Sociologue de l’action, penseur de la société post-industrielle et compagnon de la deuxième gauche, Alain Touraine (1925-2023) a défendu la capacité des sujets à reprendre le contrôle de leur vie. Portrait d’un grand intellectuel doublé d’un social-démocrate.
Il n’y a pas en sciences sociales un modèle unique de construction d’une œuvre intellectuelle, une one best way permettant de la construire sur la durée et durablement. Certains procèdent autour d’une théorie centrale appliquée très tôt à divers objets, une théorie qui se transforme peu au fil des années – Émile Durkheim relève de ce cas de figure.
Pour d’autres, l’œuvre suit une trajectoire dont le cœur théorique et les objets se transforment au cours de l’existence, ce qui n’exclut pas la cohérence et le souci de continuité. Décédé ce 9 juin 2023, Alain Touraine appartient à cette seconde catégorie, et il s’en est expliqué.
Du travail aux mouvements sociaux
Un désir d’histoire (1977) raconte comment, à la Libération, un normalien destiné à être un bon élève est devenu sociologue. Rejetant l’esprit des khâgnes et la rue d’Ulm « hors du temps », Touraine est parti étudier les réformes agraires en Hongrie, avant que la chape soviétique ne se referme. Ensuite, il est allé travailler à Valenciennes, dans les charbonnages, juste avant d’obtenir l’agrégation d’histoire préparée avec son ami Jacques Le Goff – ils étaient « coturnes » à l’ENS.
Dans le Nord, où il fait l’expérience de la mine, Touraine lit « avec exaltation » le livre de Georges Friedmann, Les Problèmes humains du machinisme industriel (1947). C’est alors que se révèle sa vocation de sociologue, sa passion pour la « vraie vie » et le travail ouvrier. Ce « désir d’histoire » ne correspond pas au projet d’étudier l’histoire déjà faite ; il s’agit de comprendre comment elle se fait, là, dans les conflits sociaux et dans l’imaginaire des acteurs, dans la vie ordinaire. Dans la société des années 1950, l’histoire est à l’œuvre dans le travail, qui change le monde et engage la créativité humaine. Les principaux acteurs sociaux, les sujets de l’histoire se constituent dans les conflits du travail.
Entré au CNRS en 1950, Alain Touraine se voit confier par Georges Friedmann une étude portant sur l’évolution du travail ouvrier aux usines Renault. Cette recherche est devenue un classique, et le livre et les articles qui en rendent compte sont bien plus originaux que nous pourrions le penser aujourd’hui.
En effet, Touraine s’intéresse à la formation d’une conscience de classe qui ne peut être réduite ni à un sentiment d’appartenance à une communauté, ni à celui d’une exploitation, et moins encore à une adhésion politique comme l’affirmaient alors le Parti communiste et nombre d’intellectuels.
La conscience de classe, montre Touraine, naît de la rencontre entre l’ouvrier de métier et l’organisation du travail qui le dépossède de son autonomie. Au fond, elle est l’affirmation du sujet défendant sa capacité à être sujet contre les forces qui le dominent [1].
Quelques années plus tard, en étudiant la « nouvelle classe ouvrière », Serge Mallet se placera dans cette filiation. À l’heure où, dans le contexte d’une réforme des retraites contestée par une puissante mobilisation intersyndicale en 2023, et grâce à elle, le travail redevient l’objet de débats décisifs au nom de l’autonomie et de la reconnaissance.
Pour Touraine, comme pour les ouvriers qu’il interroge, la conscience de classe et l’action qui la traduit ne s’arrêtent pas à l’atelier ; elles portent une critique de l’organisation du travail qui est conduite au nom de l’ensemble des valeurs de la société industrielle. Parti du travail, le mouvement social acquiert une portée universelle parce qu’il vise à contrôler l’historicité des sociétés industrielles, les principales orientations culturelles qui animent l’investissement, la mise en œuvre des techniques, de la science, de la rationalité, etc.
Pour Touraine, les mouvements sociaux s’opposent aux dominants en prétendant diriger une historicité dont tous partagent la définition. Un peu comme dans les sociétés religieuses, où la critique des Églises est conduite au nom de la vraie foi.
