Recherche

Recension Philosophie

L’écho des savants

À propos de : Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte


par Édouard Gardella , le 11 octobre 2019


Télécharger l'article : PDF

Les sciences sociales doivent-elles prendre modèle sur les sciences de la nature, en particulier sur les neurosciences ? Tel est le problème que posent le dernier livre d’Hartmut Rosa et son concept de résonance.

Si les sciences sociales veulent élaborer des théories à la fois descriptives, critiques et universelles, est-il souhaitable qu’elles s’en remettent aux sciences de la nature, et en particulier aux neurosciences ? Telle est la question que suscite la lecture d’un récent livre traduit en français de Hartmut Rosa, intitulé Résonance. Une sociologie de la relation au monde. Ce concept de résonance vise à nommer l’envers de l’aliénation qui domine dans les sociétés modernes, pour englober l’ensemble des expériences que tous les humains font, dans lesquelles nous sommes positivement touchés par ce qui nous arrive, en dehors de toute utilité ou de tout rapport de pouvoir. Ainsi caractérisée par opposition aux rapports instrumentaux dominants, la résonance se présente comme le fondement d’une critique positive des sociétés modernes. Ce programme de recherches, pour séduisant qu’il soit, pose cependant un problème rédhibitoire du point de vue de la sociologie, pourtant revendiquée par l’auteur, en ce qu’il repose sur une naturalisation de cette expérience de la résonance.

L’ambition programmatique de la résonance

L’ambition de ce livre strictement théorique est claire : implanter un nouveau concept dans le paysage des sciences sociales, la résonance, pour en faire une source de réflexions et d’enquêtes. Les quatre parties remplissent cette mission : la première donne de nombreux exemples pour faire comprendre quel type d’expérience corporelle désigne la résonance, opposée à l’aliénation, par une approche inspirée de la phénoménologie, de la psychologie et des neurosciences ; la deuxième illustre ce type d’expériences par diverses occasions de la vie sociale ; la troisième relit l’histoire de la modernité comme une tension entre résonance et aliénation ; la quatrième propose des pistes d’action pour favoriser la résonance.

Les deux premières parties visent à faire de la résonance un objet pour les sciences sociales. À l’aide de métaphores et d’exemples littéraires issus principalement des « sentimentalisme » et « romantisme » allemands, elles sensibilisent le lecteur au fait qu’existent bel et bien ces expériences « qui nous parlent », au cours desquelles nous nous sentons, en tant qu’individus, positivement touchés, affectés, ébranlés par des émotions produites dans des situations ne relevant ni de l’indifférence (suscitant l’ennui), ni du conflit ou de l’agression (provoquant l’embarras, la peur, la détresse, l’angoisse). Cette relation, par laquelle les individus se familiarisent avec le monde sans chercher à en tirer une utilité, concerne potentiellement aussi bien notre rapport à une autre personne (dans l’amour, l’amitié ou l’enthousiasme pour une cause politique, abordés dans le chapitre 6), qu’à des objets (même commercialisés) ou des activités comme le travail ou le sport (chapitre 7) ou à des êtres qui nous transcendent (la nature, l’art, la religion ou le cours de l’histoire, abordés dans le chapitre 8), notamment au cours d’expériences esthétiques faites face à un paysage, en écoutant un morceau de musique ou à la lecture d’un poème (exemples récurrents dans l’ouvrage).

Dans la tradition de l’École de Francfort (courant de philosophie allemande allant de T. Adorno à A. Honneth), H. Rosa élabore le concept de résonance pour mettre en lumière ces expériences libérées des rapports dans lesquels les individus cherchent à contrôler le monde en vue d’en tirer une utilité, voire d’imposer des rapports de domination. La résonance se présente donc comme un concept non seulement descriptif, mais aussi normatif, au sens où elle serait souhaitable, par opposition à l’aliénation définie comme une accumulation (quantitative) de toujours plus de ressources en vue d’un contrôle du monde toujours plus grand. La raison, instrumentale, ainsi opposée aux émotions positives, est critiquée en tant qu’elle ne prendrait pas en compte les résistances que lui oppose le monde (comme la nature, par exemple), et en tant qu’elle viserait à éradiquer toute incertitude. La résonance s’en démarque terme à terme : elle a toujours quelque chose d’indisponible ; elle est imprévisible. Et on le comprend : on ne vibre pas sur commande.

