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Recension Histoire

Au nom de toutes les femmes manquantes

À propos de : Christelle Taraud, Féminicides. Une histoire mondiale, La Découverte


par Margot Giacinti , le 8 mai 2023


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Proposant une histoire mondiale à travers les millénaires, un imposant volume s’intéresse au « continuum féminicidaire », depuis le sexisme et les injonctions corporelles jusqu’aux massacres génocidaires.

Féminicides, l’ouvrage coordonné par Christelle Taraud, est impressionnant tant par sa taille (924 pages) que par l’ambition qui se dégage de son titre : proposer une histoire globale, voire connectée, des féminicides, selon une approche historiographique à présent fréquente dans les études historiques.

Périodisation

Pour répondre à cet enjeu, Christelle Taraud propose un ouvrage en sept grandes parties, assimilables à des chapitres, auxquelles s’ajoutent une introduction et une conclusion.

La première partie est intitulée « Chasse aux ‟sorcières” ». La seconde porte sur l’esclavage et la colonisation comme féminicides. La troisième examine les meurtres de femmes et féminicides de masse. La quatrième s’intéresse au lien entre masculinismes et féminicides. La cinquième traite de la question des féminicides comme génocides. La sixième porte sur les normes de beauté, les mutilations corporelles et les annihilations identitaires. La septième et dernière partie est intitulée « Tuer les filles, les domestiquer et les marchandiser ». Chaque partie, après une introduction générale, est composée de diverses contributions : articles scientifiques, articles de journaux, poèmes, illustrations, etc.

Plutôt que de réaliser un examen critique des diverses parties qui constituent l’ouvrage, nous soulignerons d’une part les apports importants et originaux de celui-ci, d’autre part les questionnements qui ont été les nôtres à sa lecture.

Tout d’abord, l’ouvrage dirigé par Taraud se distingue par la mise au travail assumée du concept de féminicide dans des contextes géographiques et historiques variés, et ce, dans des époques antérieures à la conceptualisation du concept. Ainsi, on peut le retrouver mobilisé tant pour réfléchir aux meurtres sexo-spécifiques de la Préhistoire (voir l’introduction de Claudine Cohen, « Féminicides et violences dans la préhistoire », p. 37-45) qu’à ceux du Moyen Âge et de la Renaissance (chasses aux sorcières), qu’à ceux produits par les contextes coloniaux anciens – les articles abordent les féminicides de femmes blanches esclaves en Scandinavie ancienne, ou dans l’Empire Ottoman, de femmes noires esclaves au Maghreb, en Jamaïque coloniale, au Brésil ou en Afrique centrale – et plus récents (Nadera Shalhoub-Kervorkian et Suhad Daher-Nashif, « Féminicide et colonisation entre politique d’exclusion et culture de contrôle des Palestiniens en Israël », p. 292-312), sans oublier bien sûr les féminicides de l’ère contemporaine.

Cette étude multidimensionnelle d’envergure permet de constituer un répertoire des féminicides historiques et contemporains (intimes, politiques, etc.) et d’évoquer les « femmes manquantes » [1], c’est-à-dire toutes les femmes tuées, à la naissance ou au cours de leur vie, meurtres qui participent à entretenir un sex-ratio inégal entre hommes et femmes (voir l’introduction de Gita Aravamudan, « Un monde sans femmes : sex-ratio et féminicides », p. 783-793). L’ouvrage introduit également l’étude de féminicides encore trop peu documentés, comme les handiféminicides (Charlotte Puiseux, « Validopatriarcat, féminicides et handiféminisme en France aujourd’hui », p. 872-878, et No Anger, « Un corps qui a appris l’indiscipline », p. 879-880) ou les transféminicides (voir par exemple Elisa Von Joeden-Forgey « Féminicide en génocide, féminicide et génocide », p. 585-587).

Féminicide et génocide

L’ouvrage examine ensuite les pratiques féminicidaires qui se déploient dans les mises à mort violentes (emprisonnements, tortures, lapidations et noyades en Europe, sati en Inde, lynchage des femmes noires aux États-Unis) et dans les justifications sexistes de ces meurtres (adultères suspectés ou réels des femmes, honneur bafoué, refus de relations sexuelles, d’un mariage ou d’une relation amoureuse, etc.).

