Quels sont les leviers à actionner pour sortir du tout-automobile ? La déshabituation à la voiture passe par de nouveaux modes de déplacement (vélo, train, bus) et un « permis de mobilité » offrant une plus grande agilité.
Quels sont les leviers à actionner pour sortir du tout-automobile ? La déshabituation à la voiture passe par de nouveaux modes de déplacement (vélo, train, bus) et un « permis de mobilité » offrant une plus grande agilité.
Alors que la crise climatique entre dans une phase critique qui rend de plus en plus visibles les externalités négatives de notre mode de vie, les travaux de sciences sociales s’intéressant à la place prise par l’automobile dans nos sociétés se multiplient. Les sociologues, le plus souvent en lien avec d’autres disciplines comme la géographie, la philosophie, l’histoire ou la psychologie, cherchent à comprendre les mécanismes individuels et collectifs qui nous ont conduits à devenir une société automobile.
Dans la lignée des travaux de John Urry sur la mobilité, ils constatent que
l’automobilité est coercitive. On peut penser qu’elle constitue l’une des structures les plus puissantes à laquelle les individus sont confrontés. […] [L’automobile] est peut-être le meilleur exemple de la façon dont le désir de flexibilité et de liberté de la part des individus ou des ménages produit involontairement des conséquences systématiques [1].
Face à ces conséquences, les chercheurs ont établi des constats pessimistes sur l’échec global des politiques incitatives ou injonctives visant à réduire la place de l’automobile. Le géographe Jacques Lévy explique cet échec : « En fait, une société post-automobile serait une autre société que celle dans laquelle nous vivons » [2].
Le sociologue Alexandre Rigal, formé à Lausanne (EPF) et à Berkeley, fait partie de ceux qui souhaitent aller plus loin, en explorant les voies possibles vers une société post-automobile. Dans le cadre de sa thèse à l’EPF, il a participé au programme interdisciplinaire de recherche PostCarWorld. Dès 2015, dans une recension du travail de Thomas Buhler sur Lyon [3], il regrettait que les chercheurs n’aillent pas plus loin que le constat d’un paradoxe.
Dans son ouvrage illustré issu de ses recherches, il résume ce paradoxe par une question : « Comment se fait-il qu’après avoir été confrontés aux injonctions répétées au changement, après avoir pris conscience des enjeux liés au réchauffement climatique, les individus paraissent évoluer si peu ? » (p. 9)
C’est sur le mécanisme de ce paradoxe qu’il a décidé d’enquêter. Les essais de fiscalité « verte », pour ne prendre qu’un exemple, se sont souvent heurtés à la résistance farouche d’une partie des populations dont le mode de vie et de production ou les mobilités sont hautement dépendants de l’automobile. À cet égard, l’une des faiblesses de l’enquête est qu’elle porte sur les espaces urbains, au risque de négliger la dimension géographique. En effet, les problèmes ne sont pas toujours les mêmes selon le type d’espace (urbain, suburbain, périurbain, rural, rural isolé). Et la densité des réseaux de transport permettant des mobilités « douces » est là aussi variable.
De plus, l’enquête a été effectuée dans un pays où le niveau de vie moyen permet plus facilement de s’affranchir des contraintes financières. Le sociologue est conscient de cette faiblesse, puisqu’il dit de la Suisse qu’elle est un « territoire plus favorable que d’autres à l’absence d’usage de la voiture, en particulier en ville » (p. 35).
Par son travail, Rigal souhaite sortir du pessimisme. Il entame une exploration des manières de « fragiliser les habitudes automobiles » par la suggestion de pistes. Certaines d’entre elles acquièrent une résonance nouvelle à la faveur de la pandémie de covid et de ses conséquences sur les mobilités.
Alexandre Rigal propose une réflexion stimulante sur la question des habitudes et de l’habituation. Suivant Berger et Luckmann [4], il la définit comme un processus dont le suffixe marque le caractère non fini de l’apprentissage, même s’il est omis (oublier qu’on se déplace). Il distingue la phase initiale, celle de l’entraînement, de la phase de renforcement qui est celle de l’habituation proprement dite.
Même s’il peut s’appuyer sur des enquêtes quantitatives, l’auteur privilégie une démarche qualitative qui permet de repérer les leviers à actionner pour sortir du tout-automobile. Il propose une sociologie engagée, même s’il s’efforce, lors de la cinquantaine d’entretiens menés, de ne pas tout révéler de ces intentions et de ne pas être trop directif. Cet aspect est fondamental pour permettre de bien comprendre ce qui conduit des individus, êtres sociaux, à développer une forte habituation à l’automobile.
Pour l’enquête, donner la parole à des usagers intensifs et décomplexés de l’automobile est aussi important que de donner la parole à ceux qui ont appris à s’en passer. La constitution de l’échantillon par la méthode de « proche en proche » pose néanmoins la question de la représentativité. Rigal assume ce parti pris, ainsi que le fait de ne pas adopter une démarche quantitative dans la mesure où il s’intéresse aux mécanismes d’habituation difficilement perceptibles par des statistiques.
De nombreux extraits des réponses sont donnés dans le livre. Le souci d’authenticité dans la retranscription peut déconcerter, la syntaxe hésitante de l’oral étant peu adaptée à l’écrit.
Alexandre Rigal part d’un postulat simple. Si l’on peut s’habituer à l’automobile, on peut également s’en déshabituer. Il propose une analyse fine des processus d’habituation pour y repérer les faiblesses éventuelles qui pourraient constituer, à rebours, un chemin de déshabituation.