C’est d’ailleurs le problème de l’histoire des sociétés modernes selon H. Rosa. La modernité correspond à une réduction sans précédent des possibilités de résonance (plus grande dans les sociétés prémodernes, comprend-on), en raison de leur urbanisation et rationalisation, ainsi que du capitalisme et de la domination des rapports de concurrence. Mais elle en a également suscité une plus forte attente, par la promesse selon laquelle chacun.e des membres des sociétés modernes pourra « trouver sa place » (donc faire l’expérience de la résonance) ; à une condition cependant : se soumettre à la norme caractéristique de la modernité, à savoir changer, et plus précisément, faire toujours plus et mieux (p. 473). Le paradoxe est qu’à force de rechercher délibérément toujours plus de résonance (par essence indisponible et imprévisible), les membres des sociétés modernes ont produit la domination du rapport instrumental au monde, en dénaturant la résonance. En effet, ils en ont fait une utilité à retirer des expériences, et non une expérience valant pour elle-même.

En cohérence avec la perspective positive de sa théorie critique, H. Rosa envisage des pistes d’action pour favoriser un retour à plus de résonance. La méthode est la suivante : diminuer la domination des rapports instrumentaux, et plus précisément les relations de concurrence qui impliquent, pour y réussir, l’accumulation continue et accélérée des ressources. L’auteur propose, entre autres, le renforcement des politiques écologiques, la promotion de rapports renouvelés à son corps (pour ne plus en faire une ressource à maximiser) et notamment à la nutrition, ou encore l’instauration d’un « revenu inconditionnel garanti », afin d’émanciper les individus du besoin d’entrer sur le marché du travail pour vivre décemment.

Si la résonance apparaît comme un programme séduisant, elle nous semble cependant reposer sur une conceptualisation doublement problématique, quand on la lit depuis un point de vue sociologique. Le sentiment que ce concept peut sembler trop large provient de deux problèmes plus profonds : d’une part, une confusion entre description et critique ; d’autre part, une naturalisation de la résonance.

Une conceptualisation doublement problématique

Confusions critiques

En proposant une lecture de la modernité comme une tension entre aliénation et résonance, H. Rosa cherche à maintenir vivant l’espoir d’un monde meilleur, dans lequel les rapports instrumentaux auront reculé, mais pas disparu. Le problème principal des sociétés modernes n’est pas, en effet, l’existence de rapports instrumentaux au monde : H. Rosa concède qu’il s’agit d’un acquis culturel à conserver, vu les progrès produits par la science, l’économie capitaliste ou encore l’État moderne. La crise de la modernité réside en fait dans le déséquilibre entre résonance et aliénation (p. 507), qui conduit à rendre quasi hégémonique la relation instrumentale au monde et à rendre presque impossibles des relations de bonne qualité.

Il y a là une source d’importante confusion dans le raisonnement critique exposé. Le problème diagnostiqué étant le déséquilibre entre résonance et rapport instrumental au monde, il semblerait que ce que Rosa appelle « aliénation » fasse alors partie de la réponse politique à donner aux crises que nos sociétés rencontrent. Ce qui est loin d’être intuitif. Symétriquement, un monde entièrement résonnant serait-il souhaitable ? L’auteur évoque, dans quelques incises, le caractère totalitaire (p. 197-198) d’une société où nous serions amenés à n’avoir que des rapports résonnants. La résonance apparaît alors comme étant également une source préoccupante de problèmes, cependant impossibles à nommer dans le paradigme proposé puisque « l’aliénation » est réservée à l’autre type de relation au monde. Rosa réserve ainsi sa critique à un seul type d’expérience (le rapport instrumental, qualifié d’aliénation), s’empêchant ainsi de nommer les problèmes induits par un excès de résonance.