De manière particulièrement intéressante et originale, l’ouvrage s’attaque à des questions difficiles, tant sur le plan des mémoires que sur celui des sources, comme celle des génocides, crimes a priori non sexo-spécifiques. Il présente l’audacieuse thèse d’une possible intersection entre féminicide et génocide, c’est-à-dire l’existence de tueries spécifiques de femmes au sein des phénomènes génocidaires (voir l’introduction d’Elisa Von Joeden-Forgey « Féminicide en génocide, féminicide et génocide », p. 577-591).

Dans cette perspective, plusieurs articles portant sur le génocide de femmes arméniennes et juives du début du XXe siècle (Christelle Taraud, « Prostitution forcée, violences sexuelles et viols dans les génocides du début du XXe siècle. Le cas des Arméniennes et des Juives », p. 592-600), le génocide guatémaltèque entre 1980 et 1985 (Victoria Sanford, Sofia Duyos Alvarez et Kathleen Dill, « La violence sexuelle comme arme pendant le génocide guatémaltèque », p. 650-662), le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 (Patricia A. Weitsman, « La politique identitaire et la violence sexuelle. Une analyse de la Bosnie et du Rwanda », p. 635-648), le génocide bosniaque en 1995 (idem), le génocide contemporain des femmes amérindiennes (Margaret Moss, « Femmes amérindiennes assassinées : ce génocide qui embarrasse l’Amérique du Nord », p. 666-669) posent la question des violences spécifiques contre les femmes lors de génocides (viols, mutilations sexuelles, maternités forcées, etc.).

La contribution notable de Philippe Mezzasalma à propos du camp de Ravensbrück, en fonctionnement à partir de 1942, est particulièrement marquante dans la réflexion sur le concept de féminicide. En effet, ce camp, qui avait été conçu pour dresser les « déviantes », s’est muée en camp d’extermination réservé aux femmes, devenant de ce fait pour l’auteur « l’un des pires lieux de féminicides en Europe au XXe siècle » (Philippe Mezzasalma, « Ravensbrück, lieu emblématique des féminicides dans l’Europe du XXe siècle », p. 609).

En complément de l’examen des faits sociaux, l’ouvrage s’intéresse à la question de la représentation des féminicides. Sont ainsi évoqués les récits mythiques (celui d’Iphigénie dans la tragédie grecque, celui de Sia Isabéré dans la mythologie d’Afrique de l’Ouest, celui de Shahmeran dans les mythologies orientales, etc.), les contes (comme Les Mille et Une Nuits) ou encore les textes religieux, qui véhiculent des narrations de féminicides particulièrement violentes.

En créant des figures de femmes « tuables », dont l’histoire doit être transmise aux générations futures, ces récits contribuent à autoriser la domination sexuelle, sexiste et violente vis-à-vis des femmes. Ces textes agissent donc comme des rappels, à l’ensemble des femmes, du fait qu’elles sont socialement vulnérables.

Enfin, l’ouvrage présente des initiatives de lutte contre les féminicides : campagnes d’affichage (campagne d’AleXsandro Palombo, campagne #EndFGM), chants de lutte et poèmes (Un violador en tu camino, Machi Macho), outils féministes (le « violentomètre »), dispositifs artistiques (Preuves d’amour, Derrière les chiffres), mémoriaux (plaque de l’école polytechnique), organisations (We are not weapons of war, Maison des femmes de Saint-Denis), etc.

Observations critiques

Cet ensemble permet de saisir toute la dimension massive, structurelle et sexo-spécifique du féminicide, qui conduit Christelle Taraud à évoquer un « continuum féminicidaire » (Christelle Taraud, « Une histoire mondiale des féminicides : pour quoi faire ? », p. 15), c’est-à-dire l’ensemble des conditions matérielles et symboliques autorisant la haine des femmes par les hommes, les rendant appropriables et (légalement) tuables. Le volume évoque le rôle du masculinisme, cet antiféminisme [2], dans la perpétuation des féminicides, en affirmant que ce crime est une sanction définitive envers celles « qui ne restent pas à leur place ».

Outre ces apports essentiels et importants, l’ouvrage peut être source d’interrogations pour le lecteur/la lectrice, avertie ou non. D’une part, l’organisation générale de l’ouvrage, malgré sa division en grandes parties, est peu praticable, notamment en l’absence de sommaire détaillé, problème déjà souligné par d’autres [3]. Cohabitent par ailleurs, au sein des sept chapitres, des contributions très diverses (articles inédits, textes déjà publiés, traductions, archives, images, etc.) dont le statut n’est spécifié qu’en toute fin d’article, ce qui entretient une certaine confusion, notamment entre textes d’analyses et sources primaires.

De même, les textes traitant de faits sociaux sont mêlés dans l’ouvrage à ceux abordant les représentations des féminicides. Ce brassage ne facilite pas la distinction entre ce qui relève de l’étude du mythe et ce qui tient à l’analyse des féminicides réels : s’il ne s’agit pas ici de dire que la première n’est pas légitime, elle peut difficilement être placée sur le même plan que la seconde.

S’ajoutent à ces difficultés les allers-retours temporels fréquents au sein d’un même chapitre. À titre d’exemple, le chapitre 7 fait se succéder un article abordant les enlèvements de femmes dans le Kirghizistan contemporain, un autre sur la rappeuse féministe Sonita Alizadeh, engagée contre les violences contre les femmes afghanes, un troisième sur la figure de la matrone romaine, reposant sur des sources antiques, dans une succession qui peut paraître particulièrement étonnante compte tenu de la démarche historique revendiquée par l’ouvrage.

D’autre part, on peut parfois être déroutée par les choix en matière de sélection des textes et de construction du plan de l’ouvrage. À titre d’exemple, le chapitre 6 intitulé « Normes de beauté, mutilations corporelles et annihilations identitaires » ne traite pas spécifiquement des féminicides, mais propose un propos général sur le sexisme, comme l’illustre cette citation issue de l’introduction du chapitre :

Être belle est, en effet, d’abord un ‟travail féminin” qui nécessité beaucoup d’efforts et occasionne nombre de douleurs dans le but non de se plaire à soi-même, mais de plaire aux autres, et avant tout aux hommes (Christelle Taraud, « Normes de beauté, mutilations corporelles et annihilations identitaires : au cœur du continuum féminicide », p. 675).

Si le propos de l’autrice est fondé, il est curieux qu’une place si considérable ait été allouée à cette question, dans un ouvrage s’illustrant déjà par sa très imposante taille. Il en est de même pour la suite de la partie, qui consacre dix pages à la question de la poupée Barbie, quatre au concours de beauté Miss America de 1968 ou encore dix-huit à l’histoire du mot « pute ».
Le lien avec les féminicides n’est pas patent, et de telles analyses, qui auraient sans doute leur place dans un ouvrage général sur les violences faites aux femmes, (d)étonnent dans un ouvrage consacré à la question des féminicides. Une réduction de l’ouvrage à la seule question des féminicides aurait sans doute permis une économie non négligeable de taille et une meilleure maniabilité du volume.

Rendre à Cléopâtre ce qui est à Cléopâtre

La seconde interrogation porte sur la manière dont l’histoire conceptuelle du féminicide est réalisée. Que ce soit dans l’introduction ou dans les contributions, le concept de féminicide (ou femicide) n’est que peu traité sous l’angle généalogique [4].

Ainsi, bien que l’introduction évoque le terme « féminicide […] – qu’il faut cependant replacer dans une généalogie intellectuelle et politique qui commence par l’invention de celui de femicide par la chercheuse féministe sud-africaine Diana E. H. Russell à la fin des années 1970 », cette injonction à contextualiser la notion est suivie de peu d’effets dans le reste de l’ouvrage [5]. Par exemple, le Tribunal international des crimes contre les femmes de mars 1976, événement transnational lors duquel Diana Russell présenta une ébauche de théorisation du concept, est quasi absent de l’ouvrage.