Ce processus semble voué à l’échec s’il n’est conçu que comme la perte d’un objet valorisé sur le plan symbolique comme sur le plan pratique et associé à la liberté. Il faut parfois en passer par l’expérience des sens pour perturber cette habituation, car celle-ci est souvent omise, c’est-à-dire largement inconsciente et intériorisée. Mais la perception des nuisances n’est pas toujours suffisante. Les moments privilégiés au cours desquels l’individu est le plus susceptible de changer de mode de transport (grâce à la « malléabilité ») sont la jeunesse et les déménagements.
Avec les accidents ou les ruptures familiales, ils constituent logiquement des chocs propices à une éventuelle déshabituation, qui passe par des entraînements à de nouveaux modes de déplacement (vélo, train, bus) débouchant sur de nouvelles habituations et une plus grande « agilité » (passage d’un mode à l’autre pour un même trajet). Autrement dit, l’auteur suggère que, pour sortir de cet engrenage nocif, il faut mettre en place d’autres engrenages vers de nouvelles habituations.
Une piste proposée est d’affaiblir la valeur symbolique et rituelle du permis de conduire en le remplaçant par un permis de mobilité, plus large, formalisant les apprentissages aux mobilités actives et douces : « Ainsi, ce serait l’accès à la mobilité et non l’accès à la voiture qui marquerait le passage à l’âge adulte » (p. 142). Dans son enquête, Rigal explore également les liens entre les choix de mobilité et les choix politiques ou idéologiques, cherchant à distinguer les pratiques des valeurs.
Dans tous les cas, la singularité des trajectoires individuelles rend inefficaces les systèmes imposés d’en haut. Les facteurs de changement sont donc multiples et différents selon les individus, leurs trajectoires et l’espace dans lequel ils évoluent. Le sociologue propose aussi, entre autres, de réduire la taille des voitures, de valoriser le déplacement comme activité physique, de proposer des anti-modèles afin de sortir de l’injonction, de développer les lieux d’apprentissage de la mobilité dans le cadre de l’économie sociale et solidaire (ateliers d’autoréparation).
Les pistes ne sont finalement pas si nombreuses, mais l’ouvrage fait réfléchir, permettant de repérer les leviers. D’autant plus que la force de l’habituation à l’automobile a contribué à l’ancrer profondément dans les pratiques et les imaginaires autant que dans l’espace. Pendant des années, celui-ci a été adapté à l’usage de l’automobile, avant que la prise de conscience écologique ne vienne remettre en cause ce paradigme. Mais la déshabituation s’avère très complexe et prendra sans doute autant de temps que le siècle de l’habituation…
Un point essentiel de l’ouvrage, qui résonne fortement avec la situation actuelle, est la réalisation, par un changement subi, des effets possibles et positifs d’une déshabituation de l’automobile. Alexandre Rigal évoque les moments du passé où la circulation diminuait en raison d’une crise (en 1956 lors de la crise de Suez, en 1973 avec le choc pétrolier) et constate l’importance des journées sans voiture organisées régulièrement ici ou là.
En milieu urbain, le premier confinement du printemps 2020 a permis à de nombreux citadins de se rendre compte de la modification de leur univers sonore et olfactif en même temps que les voitures cessaient de circuler. La montée en puissance du télétravail et le développement de formes alternatives de distribution pourraient contribuer à déshabituer de l’automobile, même s’il est encore trop tôt pour le dire.
Une étude menée par l’entreprise de conseil Capgemini en juin 2020 [5] révèle les effets paradoxaux du confinement (baisse du covoiturage et de l’usage des transports en commun par certains). En revanche, le vélo, bien étudié par Rigal, sera sans doute l’un des gagnants de l’« après ». À Paris, par exemple, le trafic cycliste a augmenté de 50 % entre mai 2019 et mai 2020. La pérennisation des aménagements temporaires réalisés pendant le premier confinement a rouvert le débat sur la place respective de l’automobile et du vélo en ville.
La situation pourrait finalement être favorable aux mobilités douces qui, si elles étaient en croissance, se heurtent encore à des obstacles multiples. Parmi les propositions de la Convention citoyenne pour le climat, les mesures visant à réduire la place et l’usage de l’automobile sont nombreuses.
par , le 13 janvier 2021
• Dossier de la revue EspacesTemps.net sur le projet PostCarWorld
• Thomas Buhler, Déplacements urbains : sortir de l’orthodoxie. Plaidoyer pour une prise en compte des habitudes, Lausanne, PPUR, 2015
• Yoann Demoli et Pierre Lannoy, Sociologie de l’automobile, La Découverte, 2019.
Étienne Augris, « Vers la société post-automobile », La Vie des idées , 13 janvier 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Vers-la-societe-post-automobile
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[1] John Urry, Sociologie des mobilités. Une nouvelle frontière pour la sociologie, Armand Colin, 2005 (p. 70-71)
[2] Jacques Lévy, « Les au-delà de la société automobile », EspacesTemps.net, 2015. La revue EspacesTemps.net, fondée par J. Lévy, est partenaire de l’EPF et de PostCarWorld.
[3] Thomas Buhler, Déplacements urbains. Sortir de l’orthodoxie. Plaidoyer pour une prise en compte des habitudes, Lausanne, PPUR, 2015.
[4] P. Berger et T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, Méridiens-Klincksieck, 1986 (1966).
[5] Capgemini, « Les mots du jour d’après : mobilité ». Je remercie C.-A. Boivin d’avoir attiré mon attention sur cette étude.