La cause de cette impasse critique est méthodologique : résonance et aliénation sont élaborées comme des concepts à la fois descriptifs et normatifs (p. 196). Si résonance et rapport instrumental étaient pensés comme des concepts descriptifs, la critique pourrait s’en démarquer en ciblant les rapports problématiques existant entre ces deux types de relations au monde. L’argument critique serait alors plus convaincant en étant gradualiste et pluraliste : la pathologie sociale ne proviendrait pas de l’existence d’un certain type d’expérience du monde (en l’occurrence, le rapport instrumental), mais de l’hégémonie d’un type d’expérience sur l’autre.

Comment comprendre que H. Rosa, réflexif sur les problèmes induits par ce mélange entre description et critique, persiste pourtant à le maintenir ? Pour répondre, il faut identifier que la résonance est un phénomène analysé non seulement comme existant et souhaitable, mais comme nécessaire ; et même, comme biologiquement nécessaire. Autrement dit, les confusions critiques proviennent d’un ancrage de la théorie de la résonance dans les sciences de la nature, et plus précisément les neurosciences.

Confusions disciplinaires : la résonance comme anthropologie naturalisée

H. Rosa affirme que la résonance est un « rapport premier au monde » (p. 429) qui est nécessaire : « L’essentiel du développement du nourrisson passe par des rapports et des expériences de résonance et c’est à partir de ces derniers que se forge une identité du moi et une subjectivité spécifique » (p. 454). Elle est aussi une relation de type « anthropologique », c’est-à-dire universel (p. 518). Pourtant, l’auteur n’apporte aucune preuve sociologique à ces assertions. Pourquoi ?

Si cette recherche de l’universalité dans les sciences sociales paraît souhaitable, c’est la méthode adoptée qui est rédhibitoire du point de vue de la sociologie. Au lieu de passer par la démarche, éprouvée dans nos disciplines, de la comparaison entre sociétés, l’auteur présente à plusieurs reprises la résonance comme une relation au monde naturelle ; à la différence de la relation instrumentale qui, elle, serait apprise au cours du processus de socialisation [1]. Il apparaît alors nettement que le savoir fondamental sur lequel la théorie de la résonance est développée ne relève pas des sciences sociales, mais des neurosciences. Ainsi H. Rosa affirme reprendre le travail du psychiatre allemand Joachim Bauer « qui tente de mettre en évidence l’intérêt et la pertinence de la recherche sur les neurones miroirs pour l’analyse des processus sociaux. Bauer recourt explicitement à la notion de “phénomènes de résonance” (notamment p. 9-19), développant ainsi une sorte de théorie de la résonance intersubjective. Mes propres conceptions sont en grande partie inspirées de son livre » (p. 168, n. 11) [2].

Comment dès lors donner crédit à cette « sociologie de la relation au monde » ? En effet, à quoi reconnaît-on une résonance ? H. Rosa explicite deux critères pour l’identifier : le fait d’être affecté par le monde et le « sentiment d’efficacité personnelle » ; autant d’émotions auxquelles seuls les individus concernés ont accès. Une conceptualisation aussi subjectiviste et naturaliste ne permet assurément pas de mener de véritables enquêtes en sciences sociales [3].

Voyons tout de même sur quelles pistes nous mène une telle sociologie. Si la résonance est une relation au monde naturelle, comment recevoir les hypothèses esquissées par l’auteur, selon lesquelles la résonance serait plutôt féminine, catholique, rurale et portée par la jeunesse (p. 445-457) ? Est-ce à dire que les individus ayant ces caractéristiques sont plus proches de l’état de nature (donc moins socialisés) que les autres ? En ne prenant que l’exemple des femmes, on voit à quel point ce travail est susceptible de reconduire des stéréotypes sexistes, en suggérant que celles-ci sont naturellement plus réceptives au monde.

