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Recension Philosophie

La pensée bien charpentée

À propos de : Arthur Lochmann, La vie solide. La charpente comme éthique du faire, Payot


par Olivier Crasset , le 7 octobre 2019


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L’artisanat, trop décrié, serait-il un modèle pour la vie intellectuelle, mais aussi pour réformer les formes contemporaines du travail ? C’est ce que prône un jeune juriste et philosophe qui a fait le détour par le métier de charpentier.

Jouer du violon est une chose très facile. Il suffit de faire glisser l’archet sur les cordes et de les pincer avec l’autre main. Si personne de sensé n’adhère à cette proposition, il suffit pourtant de remplacer les gestes du violoniste par ceux d’un travail manuel ordinaire, tel que le sciage ou le clouage, pour mettre tout le monde d’accord. À rebours de ces clichés, l’ouvrage d’Arthur Lochmann cherche à réhabiliter le geste artisanal en célébrant sa complexité. Dans la lignée de Richard Sennett, il va jusqu’à considérer que l’artisanat est un modèle à suivre pour soigner les maux du travail contemporain.

L’auteur a suivi un parcours qui sort de l’ordinaire. Après des études en droit et en philosophie, il a appris le métier de charpentier auprès de la Fédération compagnonnique avant d’œuvrer dans plusieurs entreprises de France et d’ailleurs. Après cette escapade d’une dizaine d’années, il est aujourd’hui revenu sur les bancs de l’université et termine sa formation d’avocat. De cette expérience, il tire un récit sincère, étayé par de solides références philosophiques. Accessible tout en étant complexe, nuancé sans être maniéré, le propos est coloré par l’usage du vocabulaire de métier dont il dévoile les significations matérielles et symboliques. Arthur Lochmann n’est pas le premier intellectuel à s’aventurer dans un atelier, mais à la différence de Simone Weil ou des maoïstes des années 1970, son projet n’est pas de mener une révolution. Il s’agit plutôt de cheminer en quête de soi-même et de renouveler son rapport à la réalité par l’apprentissage d’un métier pour en arriver à « penser matériellement en [se] servant de [ses] mains et en admettant le verdict des choses » (p. 197). Fort de cette expérience qui est décrite dans la première partie du livre, l’auteur en tire des leçons pour proposer un modèle qui libère la société des bullshit jobs et de la course à la disruption.

Les bénéfices psychiques du travail concret

L’expérience dont l’auteur fait part est d’abord celle de la rencontre d’un matériau avec lequel il a développé une relation intime. Toucher le bois, reconnaître son essence à l’odeur de sa sciure, apprendre à lire ses fibres pour pouvoir le poser dans le bon sens en le plaçant « le cœur au soleil » (p. 17), ressentir le glissement de l’outil sur la matière comme si celui-ci prolongeait la main. Une approche poétique et multisensorielle sans être contemplative, puisque l’enjeu est d’arriver à apprivoiser la matière par la mise en jeu de techniques.

Mais mesurer, scier ou assembler sont des opérations dont la complexité ne se manifeste que lorsqu’on s’y essaye. « Pour l’observateur extérieur, un bon geste paraît toujours simple et facile » (p. 58). Le narrateur apprend au prix d’une certaine souffrance physique que le corps de l’apprenti est une pâte molle. Les maux de dos et les ampoules aux mains sont des mises à l’épreuve de son enthousiasme, autant de signes que son corps est façonné par le travail. C’est le métier qui rentre.

L’évidence du concret (si c’est coupé trop court, ça se voit) tranche avec les spéculations universitaires. La réflexion intellectuelle, si elle reste nécessaire, ne suffit plus. Il faut apprendre à penser avec tout le corps, à coordonner l’œil, le cerveau et la main, en ayant une pleine conscience d’un environnement souvent dangereux. La perception du monde s’en trouve augmentée et on peut alors tendre vers le geste parfait à force de répétition. Ou plus exactement, nous dit l’auteur, on arrive à rendre acceptables les inévitables imprécisions liées à chaque opération jusqu’à pouvoir dire en regardant deux bois bien assemblés que « ça biche ».

Cette confrontation à la matière apporte des bénéfices psychiques et c’est en passant par le chemin de l’humilité que l’on ressent de la fierté à avoir réalisé « quelque chose qui est hors de soi » (p. 91).