Si le rôle de Diana Russell dans la théorisation du concept est bien évoqué dans l’ouvrage, sa place reste très superficielle. La politique citationnelle de l’ouvrage la fait intervenir à la quatrième page de l’introduction, après Julia Monarrez Fragoso, Melissa W. Wright, Silvia Federici, etc., ce qui ne rend pas justice au rôle-clé de Diana Russell.

De même, l’ouvrage fondateur de la notion, Femicide : the Politics of Woman Killing, paru en 1992 et codirigé avec Jill Radford, sociologue britannique, n’est mentionné ni dans le texte, ni même en note de l’introduction, et ne fait l’objet d’aucun encart dans l’ouvrage. Pourtant, l’usage du concept de féminicide en étude de genre et en sciences sociales en général, n’a pas été une évidence. Lors d’un entretien donné lors de la sortie de l’ouvrage, Diana Russell avait déclaré :

Lorsque Louise Merrill, une femme d’East Bay [Californie], a écrit un article sur le meurtre des femmes, je l’ai utilisé pour préparer un témoignage sur le femicide pour le Tribunal international sur les crimes contre les femmes en Belgique. Ma prise de conscience de cette question ne date donc pas d’hier. Depuis lors, j’ai essayé d’encourager les femmes à utiliser ce concept, mais il y a eu une énorme résistance. [6]

Alors que l’ouvrage s’inscrit dans une dynamique féministe, il échoue ainsi à rendre à Cléopâtre ce qui est à Cléopâtre et reproduit involontairement une certaine marginalisation du rôle et des travaux de Diana Russell. Un ouvrage de cette ampleur aurait pu être l’occasion d’approfondir le cheminement du concept dans le parcours intellectuel de Russell, que le public était en droit d’attendre eu égard au thème général, à l’ambition historique et à la dimension globale de l’étude. Une telle démarche, dont on ne peut que regretter l’absence, aurait enfin été l’occasion de rendre hommage à cette pionnière, décédée en juillet 2020. Outre ces éléments de discussion, l’ouvrage est une contribution étoffée et féconde pour l’étude des féminicides, dont il convient de saluer l’entreprise, tant il reste nécessaire de poursuivre, pour mieux appréhender ce fait social, le travail de documentation.

Christelle Taraud, dir., Féminicides. Une histoire mondiale, Paris, La Découverte, 2022. 928 p., 39 €.

par Margot Giacinti, le 8 mai 2023

Pour citer cet article :

Margot Giacinti, « Au nom de toutes les femmes manquantes », La Vie des idées , 8 mai 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Au-nom-de-toutes-les-femmes-manquantes

Nota bene :

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Notes

[1L’expression est empruntée à l’économiste indien Amartya Sen dans l’article « Missing women. Social inequality outweighs women’s survival advantage in Asia and north Africa », The British Medical Journal, mars 1992, p. 587-588.

[2Pour reprendre la définition de Christine Bard, dans Patrizia Romito, « Masculinisme, féminicides, fémicides », p. 478.

[3Florian Besson, « Christelle Taraud (dir.), Féminicides. Une histoire mondiale », Lectures, les comptes rendus, mis en ligne le 7 novembre 2022, consulté le 28 avril 2023

[4Voir Marylène Lapalus et Mariana R. Mora, « Femicide/féminicide. Les enjeux politiques d’une catégorie juridique et militante », Travail, genre et sociétés, vol. 43, n° 1, 2020, p. 155-160.

[5Voir, à titre d’exception, la contribution de Rosa-Linda Fregoso, « La ‟guerre la plus longue” : féminicide sexuel systémique en Amérique », p. 317-333, laquelle retrace brièvement cette généalogie en s’intéressant à la circulation du concept au Mexique.

[6Chris Domingo, « Femicide : An Interview with Diana E. H. Russell », Off Our Backs, vol. 22, n° 7, 1999, p. 1.

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