H. Rosa, certes, ne va pas jusqu’à écrire cela. C’est pourtant une conséquence logique qui se dégage de sa proposition théorique. Il faut alors essayer d’expliquer comment un chercheur de cette qualité peut en arriver à de telles inconséquences. Proposons une piste. Depuis la fin du structuralisme, les sciences sociales ont abandonné le projet de dire ce qui fait l’unité de l’humanité. Elles ont largement documenté les particularités changeantes de chaque société, de chaque groupe, de chaque individu même ; elles ont abondamment analysé ce qui fait la pluralité et la diversité de l’humanité. Cette tendance, qui a produit des progrès de connaissance importants, correspond à une division du travail scientifique, progressivement devenue évidente, attribuant la recherche de ce qui caractérise l’humanité à certaines sciences naturelles (psychologie, neurosciences) et laissant aux sciences sociales l’investigation du particulier, du singulier, de l’accidentel. Conséquence : quand des travaux de sciences sociales redécouvrent l’intégralité de leur mission, ils s’en remettent à ces sciences naturelles pour passer l’épreuve de l’universel. Le résultat peut alors être le suivant, comme dans le cas de la résonance : ce qui caractérise l’humanité se retrouve cantonné à l’individu, ses émotions, sa relation subjective au monde et le fonctionnement de son cerveau, et non dans le fait que l’humain n’a jamais vécu en dehors de groupes (de fait, la résonance n’a pas besoin d’autrui pour avoir lieu).

L’ouvrage de Hartmut Rosa doit donc se lire comme un symptôme de cette double tendance à naturaliser et individualiser l’universel en sciences sociales. Il faut alors lui opposer une forte critique. En effet, cette perspective épistémologique propose un horizon politique libéral (voire libertaire) individualiste, où la priorité est que chacun.e puisse à nouveau vibrer, reléguant ainsi dans les coulisses de l’histoire non seulement les idéaux de justice sociale fondateurs de notre modernité (en particulier la réduction des inégalités), mais aussi les conditions mêmes de possibilité pour les atteindre : le contrôle de nos émotions individuelles et la conflictualité démocratique.

Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, La Découverte, traduit de l’allemand par Sacha Zilberfarb (et Sarah Raquillet), 2018, 536 p., 28 €.

par Édouard Gardella, le 11 octobre 2019

Pour citer cet article :

Édouard Gardella, « L’écho des savants », La Vie des idées , 11 octobre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Hartmut-Rosa-resonance-sociologie-relation-monde

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Entre autres : « essence de la condition humaine » (p. 409) ; « notre capacité de résonance, qui constitue le noyau de notre être » (p. 428) ; « [L]a résonance désigne un rapport premier au monde, là où l’aliénation, pour inévitable qu’elle soit, n’est qu’un effet processuel de socialisation et de culture » (p. 429).

[2On peut suivre dans le travail de H. Rosa un recours continu aux sciences de la nature comme savoirs fondamentaux. Dans Accélération. Une critique sociale du temps (2010), celui-ci indiquait explicitement que sa définition du temps provenait de la science physique, et que son concept d’accélération reprenait celui de la physique newtonienne (p. 87). Le temps était donc intégralement naturalisé ; comme l’est la résonance.

[3L’auteur donne pourtant à voir, dans de brefs passages, à quoi aurait pu ressembler une enquête sociologique sur la résonance : en en faisant une norme à vivre intensément (p. 417 ; p. 423-426), donc en la rapportant à des pratiques observables telles que des injonctions, obligations, incitations et éventuelles sanctions. Cela aurait ainsi permis de dénaturaliser le « vocabulaire psycho-émotionnel de la modernité » (p. 411), au lieu de le reprendre comme fondement conceptuel. Cela aurait aussi permis de voir comment les acteurs définissent cette norme de résonance, l’endossent (plus ou moins) et la critiquent.

Partenaires


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet