Cinquante ans après la révolution, et malgré la célébration de l’événement par la majorité de la population, l’extrême droite refait surface au Portugal.
Cinquante ans après la révolution, et malgré la célébration de l’événement par la majorité de la population, l’extrême droite refait surface au Portugal.
Victor Hugo avait vu juste lors du 30e anniversaire de la Révolution de 1848 en saluant ces « grandes dates qui évoquent les grandes mémoires. » Et en nous exhortant à « ne jamais laisser s’effacer les anniversaires mémorables. Quand la nuit essaie de revenir, il faut allumer les grandes dates, comme on allume les flambeaux. » Le 25 avril 1974 fait assurément partie de ces grandes dates de l’histoire mondiale. Sa mémoire historique s’est construite autour d’un rituel commémoratif chaque 25 avril – « Jour de la Liberté », à la fois institutionnel et populaire – et d’une histoire savante nourrie de nombreuses recherches et publications, au Portugal comme à l’étranger. Le 25 avril s’affirme aujourd’hui comme une date clé aux yeux d’une large majorité de Portugais. Une étude réalisée pour le 50e anniversaire vient de révéler que 65% des personnes interrogées considèrent le 25 avril comme « le fait le plus important de l’histoire du pays », résultat en augmentation par rapport à 2014 (59%) et à 2004 (52%). 56% des sondés ont précisé que « le 25 avril devrait passer à l’histoire comme ayant eu des conséquences plus positives que négatives. » Et pour 81% des Portugais, « la forme prise par cette transition à la démocratie constitue un motif d’orgueil. » [1]
La ferveur populaire le 25 avril dernier dans toutes les villes du Portugal où les défilés ont connu une affluence record – plus de 200 000 personnes à Lisbonne – a témoigné de la vitalité du 25 avril dans un contexte politique plombé par les élections législatives anticipées du 10 mars qui ont vu le parti d’extrême droite Chega réalisé une percée significative – notamment auprès des jeunes –, avec plus de 18% des suffrages. Un parti qui ne fait pas mystère de son hostilité au 25 avril et dont les 50 députés ont d’ailleurs quitté l’hémicycle de l’Assemblée ce jeudi 25 avril lorsque a été entonné l’hymne de la révolution des Œillets, la chanson iconique de Zeca Afonso, Grândola, vila morena. Malgré ce sursaut populaire et cet ancrage en apparence solide dans la mémoire collective, le 25 avril doit faire face à un double défi : celui du temps qui passe, face au présentisme et à l’ignorance ; celui de l’irruption de Chega sur l’avant-scène politique, une extrême droite en phase de normalisation.
Au lendemain du 25 avril 1974, le principal monument portant le nom du dictateur – le « Pont Salazar » à Lisbonne – fut vite renommé « Pont du 25 avril ». Inauguré en grandes pompes le 6 août 1966, ce pont sur le Tage, fierté du régime, fut rebaptisé dans les jours qui suivirent le 25 avril, avec l’image d’ouvriers s’affairant pour faire disparaître le nom du dictateur sur le principal pilier du pont. Il y eut peu de statues à déboulonner du dictateur, celui-ci n’ayant guère cherché à être statufié de son vivant. L’une à Lisbonne, datant de 1937 et implantée en 1959 dans le patio intérieur du Palácio Foz, le représentant debout et en toge universitaire, celle de professeur cathédratique à Coimbra. L’autre en position assise, inaugurée en 1965 à Santa Comba Dão dans la commune jouxtant son village natal des Beiras, fut abîmée avant d’être décapitée en novembre 1975.
En somme, de rares symboles en pierre ou en bronze à renverser. Une sépulture modeste et discrète dans le cimetière de son village natal de Vimieiro, orné alors d’une simple inscription – AOS, pour António de Oliveira Salazar – et d’une date, 1970. Pas de Valle de los Caidos, ni de mausolée comme en Espagne avec Franco. Peu de rues à débaptiser, mais de nombreux édifices publics à se réapproprier, à commencer par les ministères du Terreiro do Paço, cette place du Commerce centre du pouvoir politique occupée au petit matin du 25 avril, avec ces photos de soldats enlevant dans les bureaux les photos officielles de Salazar. Et une volonté d’engager rapidement un processus d’épuration dans l’administration, les communes et les entreprises publiques avec le décret-loi promulgué le 25 juin 1974, deux mois à peine après la révolution des Œillets.
