le manque de donnée ne suffit pas à disqualifier le Spasfon. C’est la chance de ce médicament, dont la réputation n’a pas souffert de scandales sur des risques majeurs.
Juliette Ferry-Danini reproche aux autorités sanitaires le peu d’efforts entrepris pour réexaminer l’efficacité des médicaments déjà commercialisés alors même que les principes de la médecine fondée sur les preuves seraient au fondement des agences sanitaires. L’auteure avance l’idée que la pharmacovigilance ne devrait pas se limiter uniquement aux risques médicamenteux, mais se pencher également sur les médicaments anciens dont l’efficacité ne répond plus nécessairement aux standards de preuve de la médecine.

D’après une étude qualitative récente menée dans une thèse de médecine, les médecins français auraient en réalité tendance à prescrire le Spasfon à titre de placebo. Selon la philosophe, cela témoigne d’une certaine conscience de son inefficacité. Mais cette pratique n’est pas sans conséquences. L’auteure explore les débats sur l’utilité des placebos et expose les préjudices sanitaires et éthiques de prescrire le Spasfon à ce titre. En réalité, le phloroglucinol est une substance active qui a déjà provoqué des effets indésirables, parfois graves. Cette pratique de prescription engendre une perte de chance en empêchant l’accès à des médicaments plus efficaces. Ainsi, la prise en charge de la douleur, notamment menstruelle et gynécologique, est entravée. La prescription du Spasfon comme placebo rompt également avec le principe du consentement éclairé, maintenant les patientes, et parfois les médecins, dans l’ignorance.

Une question de genre

Au cœur de Pilules Roses réside une analyse de l’influence du sexisme sur la trajectoire d’un médicament prescrit en grande majorité à des femmes : depuis sa conception initiale en tant que traitement testé et destiné d’abord aux « crises » des migraineuses, principalement des femmes, jusqu’à la manière dont les pratiques de prescription maintiennent une situation d’ignorance médicale, au détriment des consommatrices.

La chercheuse avance l’hypothèse selon laquelle le médicament semble même avoir été pensé et mis en avant pour un public féminin. En effet, l’efficacité de la molécule a d’abord été testée sur une dizaine de femmes malades de l’hôpital Bichat, puis des douleurs biliaires, le mécanisme d’action du médicament a été étendu aux douleurs menstruelles, et enfin, les comprimés ont revêtu une couleur rose, traditionnellement associée aux femmes. Cependant, cette hypothèse nécessiterait une enquête sur archives plus approfondie, car, faute d’accès aux archives du laboratoire et sans analyse fine des publicités pour le Spasfon, il paraît difficile de prouver qu’une stratégie commerciale du laboratoire pharmaceutique ait été délibérément orientée vers les femmes.

Les concepts d’injustice herméneutique et testimoniale développés par Miranda Fricker [3] sont mobilisés pour mettre en lumière ce qui semble se jouer dans ce contexte. Les femmes, alors qu’elles sont les plus à même de rendre intelligibles leurs expériences vis-à-vis de la prise de Spasfon, sont exclues et incapables de faire sens de la situation. Le rapport social de genre les place dans une position dominée au sein du cadre épistémique. Privées de la compréhension du phénomène, elles sont maintenues dans une situation d’ignorance. Les femmes sont aussi jugées moins crédibles, sur la base de préjugés, notamment sur l’expression de la douleur, et leurs témoignages tendent à être ignorés à ce titre.

Pilules Roses s’inscrit dans la lignée des études en expansion depuis le début des années 2000 sur l’articulation entre genre et santé [4]. L’entrée par un médicament supposé antidouleur soulève la question de la minimisation et l’ignorance des douleurs des femmes, en particulier menstruelles ou pelviennes. C’est un point mis en avant par les chercheuses qui travaillent sur l’endométriose [5]. Le Spasfon, alors qu’il s’est imposé comme solution thérapeutique aux symptômes gynécologiques douloureux, n’a pas prouvé son efficacité et prive les femmes d’une réponse thérapeutique réellement adéquate. Cette situation contribue à la normalisation des douleurs menstruelles, mais aussi à la psychologisation des douleurs des femmes lorsque les médecins estiment y répondre par la prescription de Spasfon à titre de placebo.

L’Evidence-Based Medecine et les sciences sociales

Juliette Ferry-Danini s’applique dans son ouvrage à décortiquer et expliciter les fondements de la médecine fondée sur les preuves en expliquant notamment que l’essai clinique randomisé est la forme méthodologique la plus aboutie en recherche clinique pour tester l’efficacité d’un médicament. La chercheuse est particulièrement critique des premiers essais menés sur le phloroglucinol au début des années 1960. Pour autant, il apparaît difficile, sur le plan historique, de mettre en comparaison les régimes de preuve en médecine des années 1960 à ceux d’aujourd’hui. Une mise en contexte historique plus approfondie est nécessaire, car, en réalité, les conditions des premiers essais n’étaient pas particulièrement surprenantes par rapport aux normes de l’époque [6]. De plus, si l’evidence-based medecine est un paradigme aujourd’hui dominant en médecine, elle n’est pas, pour autant, exempte de critiques. L’EBM suscite des controverses au sein des sphères médicales et de la recherche, notamment en sciences sociales. Ce parce qu’elle implique des dimensions politiques, une certaine conception de la médecine et du système de santé, qui sont souvent éclipsées au profit d’une prétendue objectivité et rationalité [7]. Ces débats ne sont pas mentionnés dans Pilules Roses, qui se positionne plutôt en défense des principes de l’EBM, où ceux-ci sont présentés comme les seuls valables.