L’œuvre du charpentier revêt toujours une dimension collective, puisqu’elle est le dernier maillon d’une chaîne qui remonte au premier d’entre eux. L’auteur évoque l’histoire du métier, sa culture et ses traditions, mais n’est pas dupe d’un passé immémorial. « Chaque toit est une sorte de laboratoire » (p. 138) où sont éprouvés les savoirs anciens et les avancées techniques. Si une charpente a résisté au passage du temps, elle témoigne de l’efficacité des méthodes employées pour la construire.

La culture de métier est notamment approchée par l’évocation de l’art du trait, sorte de géométrie appliquée permettant de tracer et de découper des pièces complexes qui, une fois assemblées, feront passer un dessin en deux dimensions à un volume occupant l’espace. Une fois en place, la charpente suscite un sentiment d’emprise sur le monde réel. L’objet est à la vue de tous et il est là pour longtemps, peut-être jusqu’à ce qu’un confrère du siècle suivant se repenche sur l’ouvrage.

Mais de même que la meilleure charpente est toujours dressée de manière provisoire, l’incorporation du métier est remise en question au fil du vieillissement et de l’expérience, ce que l’auteur n’a pas eu le temps d’expérimenter. Continuer à travailler malgré la diminution des ressources corporelles fait pourtant bien partie des savoirs de métier, et on aurait aimé en apprendre davantage à ce sujet.

Projet de société ou entre-soi ?

Le titre de l’ouvrage est une réponse à la description des maux de la modernité avancée décrits par Zygmunt Bauman dans La vie liquide [1]. Contraint par des temporalités sociales en accélération permanente, l’individu contemporain est devenu lui-même instable en changeant de travail, de domicile, de famille au cours de son existence. Rien de permanent ne peut plus être construit à l’échelle d’une vie humaine et voici l’individu devenu pluriel et liquide dans un monde de plus en plus immatériel. Dans ce contexte, comment donner du sens au travail alors que celui-ci se dégrade sous les effets conjugués de la flexibilité et de la dépossession des savoir-faire ?

Dans la continuité d’un courant de pensée qui remonte au mouvement Arts and Crafts et se prolonge aujourd’hui par les travaux de Richard Sennett [2] et de Matthew Crawford [3], l’auteur plaide pour un retour en grâce de l’artisanat dont il observe les prémices. En alliant les savoirs anciens aux techniques modernes et en les associant à une éthique du bien-faire mise au service de la communauté, l’artisanat permettrait de réaliser un travail de bout en bout dans de bonnes conditions au sein d’un collectif solidaire. De cette pratique du travail concret naîtrait même un projet de société car, si l’on en croit l’auteur, « la pensée matérielle développée par l’artisanat constitue une pratique formatrice de l’esprit propre à restaurer un rapport plus actif au monde et à la politique » (p. 169).

Voici l’artisanat paré de vertus insoupçonnées. Mais de quel artisanat parle-t-on exactement ? Considéré comme la pratique d’un métier associé à une culture spécifique, il se définit dans l’ouvrage au miroir du travail contemporain. Il est « l’inverse du travail aliéné. C’est un rapport libre et cultivé aux matériaux utilisés, par la mise en œuvre de savoir-faire complexes » (p. 171). À la suite de Sennett, l’auteur caractérise également la culture artisanale par un élan éthique consistant à vouloir bien faire son travail.

Il ne s’agit donc pas de l’artisanat tel qu’il est défini dans la société contemporaine, c’est-à-dire par le statut d’emploi indépendant et l’inscription à un organisme consulaire, mais d’une forme idéale de travail. Cette apologie du beau geste reste hélas entièrement détachée des conditions sociales dans lesquelles l’artisanat s’exerce.

En effet, si l’idéal d’un travail émancipateur reste présent dans les entreprises artisanales (au sens de l’ensemble des travailleurs indépendants exerçant un métier et de leurs salariés), il faut bien dire que les conditions réelles d’exercice d’un métier s’en écartent largement. Si celles-ci sont parfois mentionnées dans l’ouvrage, c’est en tant qu’anecdotes et sans analyse des enjeux. Il en va ainsi des prises de risques au sommet des toitures, vues sur le mode de la performance sportive et qualifiée d’héroïsme au quotidien (p. 56), ou du « sale boulot » trop brièvement évoqué (p. 127).