Tous les ingrédients semblaient réunis d’une transition « par rupture » capable de demander des comptes au passé dictatorial et de construire un nouveau narratif. En pratique, la gestion du passé dictatorial se révéla difficile, comme l’a montré la question emblématique de l’épuration [2]. Sur quelque 200 000 fonctionnaires ou agents d’entreprises publiques, moins de 10 % furent démis, suspendus, mutés ou mis à la retraite d’office. La haute hiérarchie militaire fut particulièrement touchée, tous les généraux étant mis d’office à la retraite ou versés dans la réserve, hormis Spínola et Costa Gomes. Une commission interministérielle rattachée au Premier ministre et des commissions furent rapidement mises en place dans chaque ministère. Mais l’instruction traîna en longueur et les consignes passées invitaient à faire preuve de discernement, sinon d’équanimité. À la fois en focalisant l’action de ces commissions sur la haute administration, la police politique (PIDE/DGS) ainsi que certains ministères – Intérieur, Communication sociale, Économie et Éducation en particulier–, en diversifiant les peines appliquées et en veillant avant tout à ne pas oublier que les acteurs clés du « processus révolutionnaire en cours » (le PREC) avaient la plupart servi l’Ancien Régime, les généraux Spínola et Costa Gomes en tête – les deux premiers présidents de la République de l’ère démocratique.
En somme il convenait de faire preuve de discernement, sans donner le sentiment de s’orienter vers « un pacte d’oubli ». La question des droits humains fut très largement laissée de côté, la justice se voulant avant tout politique, et pas morale ou éthique. La « Commission d’extinction de la PIDE » mise en place rapidement se trouva confrontée aux questions de la responsabilité collective, de la criminalisation de simples agents d’exécution et de l’imprescriptibilité des crimes commis par la police politique. En lien avec cette commission dédiée à la PIDE, le Conseil de la Révolution s’orienta à partir de 1976 vers une atténuation des peines, au regard notamment des fonctions exercées. Sur les quelque 2 500 jugements rendus alors par les tribunaux militaires de Lisbonne, Porto, Coimbra et Tomar, près de 70 % se soldèrent par des peines de prison inférieures à six mois. Plusieurs suspects furent condamnés par contumace à des peines de prison plus lourdes. Peines que la plupart n’effectuèrent jamais, vivant sous des noms d’emprunt à l’étranger, Brésil ou Espagne, comme l’inspecteur Rosa Casaco, responsable de l’assassinat du général Delgado à la frontière espagnole en février 1965 et qui retourna vivre en 2002 au Portugal, où il est décédé en 2006.
Il n’y eut pas de « Commission nationale de la vérité et de la réconciliation », comme au Brésil entre 2011 et 2014, pour enquêter sur les violations des droits de l’homme commises sous la dictature par « des fonctionnaires ou des personnes à leur service avec le soutien de l’État. » Peut-être pour perpétuer la croyance erronée en un Portugal « pays aux mœurs douces », ces « brandos costumes » si souvent vantées par la propagande salazariste. Pour les principaux responsables politiques de l’Ancien Régime, il n’y eut pas de procès. Dès le 25 avril au soir et dans les jours qui suivirent, beaucoup prirent le chemin de l’exil, le plus souvent vers le Brésil – à l’image de Marcelo Caetano, président du Conseil déchu, et des principaux hiérarques de l’Estado Novo –, sinon vers l’Espagne. Aux élections d’avril 1975 à l’Assemblée constituante – les premières élections libres –, l’élite politique de l’Estado Novo vit ses droits politiques supprimés, ne pouvant ni voter, ni candidater. Une liste fut établie de fonctions exercées entre 1926 et 1974 par les responsables de « la gouvernance et de la violence fasciste » incompatibles avec l’exercice de mandats démocratiques. Mais à la différence de Marcelo Caetano décédé au Brésil en 1980, la plupart rentrèrent au Portugal au bout de quelques années. Certains reprirent même une carrière politique.
Une histoire révisionniste, empreinte de tentatives de réhabilitation et de blanchiment du régime, s’est également développée au fil du temps. Avec, d’un côté, la banalisation de la dictature par inscription dans le temps long de l’histoire portugaise, pour mieux relativiser la portée du 25 avril, sinon en dénier l’intérêt, avec pour avatar l’exaltation du seul 25 novembre 1975, au mépris de la réalité historique. Et, de l’autre, la tentation de découplage d’un « bon Salazar » – le gestionnaire probe des comptes bien tenus et de l’austérité, l’homme d’État de la « grandeur » recouvrée –, d’un « mauvais Salazar » – l’oppresseur des libertés et le vieillard crispé dans les années soixante sur des certitudes d’un autre temps. Après quelques années de « traversée du désert », Salazar fait l’objet d’un regain d’intérêt. Au Portugal, Salazar fut même désigné en 2007 comme la « personnalité historique la plus marquante du Portugal » lors d’un sondage peu fiable – moins de 50000 votes non vérifiables et possibilité de voter plusieurs fois – réalisé par la chaîne de télévision publique RTP. Mais, avec près de 50% des votes, loin devant Álvaro Cunhal, Aristides de Sousa Mendes – « le consul de Bordeaux » – et les navigateurs Vasco de Gama ou Cabral. Quelques legs restent visibles, comme la désidéologisation du débat public où les idéologies – i.e. de gauche, sinon d’essence totalitaire – continuent d’avoir mauvaise presse, alors que les discours austéritaires ne sont pas sans évoquer le culte salazariste des comptes bien tenus et des dépenses sous surveillance.
Pour autant, parler d’une véritable nostalgie du salazarisme semble excessif. Les données du sondage réalisé pour le 50e anniversaire du 25 avril témoignent du profond attachement d’une large majorité de Portugais au 25 avril et à la transition démocratique, prouvant à quel point cette date fondatrice, « le jour initial, entier et pur », a enraciné la démocratie et contingenté la place du passé dictatorial.
Face au passé encombrant de la dictature, la commémoration annuelle du 25 avril, devenu « Jour de la Liberté » et férié en 1977, répondait à un triple souci. D’abord perpétuer le souvenir de l’événement phare qui a rendu possible la démocratie, par le biais d’une pratique ritualisée – la célébration officielle du Dia Inicial par les plus hauts responsables de l’État et par les parlementaires – d’un de ces symboles insignes, investis d’une puissante charge émotionnelle. Ensuite, forger une mémoire publique modulable selon les inflexions politiques du moment. Enfin, trouver une place dans le cycle des commémorations officielles, entre le 5 octobre – jour de la République – et le 10 juin, jour de la fête nationale, célébrant la mort du poète Camões en 1580.
Si la commémoration s’efforce de concilier solennité et festivité, elle s’est longtemps révélée tout sauf œcuménique, reflétant la tonalité évolutive du 25 avril au fil du temps. Reflétant aussi la difficulté pour une certaine partie de la droite de lui faire perdre son statut de Dies irae, sous sa forme apocalyptique du Jugement dernier. Le 10e anniversaire en 1984 s’était résumé à une timide évocation de « l’esprit du 25 avril » sous la présidence de Spínola promu maréchal. Au début des années 1990, notamment lors de la célébration du vingtième anniversaire, prédomine une politique mémorielle presque culpabilisante des Œillets, avec le Premier ministre d’alors qui met l’accent sur l’essence quasi totalitaire d’un processus révolutionnaire rendu responsable de tous les maux du Portugal, à commencer par une décolonisation jugée bâclée et attentatoire à la « grandeur du Portugal », antienne reprise notamment par le CDS-Parti populaire.
Pour le 25e anniversaire, en 1999, est soulignée au contraire l’exemplarité de la transition par rupture que symbolise le 25 avril, par opposition à l’Espagne. Vasco Lourenço, l’une des grandes figures de la révolution, préside alors la commission d’organisation avec l’Association de la mémoire du 25 avril. Avec la droite de nouveau au pouvoir, le 30e anniversaire, en 2004, entend souligner par son titre que « Avril est évolution » – et non « révolution » –, suscitant de très vives réactions et le boycott de l’Association du 25 avril présidé par Vasco Lourenço. L’heure est au relativisme et au désenchantement. Le quarantième anniversaire en 2014 intervient dans un contexte social particulièrement tendu, avec l’austérité en toile de fond. Dans les mois qui précèdent, un symbole fort du 25 avril, la chanson Grândola, Vila Morena est entonnée à plusieurs reprises dans la rue pour manifester contre la « Troïka » et la politique d’austérité menée par le gouvernement. Grândola résonne même en février 2013 dans l’hémicycle de l’Assemblée de la République, en signe de réprobation à l’encontre du gouvernement PSD/CDS. « Grandolar » devient alors synonyme de se révolter, de ne pas se soumettre à l’ordre immuable des choses, au « vivre habituellement » salazariste imprégné d’humilité et d’obéissance.
Réaliser la pédagogie démocratique de la mémoire de la dictature auprès des jeunes générations se révèle un défi d’autant plus difficile que le temps s’écoule et le souvenir de l’avant-25 avril tend à s’estomper. Les manuels scolaires et les programmes d’enseignement peinent à refléter pleinement cette volonté. Ignorance ou cécité, malgré les nombreuses initiatives prises pour faire connaître ce passé et pour honorer la mémoire des résistants à la dictature, emprisonnés, torturés et éliminés par la police politique, la PIDE. Un réseau de musées « dédiés à l’histoire et à la mémoire du combat contre la dictature » s’est ainsi mis en place avec le « Musée national de la résistance et de la liberté » dans l’ancienne prison d’Aljube à Lisbonne (2015) et avec la forteresse-musée de Peniche inaugurée le 27 avril 2024 – date anniversaire de la libération de ses prisonniers politiques, 50 ans plus tôt.
Beaucoup reste à faire, principalement sur le volet colonial du salazarisme, un passé longtemps occulté ou dénaturé par le biais du luso-tropicalisme. Cette théorie, empruntée dans les années cinquante au sociologue brésilien Gilberto Freyre (1900-1987), faisait de « la nation une », pluricontinentale et multiraciale, « du Minho à Timor », la terre d’élection de la miscigenação, ce métissage supposé consubstantiel à une colonisation présentée comme douce, inhérente au pays des brandos costumes, « des mœurs douces ». Le luso-tropicalisme, qui a survécu à Salazar, a fortement contribué à occulter une réalité coloniale bien différente, dominée par le travail forcé, la brutalité des rapports de force et plusieurs années de guerres coloniales.
D’où la difficulté à rendre compte aujourd’hui de ces réalités, tant l’expansion maritime des XVe et XVIe siècles est étroitement liée à un récit national consacré par le salazarisme autour de la continuité historique entre 1415, prise de Ceuta, et 1960, cinquième centenaire de la mort de l’Infant Henri, « le Navigateur », « le sage de Sagres », modèle du régime et parangon des vertus prêtées à Salazar. Tant la survie du Portugal se jouait outremer comme l’affirmait celui-ci. D’où la difficulté à exhumer des réalités longtemps tues ou masquées, telles que l’esclavage et le travail forcé, et dont l’enseignement de l’histoire et les manuels scolaires ont longtemps perpétué le mythe du « bon colonisateur » et banalisé l’esclavage. Un terrain de prédilection aujourd’hui pour la droite radicale au Portugal et les nostalgiques de « la grandeur ».
La « Commission commémorative des 50 ans du 25 avril » dont la présidence a été confiée à une historienne de grand renom, Maria Inácia Rezola, a multiplié les initiatives pour « définir un programme de célébration du cinquantenaire dans la perspective plus vaste de célébrer les cinquante ans de la démocratie au Portugal. » Les commémorations ont commencé le 23 mars 2022 – jour où la démocratie a dépassé en durée la dictature – et se termineront en décembre 2026, avec la célébration des élections municipales de décembre 1976 qui avaient clos un premier cycle d’élections libres ouvert par le premier scrutin au suffrage universel féminin et masculin du 25 avril 1975 pour l’Assemblée constituante. « Renouveler le lien démocratique de l’ensemble de la société portugaise » s’est affirmé comme l’objectif majeur et ambitieux de ce cycle commémoratif.
L’irruption récente de l’extrême droite sur l’avant-scène politique et médiatique au Portugal a changé la donne. André Ventura, créateur du parti Chega au printemps 2019, a été élu député dans la foulée – premier représentant d’un parti d’extrême droite à siéger au Parlement depuis la révolution des Œillets. Avant de confirmer son ancrage électoral en montant sur la troisième marche du podium à l’élection présidentielle de janvier 2021 avec près de 12 %, puis aux législatives de janvier 2022, avec 7,2 % et 12 députés. Et de connaître une progression exponentielle aux élections législatives anticipées du 10 mars 2024, avec plus de 18% des suffrages, faisant de lui la troisième force politique au Portugal. Ce parti nativiste, souvent désigné comme de droite radicale populiste, a fait de la xénophobie, du racisme – notamment à l’encontre de la communauté tzigane et aujourd’hui des populations islamisées –, et de la dénonciation de la corruption ses principaux chevaux de bataille.
Son jeune leader de 40 ans ne fait pourtant pas trop étalage de son admiration pour Salazar – parangon de vertu d’homme d’État et de bonne gestion selon lui –, même s’il a repris à son compte le triptyque salazariste « Dieu, patrie, famille », tout comme Bolsonaro au Brésil. Il cherche avant tout à s’adapter aux recettes de la modernité néolibérale et numérique dictées par les algorithmes et big data des réseaux sociaux. Tout en capitalisant sur l’image de probité de Salazar – « un homme d’État qui a gouverné sans voler » – et la volonté d’incarner à son tour le « chevalier blanc » d’une démocratie jugée corrompue, la dissolution de l’Assemblée fin 2023 ayant été décidée par le président de la République sur fond d’affaires de corruption supposées impliquant des proches du chef du gouvernement. Empruntant allègrement au discours et à l’imagerie du salazarisme, avec en toile de fond châteaux médiévaux, récit national et grands hommes des « huit siècles d’histoire nationale », il déclare aussi que « la plupart du temps, Salazar n’a pas résolu les problèmes du pays et nous a beaucoup retardés à maints égards. Il ne nous a pas permis d’avoir le développement que nous aurions pu avoir, surtout après la Seconde Guerre mondiale. » Avant d’ajouter, « pas besoin d’un Salazar, il faut un André Ventura à chaque coin de rue. »
Dans son sillage, une partie de la droite républicaine a droitisé son discours, reprenant à son compte certains thèmes de la droite radicale populiste relatifs à l’identité, à l’immigration, la sécurité et la famille. Dans la perspective des élections de mars 2024, la droite s’est de nouveau coalisée à l’hiver 2023 (« l’Alliance démocratique »), à la fois pour repousser le spectre d’une victoire de la gauche, d’une nouvelle geringonça, « le machin brinquebalant » entre 2015 et 2019, et pour conjurer la menace Chega. Alors qu’elle s’était reconstruite après le 25 avril sur le refus affiché de toute référence au salazarisme et aux idées de l’extrême droite, dans le contexte d’une transition portée par le slogan Fascismo nunca mais !
