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Hantises politiques

À propos de : Éric Fournier, Nous reviendrons ! Une histoire des spectres révolutionnaires, France, XIXe siècle, Champ Vallon


par Michèle Audin , le 29 mai


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Le XIXe siècle a été riche en spectres : fantômes, morts-vivants et zombies, mais surtout revenants politiques, du monarque de la Restauration aux morts de la Commune, en passant par le célèbre spectre qui hante l’Europe selon Marx et Engels : le communisme.

Voici un petit livre qui lance une jolie idée : faire l’histoire des spectres révolutionnaires en France au XIXe siècle. Ce fut un siècle, on le sait, de fantômes et d’au-delà. Tous azimuts, comme le montrent les immenses succès de La Dame blanche (1825), une belle fantôme à l’opéra, de Frankenstein (dès 1818) et d’autres, en librairie, sans parler de la fébrile activité des tables tournantes.

Voici donc revenir les « spectres révolutionnaires ». Ils sont appelés sous l’invocation de celui qui hante l’Europe depuis 1848 et l’incipit du Manifeste du parti communiste de Marx et Engels, qui sert aussi d’incipit à ce Nous reviendrons !. Il semble en effet difficile d’ignorer ce spectre, même s’il n’est pas certain qu’il ait hanté les révolutionnaires français (la première édition en français du Manifeste serait parue, selon Maximilien Rubel [1], à New York en 1872, la première publiée en France et en volume pourrait bien dater de 1895).

Spectres en tous genres

Spécialiste des « usages politiques du passé » [2], Éric Fournier invoque bien sûr, dans son introduction, des spectres plus actuels, fantômes, morts-vivants et autres zombies. Le prologue qui suit est centré sur les républicains en lutte contre l’Empire libéral, dernier avatar du Second Empire, qui ont instrumentalisé les fusillés et les déportés de décembre 1851. Il s’agit ici d’une campagne menée par le journal de la famille Hugo, Le Rappel, contre le ministre Émile Ollivier, qui avait oublié s’être naguère proclamé « spectre du 2 décembre ».

Les quatre premiers chapitres se partagent ensuite la chronologie du siècle : le « spectre odieux de la tyrannie » (1789-1815), la Restauration étant un indiscutable retour de revenants, mais les spectres de l’Incorruptible, voire celui de Napoléon, sont aussi envisagés ; la montée du fantastique en politique (1832-1848), les spectres de l’Empire (1851-1871) et les aurores spectrales (1871-1914), vingt-sept petites pages sur le retour des spectres communards.

Théophile Ferré par Félix Vallotton

Les deux derniers chapitres abordent des « matérialités » (prisons, fleurs, mur, etc.) et des protagonistes spectrales et spectraux, à travers des personnalités comme celle de Louise Michel, autrice du « Nous reviendrons ! » qui fait le titre de l’ouvrage. Dans son poème À mes frères écrit dans une prison versaillaise deux jours après la condamnation à mort du communard blanquiste Théophile Ferré, le « nous » de « nous reviendrons » est constitué de « spectres vengeurs ».

Parmi les matérialités, le nom même des immortelles place ces fleurs dans le « spectral ». Selon l’auteur, il en est de même des églantines. Le drapeau rouge lui-même serait spectral. Le voici arboré par « un homme grand et maigre avec un long visage cadavéreux [...] immobile comme un spectre ». Cette citation de Heine (p. 54) décrit un des participants, que le poète a peut-être vu, de l’insurrection de juin 1832, sur fond de choléra, lors des funérailles du général Lamarque — il s’agit de l’insurrection racontée dans Les Misérables. Victor Hugo, qui peut-être ne l’a pas vu, s’est contenté d’« un homme à cheval, vêtu de noir [...] avec un drapeau rouge, d’autres disent avec une pique surmontée d’un bonnet rouge ». Ce drapeau, s’il fut « spectral », ne l’est sans doute pas resté très longtemps. Hugo mentionne dans la suite [3] des drapeaux rouges, tricolores et même noirs. La « spectralité » du drapeau noir mériterait d’être étudiée, elle aussi.

Opprimés chétifs

Premier axe d’étude de ce livre : les spectres qui soulèvent les opprimés et avivent la détermination révolutionnaire (p. 14-15). Les spectres de l’Empire, qui emplissent, après le prologue, tout un chapitre de l’ouvrage, renforcent sans aucun doute la détermination républicaine. Mais est-elle révolutionnaire ? Plus massivement, les massacres de révolutionnaires au long du siècle — principalement en juin 1848 et mai 1871 — avec leurs « morts enterrés sans cercueil » [4], mais surtout leurs cohortes de disparus et de morts-vivants (erreurs sur la personne lors d’exécutions sommaires, comme ce fut le cas pour Victorine Brocher, qui a intitulé son livre Souvenirs d’une morte-vivante [5]), ne pouvaient qu’alimenter la formation de spectres.