La société post-industrielle
Si Touraine a été le sociologue de la société industrielle, il en a aussi annoncé le déclin. Alors que le gauchisme s’imposait souvent comme une représentation hypertrophiée de luttes de classes appelant le retour des avant-gardes contre une domination totale, Touraine a repéré dans Mai 68 et dans bien d’autres luttes de la période les acteurs d’un basculement vers la société post-industrielle.
Le mouvement de Mai conjugue une crise universitaire avec la mise en cause des valeurs mêmes des sociétés industrielles. Il se déploie à côté du mouvement ouvrier, qui repose sur une autre logique. Le gauchisme, avec lequel Touraine a souvent croisé le fer, et dont il était très éloigné intellectuellement, en appelle pour sa part à la convergence des luttes sous l’autorité du Parti communiste et à l’horizon de la révolution [2].
La critique culturelle est donc la signification essentielle du mouvement de Mai 68, ce que souligne aussi celui qui est resté toute sa vie un ami, Edgar Morin, qui a parlé avec Claude Lefort et Cornelius Castoriadis de « brèche culturelle ». C’est aussi ce que ne manquent pas de souligner ou de rappeler les pensées les plus conservatrices, qui ont vu dans ce mouvement l’aube de la nouvelle décadence des mœurs.
Le mouvement étudiant n’est pas seulement celui de la jeunesse contre le vieux monde ; il est aussi un mouvement social, dans la mesure où il conteste la soumission du savoir et des connaissances au service des technocraties. Il est le signe avant-coureur des nouveaux mouvements sociaux.
Touraine a publié La Société post-industrielle à peu près en même temps que le livre de Daniel Bell qui porte ce titre [3] – Bell à qui l’on doit la formule même, ce que Touraine a toujours reconnu. Mais, pour le sociologue américain, la « société post-industrielle » est un développement de la société industrielle, là où Touraine considère un autre type de société, en rupture et non pas dans le prolongement de celle qui la précède, où la culture est portée par la consommation et l’expression de soi, alors que la production est de plus en plus technique et anonyme.
Touraine pense que, dans le nouveau type de société qu’il dit aussi « programmée », la technocratie se substitue aux anciennes bourgeoisies, contrôle de plus en plus les vies personnelles, ce qui suscite en réponse, et contre elle, l’émergence de « nouveaux mouvements sociaux » qui en appellent à l’expérience personnelle, aux identités revendiquées, à l’autonomie des individus, afin qu’ils reprennent le contrôle sur leur vie.
Le mouvement ouvrier ne disparaît pas pour autant, et pas davantage les inégalités socio-économiques et les aspirations au socialisme. Mais progressivement, de nouveaux acteurs montent sur la scène de l’histoire en train de se faire : les femmes, les minorités culturelles, les mouvements écologiques. Les individus eux-mêmes veulent être les sujets de leur propre vie.
Une sociologie de l’action
Dans les années 1970, l’espace intellectuel de la sociologie s’organise autour de quelques grandes orientations. L’époque voit l’apogée des modes de pensée structuralistes, souvent marxistes mais pas nécessairement, avec sa variante althussérienne identifiant la société à un système de domination reposant sur des appareils idéologiques que Touraine qualifiera de « lunaires ».
Bien qu’éloigné de ce marxisme, Pierre Bourdieu propose sa version d’une sociologie de la domination et du consentement selon laquelle les acteurs font et pensent ce qu’ils sont déterminés à faire et à penser, ce qui invite à penser en termes de reproduction sociale, là où Touraine parle de « production de la société ». Michel Foucault, pour sa part, défend une conception de l’action proche des théories de la domination, voire de la mort du sujet, une conception dont il s’éloignera progressivement avec Le Souci de soi.
En face, et de manière contrastée, pour Raymond Boudon et Michel Crozier, la vie sociale est analysée en termes de choix rationnel et d’effets de composition de ces choix, et Raymond Aron, dans ses approches de la guerre et de la vie internationale, utilise des paradigmes stratégiques qui relèvent du même type de démarche. Cet espace est présenté ici de manière plus que sommaire, et en référence exclusive à des sociologues français, ce qui pourrait occulter l’échelle véritablement internationale de la vie intellectuelle au sein de laquelle Touraine évoluait. Mais cela suffit pour prendre la mesure de la position singulière qu’occupe Touraine [4].
Touraine s’inscrit dans la grande tradition des analyses historiques de la modernité avec le concept d’historicité, défini comme l’articulation d’un modèle culturel et d’un mode d’accumulation. La vie sociale est la rencontre, toujours conflictuelle dans l’action, d’une intégration par la culture et d’un conflit autour de l’accumulation et du contrôle du modèle culturel. Elle est nécessairement sous tension, ni système ni marché, et Touraine s’oppose aux fonctionnalismes comme aux théories du choix rationnel.
Dans ce qu’il appelle les systèmes d’action historique, il invite à distinguer les significations des conduites qui relèvent les unes de l’organisation sociale et de ses crises, les autres de l’institutionnalisation des pratiques, et d’autres encore des conflits de classes et des mouvements sociaux qui s’engagent pour le contrôle de l’historicité.
Il distingue également des niveaux : de bas en haut, sociologiquement, celui des conduites inscrites dans l’organisation sociale et le contrôle social ordinaire, celui des conduites politiques, des relations de l’État et de la société, et, le plus élevé, celui des mouvements sociaux qui débordent les conduites ordinaires et les actions politiques visant à promouvoir des intérêts et à stabiliser les conflits dans ce qui est pour nous le jeu démocratique.
Être un sujet
Pour comprendre la vie sociale, il convient d’étudier l’action, la conscience que les acteurs en ont, leurs expériences ordinaires. Les acteurs « produisent » ce qu’on appelle la société, et il y a là une dimension tragique : jamais l’acteur et le système ne sont réconciliés, ni par la domination ni par la force de la socialisation, et encore moins par l’harmonie des intérêts. L’histoire des sociétés est celle de la succession des systèmes d’action historiques et de leurs déchirements nécessaires.
Dans Critique de la modernité [5], Touraine montre que derrière la raison triomphante, la modernité a toujours été mise à mal par les nations, par le marché, par les identités et par les fractures internes, subjectives, instaurant une distance irréconciliable entre « nous » et « moi », et plus encore entre « moi » et « je », ou entre la morale et l’éthique. De même, les systèmes démocratiques ne parviennent jamais à institutionnaliser totalement les mouvements sociaux. Jamais l’acteur n’est adéquat au système.
La modernité a produit le sujet singulier. Mais Touraine est inquiet, parce qu’elle lui semble aujourd’hui menacée par le règne du marché, par le narcissisme, par la poussée des identités et par le déclin de l’universalisme démocratique qui est la condition nécessaire de la formation du sujet individuel et collectif.
Dans cette crise de la modernité, Touraine invite à faire de la sociologie en se défaisant de l’idée même d’une société conçue comme l’emboîtement d’une culture nationale, d’un État souverain et d’une économie nationale [6]. Il est, là aussi, quelque peu décalé par rapport à la culture sociologique dominante en France, où règne, pour reprendre une expression chère à Ulrich Beck, le « nationalisme méthodologique » qui n’aborde les problèmes que dans le cadre de l’État-nation.
Avec la mondialisation des cultures et des échanges, cet emboîtement ne tient plus ; il n’est que nostalgie, conservatrice dans le meilleur des cas, réactionnaire dans le pire. Touraine invite son lecteur à défendre la capacité d’être un sujet dans un monde où la possibilité de vivre ensemble est plus que jamais une épreuve et une nécessité.
L’intervention sociologique
Touraine aimait les « grandes théories » et les fresques historiques, et l’on pourrait penser qu’il était plus un théoricien qu’un homme de terrain. Or il a toujours mené des enquêtes et mis ses idées à l’épreuve des faits.
En 1976, alors que nous venions de terminer notre thèse de troisième cycle, il nous a invités à faire équipe avec lui dans un programme d’« interventions sociologiques » consacré aux nouveaux mouvements sociaux. Il s’agissait de savoir dans quelle mesure des luttes sociales étaient des mouvements sociaux mettant en jeu un modèle d’historicité et une domination sociale, et pas seulement des conduites de crise ou des promotions d’intérêts communs.
Partant du postulat selon lequel les acteurs sont intelligents et capables de savoir ce qu’ils font, à condition d’être mis dans certaines conditions qu’un dispositif de recherche doit leur offrir, Touraine a appliqué pour la première fois sa méthode nouvelle d’« intervention sociologique ». Afin d’optimiser la réflexivité des acteurs, celle des chercheurs aussi, nous avons constitué des groupes de militants qui ont été confrontés à des interlocuteurs pertinents – adversaires, alliés, témoins – et qui ont aussi discuté entre eux.