Le score obtenu par Chega aux élections législatives du 10 mars 2024, avec 50 députés sur les 230 que compte l’Assemblée de la République, a signifié la fin de l’exceptionnalisme portugais et l’ancrage solide d’une troisième force dénonçant le bipartisme PS/PSD en vigueur depuis l’émergence du fait majoritaire en 1987. Chega a beaucoup emprunté aux partis néo-populistes européens et n’en fait pas mystère. Citons notamment Viktor Orbán, qui constitue pour Chega un modèle fort, notamment pour son rapport à la nation et aux valeurs familiales. Lorsque le parti a été créé en 2019, Salvini avait également été une figure de référence, à laquelle beaucoup de thèmes et d’éléments de langage ont été repris. Au sein de la lusophonie, le parti a naturellement regardé du côté de Bolsonaro. Et enfin, Trump a bien sûr joué un rôle important. André Ventura, comme son homologue de Vox en Espagne, vient du centre droit, en l’occurrence du PSD. Il y a fait le début de sa carrière et y a été adoubé, protégé par l’ancien Premier ministre (de 2011 à 2015) Pedro Passos Coelho qui, début avril 2024, a d’ailleurs présenté un ouvrage collectif Identidade e Família, en présence de son ancien poulain, dessinant quelques lignes de rapprochement avec Chega autour des valeurs familiales et sociétales. Il en retient également un certain fond politique. Ventura, de fait, apparaît très plastique dans ses prises de position, capable de varier les effets dans son discours pour conquérir une audience la plus large possible. Grâce à cette flexibilité, il a littéralement siphonné le fond électoral du CDS-Parti populaire, qui avait développé dans le passé tout un discours sur la grandeur bafouée du Portugal, la perte de l’outre-mer, la nostalgie des retornados, ces rapatriés d’Afrique lusophone.
Ventura a apporté à ce discours déjà présent des touches supplémentaires. Empruntant aux méthodes de Salvini ou d’autres, il a fortement concentré sa communication sur les réseaux sociaux et y a exalté une certaine idée de la nation, empruntant dans ce registre certaines idées à la pensée salazariste. En outre, il a développé une logique identitaire très prononcée, à mi-chemin des thématiques salazaristes et du modèle trumpien d’un « Make Portugal great again », s’opposant à un européisme qui conduirait, selon lui, à une dilution de l’identité portugaise éternelle. Enfin, Ventura a fait usage d’un discours xénophobe et a multiplié dans ce domaine les punchlines entretenant une parole « sans détour » à laquelle la population a fini par s’habituer.
La dynamique de normalisation de Chega qui en découle est essentielle pour comprendre le phénomène, cette « fin de la honte » récemment analysée par le politiste Vicente Valentim [3]. Le parti recycle des thématiques préexistantes, mais auxquelles il confère une légitimité renforcée tant par sa présence récente au Parlement portugais, que par l’onde de choc de ce type de discours au niveau européen. Chega s’adresse directement aux jeunes via les réseaux sociaux, ce qui lui permet d’acquérir une plus grande dynamique. Ventura s’est entouré d’un certain nombre de jeunes femmes et hommes politiques pour structurer son parti, tout en prenant comme conseillers, sinon comme idéologues, d’anciens salazaristes qui ont fait le coup de main contre la révolution des Œillets, y compris en posant des bombes à l’été 1975. Au bilan, le profil de Chega est conforme à l’image de cette « extrême droite 2.0 » qu’a identifiée l’historien Steven Forti [4].
Les rodomontades de Chega sur le 25 avril l’ont conduit à sacraliser le 25 novembre (1975), cette tentative de soulèvement d’une partie de l’extrême gauche des Forces armées mise au pas par des militaires modérés proches du PS et du PSD. « C’est le 25 novembre qui nous a apporté la liberté et la démocratie » a déclaré à plusieurs reprises André Ventura, pour mieux stigmatiser un 25 avril identifié au marxisme et au gauchisme. Non sans écho à droite, où les formations du CDS et d’Initiative libérale (IL) ont récemment demandé que le 25 novembre fasse l’objet d’une commémoration ad hoc, ce que le maire de Lisbonne (PSD) avait d’ailleurs initié dès l’automne 2023. La révolution n’est plus un bloc et opposer le « mauvais 25 avril » au « bon 25 novembre » semble servir de prêt à penser, sinon de nouvel horizon.