L’aspect physique de beaucoup d’opprimés, d’ouvriers parisiens, qu’ils aient été victimes ou non de ces massacres, chétifs, maigres, voire décharnés, évoque des images spectrales, des cadavres, des squelettes. Tels les morts sortant de leurs tombes devant le mur des Fédérés dans un dessin de Steinlen, paru le 2 juin 1894 dans Le Chambard socialiste, dont une reproduction sur carte postale ouvre le beau cahier iconographique du livre. On est loin des aimables et élégantes « dames blanches ».

On pense aussi à la façon dont les communards évoquaient les combattants, vivants ou morts, de juin 1848, spectres révolutionnaires un peu délaissés dans ce livre, selon lequel les tueries se seraient faites « discrètement, dans les interstices de la ville » (p. 71). Vraiment ? La « cave » que mentionne l’auteur pourrait bien être celle sous la terrasse du bord de l’eau, au jardin des Tuileries, dans laquelle étaient enfermés 900 prisonniers ; c’est davantage qu’un interstice ! Si bien que, au-delà des rares livres d’histoire de ce moment, on la trouve dans L’Éducation sentimentale où ces prisonniers, dont beaucoup sont déjà des cadavres, « semblent vivre un cauchemar, une hallucination funèbre » [6], qui se matérialise dans les coups de fusil tirés sur eux par les soupiraux.
Malgré la présence massive d’Hugo dans le siècle, Quatrevingt-treize et les spectres qu’il invoque (de Marat, mais pas seulement), trois ans seulement après la Semaine sanglante, ne sont pas « invoqués ».

Des communards dans le sol de Paris

L’auteur le dit dans sa conclusion :

Les révolutionnaires décident d’investir résolument les ressources du fantastique et des cultures magiques pour renouer avec de larges pans de la population » (p. 207). Sans doute, mais les spectres ont aussi été très largement utilisés contre eux. Au « Nous reviendrons ! » se superpose un « Ils reviennent !

À cet égard, ce livre pourrait susciter des études un peu fines des batailles pour (et contre) l’amnistie des communards des années 1876 à 1880. Le « sinistre soulèvement des pavés » (p. 166), évoqué par Victor Hugo dans un célèbre (et inefficace) discours de 1876, renvoie aux morts inhumés en urgence dans les squares, les chantiers, etc., avant d’être (au moins officiellement) exhumés dans la chaleur de l’été 1871 — de quoi fabriquer des foules de spectres. On a d’ailleurs exhumé des restes de communards du sol de Paris pendant des décennies. Le fantôme de l’Opéra lui-même en a parlé [7], et il devait s’y connaître !

Parmi de nombreuses autres pistes, le rôle joué lors de la toute dernière bataille (juin 1880) de l’amnistie plénière par le spectre d’Alexis Trinquet et ses chaînes (de bagnard, mais comment distingue-t-on les chaînes d’un bagnard de celles d’un fantôme ?) agitées par les membres de son comité électoral, et par l’élection de ce spectre dans la circonscription même de Gambetta, pourrait être étudié en détail dans la perspective envisagée par ce livre. Le fantôme revenant de l’au-delà des antipodes, réincarné en ancien communard, ancien bagnard, désormais éligible, est battu aux élections municipales en janvier 1881, comme le sont tous ses collègues revenants et comme l’avait annoncé un article du Temps dès le 4 janvier (cité p. 120) [8] :

Aujourd’hui, le parti qui s’intitule le parti prolétaire s’efforce de supplanter à son tour les revenants de la Commune. L’exil, le bagne, ne sont plus des titres.

L’auteur a utilisé « un dense réseau de solides études en sciences humaines » (p. 12) et il appelle à un « examen serré des sources » (p. 9). On peut regretter que son livre ne comporte pas de liste de ces sources (il me semble qu’il n’utilise que des livres et des journaux). Il est vrai qu’il n’a que 212 pages, plus 12 d’iconographie, toutes très belles.

Éric Fournier, Nous reviendrons ! Une histoire des spectres révolutionnaires, France, XIXe siècle, Paris, Champ Vallon, 2024, 228 p., 23 €.

par Michèle Audin, le 29 mai

Pour citer cet article :

Michèle Audin, « Hantises politiques », La Vie des idées , 29 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Eric-Fournier-Nous-reviendrons

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Édition des Œuvres de Marx par Maximilien Rubel, Économie, I, Paris, Gallimard, « Pléiade », 1963.

[2Sous-titre de son livre La Commune n’est pas morte, Libertalia, 2013.

[3Victor Hugo, Les Misérables, quatrième partie, livre dixième, chapitre III, « Un enterrement : occasion de renaître », pour l’homme à cheval, et chapitre IV, « Les bouillonnements d’autrefois », pour les différents drapeaux (1862).

[4Selon les mots de la chanson de Jules Jouy, Le Tombeau des fusillés, 1887.

[5Victorine Brocher, Souvenirs d’une morte vivante, Libertalia, 2017.

[6Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, troisième partie, fin du chapitre I, 1869.

[7Gaston Leroux, avant-propos au feuilleton Le Fantôme de l’Opéra, dans Le Gaulois, 23 septembre 1909.

[8Voir aussi Laure Godineau, Retour d’exil. Les anciens communards au début de la Troisième République, thèse d’histoire, 2000, p. 350 sq.

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