Ces premières rencontres avaient pour fonction de défaire les idéologies et les représentations, de transformer les certitudes en problèmes, de mettre à nu l’hétérogénéité des luttes. Au terme d’une dizaine de séances, les chercheurs ont soumis leurs analyses aux membres des groupes qui s’en sont saisis, les acceptant ou les rejetant et, finalement, coproduisant avec les sociologues une analyse de leur action.
Non seulement cette méthode est lourde et exigeante, mais elle va aussi à l’encontre des habitudes professionnelles les mieux établies, dans lesquelles les sociologues enregistrent des opinions sans les mettre à l’épreuve des faits et d’opinions contraires, pour les interpréter en s’attribuant une sorte de monopole du sens, comme s’il allait de soi que les acteurs sociaux ne savent pas ce qu’ils font et que c’est la « société » qui parle et agit à travers eux.
De l’Occitanie à la Pologne
Nous avons réalisé ensemble, ainsi qu’avec d’autres chercheurs, des interventions sociologiques avec (et non pas seulement « sur ») le mouvement étudiant, le mouvement occitan, le mouvement anti-nucléaire, le mouvement ouvrier et enfin Solidarność en Pologne en 1981. Toute méthode qui se respecte doit se donner des chances de voir démenties ses hypothèses. On a parfois soupçonné l’« intervention sociologique » d’être une technique de manipulation par laquelle les chercheurs confirmeraient à tous les coups leurs hypothèses sur les nouveaux mouvements sociaux.
Or, dans la plupart des recherches, nos hypothèses les plus optimistes n’ont pas été validées, ou très partiellement. Le mouvement étudiant restait dominé par la crise de l’université et par une rhétorique d’extrême gauche. Le mouvement occitan, balançant entre la seule défense de la langue et la tentation nationaliste, et lesté de thèmes sociaux portés essentiellement par des petits viticulteurs, a préféré disparaître plutôt que de verser dans la violence. Le mouvement anti-nucléaire de la fin des années 1970 ne parvenait pas à transformer son opposition au nucléaire civil en force politique et en propositions d’autres modes de développement ; il était déchiré entre la prophétie exemplaire et la critique techniciste de la technique. Quant à Solidarność, qui nous a tant enthousiasmés, nous y avions décelé les prémices d’une séparation entre mouvement ouvrier, lutte démocratique et tentations populistes – poussée nationaliste qui a eu lieu, hélas, trente ans plus tard.
La méthode de l’intervention sociologique s’est révélée productive, y compris pour étudier des luttes ou des expériences a priori éloignées des nouveaux mouvements sociaux : le racisme, l’antisémitisme, le terrorisme, la « galère » des jeunes de banlieue, l’expérience scolaire, le cancer, etc.
Si elle n’a pas essaimé autant que nous pouvions l’espérer, c’est sans doute en raison de son extrême lourdeur. Elle exige des acteurs acceptant d’y consacrer plusieurs dizaines d’heures, des groupes de chercheurs mobilisés durablement ; elle requiert que plusieurs groupes d’intervention soient formés dans plusieurs sites. Un seul terrain et un seul chercheur ne suffisent pas, et l’organisation actuelle de la recherche ne pousse guère à des engagements si longs et si lourds.
Elle n’en est pas moins susceptible d’être adaptée à des ressources plus modestes que celles d’un laboratoire de sociologie, comme l’a fait Daniel Jacquin dans sa thèse sur la lutte des LIP.
Recherches en Amérique latine
En 1956, bientôt rejoint par Edgar Morin et Jean-Daniel Raynaud, Touraine part créer un centre de recherche au Chili. Il y a épousé Adriana et, d’une certaine manière, il n’en est jamais revenu. Il a consacré plusieurs livres aux sociétés dépendantes, au populisme, à la politique en Amérique latine. Il est devenu un sociologue extrêmement influent dans cette partie du monde, un « maestro », parfois même une icône [7].
À ses yeux, les sociétés latino-américaines sont dépendantes et désarticulées – par la rupture entre le marché national et le marché international, par l’extrême distance culturelle et sociale entre les élites et le peuple, entre l’imaginaire national et les cultures indigènes, par la position à la fois centrale et fragile des classes moyennes. Cette désarticulation explique le poids du populisme et l’extrême autonomie des idéologies, le rôle écrasant du politique, la violence des conflits et la faiblesse des mouvements sociaux.
Longtemps, en Amérique latine, Touraine a suivi l’expérience de l’Unité populaire, puis la chute de Salvador Allende, et la sortie progressive de la dictature de Pinochet. Pour lui, l’Amérique latine n’était pas un terrain exotique et elle le touchait au plus profond. À Paris, Touraine pouvait passer pour un homme plutôt réservé, voire distant ; en Amérique latine, il devenait « latino », familier, proche des gens et de ses collègues. Il en a vécu les tragédies de façon très personnelle.
Compagnon de la deuxième gauche
Dans la tradition française, un savant devient souvent un intellectuel intervenant dans l’espace public, et Touraine n’a pas dérogé à ce modèle. Proche de Michel Rocard et d’Edmond Maire, il a vu dans la « deuxième gauche » l’opérateur politique des nouveaux mouvements sociaux et des mutations sociales et culturelles qu’il souhaitait observer.
Touraine était ce que nous appelions un social-démocrate, attaché autant à l’égalité qu’à la liberté. Il a pris parti pour les étudiants de Nanterre et Daniel Cohn-Bendit, avec qui il a toujours été ami, comme il a défendu les mouvements féministes, les luttes antiracistes, Solidarność, les zapatistes, etc. Mais, en matière d’engagement, sa position a toujours été singulière, souvent inconfortable et parfois incomprise.
Homme de gauche, connaissant bien le monde ouvrier et syndical, Touraine était plus que défiant à l’égard des discours convenus de la gauche politique sur le capitalisme, les classes sociales, l’État et la démocratie. S’il a voté pour François Mitterrand sans états d’âme en 1981, il était fort réservé à l’égard du mélange de rhétoriques radicales et de pratiques flottantes qui caractérisaient alors la gauche. De la même manière, contre la gauche majoritaire, il a soutenu les positions de la CFDT lors des grèves de 1995, ce qui n’était pas le choix le plus populaire.
Quand on examine ses prises de position, il apparaît qu’il était à la fois engagé et distant. Engagé pour une cause dans l’espace public, et distant parce qu’il avait les plus grandes difficultés à adhérer à l’idéologie de cette cause : favorable aux luttes étudiantes, distant à l’égard du gauchisme ; favorable aux luttes ouvrières, mais pas dupe du corporatisme ; favorable au droit d’être soi-même, mais lucide quant aux risques de dérives communautaires.
Par ailleurs, il savait parfaitement qu’à elles seules, l’éthique de conviction et les indignations qui vont avec ne font pas une politique, que le monde ne disparaîtra pas sous prétexte qu’il est injuste ou que nous sommes en colère.
Remercier Touraine
Bien que Touraine ait toujours pensé que l’espérance est un devoir et qu’il n’est rien de pire que de se laisser emporter par la nostalgie, force est de constater que la nébuleuse de la deuxième gauche ne se porte pas au mieux, que les colères et le sentiment de mépris inspirent plus les populismes que les programmes alternatifs.
De ce point de vue, Touraine nous quitte quand nos vieilles catégories politiques semblent nous abandonner. Sa volonté de croire que nous faisons l’histoire autant que nous la subissons va nous manquer.
Comme bien des savants et bien des intellectuels réputés, Touraine a été un mandarin, à une époque où les laboratoires et les équipes étaient soudés autour d’un « patron ». Le succès intellectuel dépendait de la force des idées et des productions, d’une part, mais aussi, d’autre part, des stratégies de pouvoir afin de faire école, d’avoir des disciples, de contrôler des revues et des collections, de construire des réseaux d’influence.
Touraine avait incontestablement l’autorité d’un « patron », mais il n’a jamais voulu s’engager dans une guerre d’usure et de position pour assurer son autorité grâce à la mobilisation de ressources et de réseaux. Peut-être pensait-il que c’était du temps perdu et que ce n’était guère honorable.
Aussi avons-nous eu le bonheur d’être ses élèves et ses amis sans qu’il nous soit jamais demandé d’être ses disciples. Pour le meilleur, et pour le moins bon peut-être, il nous a laissés libres de devenir ce que nous voulions être. Comment ne pas le remercier ?
François Dubet & Michel Wieviorka, « Hommage à Touraine »,
La Vie des idées
, 13 juin 2023.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://mail.laviedesidees.fr/Hommage-a-Touraine
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.