Voir Chega grandir fortement l’année de la commémoration du 50e anniversaire du renversement de la dictature a été un coup dur pour tous ceux qui croient en la démocratie. Beaucoup ont fait cet amer constat le 25 avril dernier, en déplorant la décision – qui a laissé pantois plus d’un observateur – prise par le chef de l’État de dissoudre l’Assemblée de la République et de convoquer ces nouvelles législatives, deux ans seulement après les précédentes, déjà anticipées. Cet appel d’air pour Chega s’est transformé en tempête, ternissant les commémorations du cinquantenaire. Plus qu’une réelle nostalgie pour le salazarisme, ce vote a aussi surfé sur la vague de profond mécontentement des jeunes électeurs (les moins de 34 ans) face à la crise du logement et à un avenir incertain, et dont beaucoup ont voté pour la première fois, après s’être abstenus, l’abstention étant passée de 48% à près de 33%. Ce vote surfe également sur une vague similaire observable partout ailleurs en Europe. Le vote antisystème, hostile aux élites incarnées par le bipartisme PS/PSD, a ainsi largement profité à Chega. Mais avec l’éloignement croissant du 25 avril 1974, semble croître l’ignorance de ce que fut la dictature. Et le vote Chega a pu ainsi apparaître comme attractif pour une partie de la jeunesse, un vote de rejet des valeurs du 25 avril plus vécu comme un acte d’hostilité à l’establishment PS/PSD identifié aux Œillets d’avril [5].
L’enjeu pour la démocratie portugaise née du 25 avril 1974 est clairement sa capacité à répondre aux nouveaux défis posés par la montée de l’extrême droite et la fin annoncée du bipartisme traditionnel. S’il s’agit bien d’un carrefour crucial, « le 25 Avril » (O 25 de Abril) doit jouer ce rôle de balise par temps de brouillard, de flambeau, que Victor Hugo assignait aux grandes dates qu’il faut rallumer « lorsque la nuit essaie de revenir. » Comme on le dit souvent au Portugal « 25 de Abril sempre ! » 25 avril, toujours !
par , le 7 mai
Yves Léonard, « Arroser les œillets d’avril. Le 50e anniversaire de la révolution portugaise », La Vie des idées , 7 mai 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Arroser-les-oeillets-d-avril
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[1] « Les Portugais et le 25 Avril », sondage réalisé par l’ICS (Université de Lisbonne) et l’ISCTE (Institut Universitaire de Lisbonne), en partenariat avec la Commission commémorative des 50 ans du 25 avril, l’hebdomadaire Expresso et la chaine de télévision SIC, 19 avril 2024 : https://50anos25abril.pt/iniciativas/sondagem-os-portugueses-e-o-25-de-abril/
[2] Cf. António Costa Pinto et Leonardo Morlino (eds.), Dealing with the Legacy of Authoritarianism : The Politics of the Past in Southern European Democracies, Londres, Routledge, 2013. Également Manuel Loff, Filipe Piedade et Luciana Soutelo (dir.), Ditaduras e Revolução : democracia e políticas da memória, Coimbra, Almedina, 2015. Maria Inácia Rezola, « Punir ou perdoar ? A dificil gestão do passado ditadorial no Portugal democrático – O caso dos saneamentos », Estudos Ibero-Americanos, vol. 45, n° 3, 2019, pp. 24-38. Filipa Raimundo, Ditadura e Democracia. Legados da memória, Lisbonne, Fundação Francisco Manuel dos Santos, 2018. Victor Pereira, C’est le peuple qui commande. La révolution des Œillets, 1974-1976, Bordeaux, Éditions du Détour, 2023.
[3] Cf. Vicente Valentim, “Parliamentary Representation and the Normalization of Radical Right Support”, Comparative Political Studies, vol. 54, n°14, 2021. À paraître en 2024, The Normalization of the Radical Right : A Norms Theory of Political Supply and Demand, Oxford University Press. En portugais, O Fim da Vergonha. Como a direita radical se normalizou, Lisbonne, Gradiva, mars 2024.
[4] Steven Forti, Extrema derecha 2.0. Qué es y cómo combatirla, Madrid, Siglo XXI, 2021.
[5] Cf. Aitor Hernández-Morales, « Is Portugal’s youth really falling for the far right ?”, Politico, 3 mai 2024.