D’autres dimensions, partie intégrante de la vie quotidienne des entreprises, sont idéalisées par l’auteur. Ainsi, la description du collectif de travail ne montre aucun rapport de force entre employeurs et salariés, ni sous-traitants, ni manutentionnaires intérimaires. Dans cet univers parfait, pas de traces des 26 % d’artisans qui travaillent plus de 60 heures par semaine, des 66 % souffrant de douleurs musculaires ou articulaires, ni des 58 % qui se déclarent en état de stress (Baromère Artisanté 2018), sans parler des concessions quant à la qualité du travail pour obtenir des marchés et tenir les délais qui sont le quotidien des artisans du bâtiment. La réalité des conditions de travail du secteur s’éloigne donc notablement de l’image d’Épinal des bâtisseurs de cathédrale qui nous est proposée. Où est le « modèle éthique, social et professionnel adapté pour faire face aux défis de la modernité » (p. 152) ?

En réalité, ce modèle existe bel et bien, mais ne concerne qu’une minorité, une sous-catégorie de l’artisanat qualifiée de « néo » depuis les années 1970, qui recrute ses membres dans les classes moyennes à haut capital culturel. Ces néo-artisans aspirent en effet à exercer un travail créatif à dimension humaine qui permette un épanouissement individuel. Particulièrement présents dans l’artisanat d’art, on les retrouve aussi dans des métiers du bâtiment pratiqués sur un mode créatif et intellectualisé. Capables de tenir un discours élaboré sur ce qu’ils font, ils se trouvent en homologie culturelle avec une clientèle aisée férue d’objets personnalisés réalisés sur mesure. La qualité de vie étant considérée par ces artisans comme une part de la rétribution, le revenu minimum acceptable peut être assez faible et il est éventuellement compensé par d’autres ressources économiques dont dispose ce groupe social. Les artisans néo-ruraux, les makers, ces ingénieurs qui allient nouvelles technologies et métiers au sein d’ateliers partagés, voire les ex-cadres à chambres d’hôtes, relèvent en général de cette catégorie. Si leur profil leur permet d’occuper la niche économique de l’artisanat créatif, celle-ci reste limitée et, au jeu de l’entre-soi, il n’y a pas de place pour tout le monde. En faire un modèle applicable à la société entière est un leurre. Comme l’ont montré les travaux de Christine Jaeger [4], l’artisanat a survécu jusqu’à aujourd’hui grâce à sa capacité à se glisser dans les interstices de la production industrielle, mais il n’a jamais été en capacité de modifier les rapports de production. Les revendications politiques habituelles des artisans vont d’ailleurs dans le sens d’un conservatisme petit-patronal tout au long du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui.

L’expérience personnelle de l’auteur est riche d’enseignements et sa critique du travail contemporain est fondée et bien documentée. On peut toutefois regretter que, dans la seconde partie de l’ouvrage, il s’égare dans des considérations hors-sol, en suivant des auteurs dont il ne questionne pas les limites. Cet attrait pour la pratique d’un métier est pourtant un phénomène social qui doit retenir l’attention. Devenus par leur rareté un objet de distinction, les métiers se pratiquent désormais à titre d’expérience intérieure et se présentent comme une saine occupation débarrassée du labeur. Déconstruire les jugements de valeur associés au travail dit « manuel » est une chose louable, mais en se focalisant sur sa composante intellectuelle et sur l’expérience intérieure qu’il suscite, on en oublie que la pénibilité du travail contribue largement à la différence d’espérance de vie entre les classes sociales. On risque alors de faire naître des vocations qui sont un miroir aux alouettes. Pour que le travail soit un facteur d’émancipation, il faut non seulement en rassembler les miettes, mais aussi améliorer ses conditions d’exercice, ce dont se soucient peu les plaisanciers de l’artisanat.

Arthur Lochmann, La vie solide. La charpente comme éthique du faire, Payot. 203 p., 15, 50 €.

par Olivier Crasset, le 7 octobre 2019

Pour citer cet article :

Olivier Crasset, « La pensée bien charpentée », La Vie des idées , 7 octobre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/la-vie-solide-lochmann

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Notes

[1Zygmunt Bauman, La vie liquide, Paris, Fayard, coll. Pluriel, 2013.

[2Richard Sennett, Ce que sait la main, la culture de l’artisanat, Paris, Albin Michel, 2010.

[3Matthew Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2010.

[4Christine Jaeger, Artisanat et capitalisme. L’envers de la roue de l’histoire, Paris, Payot, 1982.

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