L’analyse historique déployée par la chercheuse aurait pu bénéficier encore davantage de l’apport de certains travaux des sociologues ou historien-nes des sciences et de la médecine. Boris Hauray explique, par exemple, que les retraits de médicaments pour manque d’efficacité sont en fait très rares, en l’absence d’alertes ou de problèmes rendus visibles [8]. Par ailleurs, des travaux de sciences sociales ont montré que les principes de l’evidence based medecine sont loin d’être le seul fondement de la pratique médicale de prescription là où la médecine des symptômes, la clinique, l’expérience quotidienne, occupent des places de choix [9].

Pilules Roses est un appel à mener une enquête sociologique approfondie sur la prescription du Spasfon. Des pistes intéressantes ont été soulevées par la chercheuse et dont certaines restent à l’état d’hypothèses. C’est le cas par exemple du « mythe du spasme » et sa place dans la théorie médicale française. On aurait aimé en savoir davantage sur la manière dont le spasme parvient à s’imposer comme explication mécanistique des douleurs dans la théorie médicale. Pour autant, son travail introduit de nombreuses perspectives d’étude qui pourraient être investies par la sociologie et l’histoire, en particulier sur les pratiques médicales de prescription du Spasfon et plus généralement sur le médicament comme objet d’étude en lien avec le genre. Pilules Roses est aussi une porte d’entrée aux travaux très riches menés en sociologie et histoire de la médecine sur les thématiques diverses abordées dans cette enquête sur la trajectoire du médicament Spasfon.

Juliette Ferry-Danini, Pilules roses : de l’ignorance en médecine, Paris, Stock, coll. « Essais - Documents », 2023, 214 p., 19,50 €.

par Luna Arbassette, le 19 septembre

Pour citer cet article :

Luna Arbassette, « Quand la douleur ne passe pas », La Vie des idées , 19 septembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Juliette-Ferry-Danini-Pilules-roses

Nota bene :

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Notes

[1L. Bereni et al., Introduction aux études sur le genre, 2e éd. revue et augmentée, Bruxelles [Paris], De Boeck, 2012.

[2H. Bergeron, P. Castel et B. Hauray, « Evidence-based medicine », dans Dictionnaire critique de l’expertise, s. l., Presses de Sciences Po, 2015, p. 140-148.

[3M. Fricker, Epistemic injustice : power and the ethics of knowing, Oxford  ; New York, Oxford University Press, 2007

[4D. Gardey et I. Löwy, L’invention du naturel : les sciences et la fabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 2000 ; P. Aïach et al., Femmes et hommes dans le champ de la santé. Approches sociologiques, Rennes, Presses de l’EHESP, 2001 ; N. Edelmann et F. Rochefort (éd.), Quand la médecine fait le genre, Paris, Éditions Belin, 2013 ; M. Salle et C. Vidal, Femmes et santé, encore une affaire d’hommes ? penser la santé au prisme du sexe et du genre, Paris, Belin, 2017

[5A.-C. Millepied, « Visualiser l’endométriose », Revue d’anthropologie des connaissances, vol. 14, no 3, 2020 ; M. Coville, « L’endométriose, une fabrique genrée de l’ignorance. Expérience corporelle, technologies médicales et savoirs expérientiels sur l’endométriose », Communication & langages, vol. 214, no 4, Presses Universitaires de France, 2022, p. 73-89

[6J.-P. Gaudillière, Inventer la biomédecine. La France, l’Amérique et la production des savoirs du vivant (1945-1965), Paris, La Découverte, 2002 ; B. Hauray et P. Urfalino, « Expertise scientifique et intérêts nationaux. L’évaluation européenne des médicaments 1965-2000 », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 62e année, no 2, Éditions de l’EHESS, 2007, p. 273-298.

[7H. Bergeron, P. Castel et B. Hauray, « Evidence-based medicine », op. cit.

[8B. Hauray, L’Europe du médicament. Politique – Expertise – Intérêts privés, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.

[9J. Eberhart, Douleurs et antidouleurs en médecine générale. Une sociologie de la prescription., Thèse de doctorat Santé et sciences sociales, EHESS, 2020 ; P. Castel et M. Robelet, « Comment rationaliser sans standardiser la médecine ? Production et usages des recommandations de pratiques cliniques », Journal d’Économie Médicale, vol. 27, no 3, 2009, p. 98-115.

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