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Recension Philosophie

Une théorie libérale de la religion

À propos de : Cécile Laborde, Liberalism’s Religion, Harvard UP


par Jean-Fabien Spitz , le 11 octobre 2017


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Un État libéral doit garantir la liberté de croyance à ses citoyens et rester neutre en matière de religion. Mais le fait-il ? On sait qu’il réglemente l’usage des signes religieux, ou qu’il a tendance à favoriser certains cultes au détriment d’autres. De quel droit s’autorise-t-il ?

Recensé : Cécile Laborde, Liberalism’s Religion, Cambridge, Harvard University Press, 2017 ; 338 p., 31,48 €.

Les États qui affirment aujourd’hui leur vocation « libérale » – c’est-à-dire qui prétendent respecter les libertés individuelles et circonscrire l’autorité publique à l’intérieur des limites qui la rendent légitime – ont des difficultés à régler de manière satisfaisante leurs rapports avec les religions présentes sur leurs territoires. Dans quelle mesure l’État doit-il s’abstenir, dans ses propos comme dans ses actes, de toute référence religieuse ? Jusqu’où et pour quelle raison est-il fondé à interdire ou à réglementer certaines pratiques religieuses ? Dans les cas extrêmes, les choses sont claires. Un État « libéral » ne peut contraindre ses citoyens à professer une croyance ou à respecter les rites d’une confession particulière. C’est ce que les Américains appellent la clause de non-établissement. De même, un État libéral ne peut interdire l’expression et la pratique de la religion lorsqu’elles ne blessent pas les droits des tiers ou l’intérêt public. C’est ce que les Américains appellent la liberté de croyance. En revanche, les raisons exactes pour lesquelles ces deux prohibitions sont fondées sont moins claires et cette confusion apparaît de plus en plus à mesure que l’on s’approche de la zone grise qui occupe le centre du spectre. C’est vrai du côté du principe de non-établissement : une mairie peut-elle installer une crèche dans ses locaux ? L’État peut-il déléguer une partie de sa mission d’éducation publique à des écoles qui assortissent le curriculum d’obligations d’assistance à des offices religieux ? Le repos obligatoire du dimanche (aux dépens du samedi ou du vendredi) est-il une violation de l’obligation de neutralité ? Et c’est vrai aussi du côté du principe de la liberté de croyance : l’État peut-il interdire le port du voile intégral, le port du foulard dans les universités, dans les écoles ? Sur ces questions, les contours nets d’une réponse libérale qui ferait apparaître des principes clairs de légitimité tardent à se manifester.

Définir les limites respectives de l’État et de la religion : mission impossible ?

Certains sont convaincus que ces questions sont sans réponse et que l’État libéral est, à cet égard, désespérément nu. Il fait acte d’autorité en édictant ses propres règles, mais la justification ultime de ces dernières est pour lui « mission impossible » [1]. Les frontières qu’il trace sont toujours biaisées, marquant un favoritisme outrancier pour les religions individualistes fondées sur la croyance et le libre choix, au détriment de celles qui sont fondées sur des pratiques collectives et pour lesquelles la transmission traditionnelle est valorisée. Au demeurant, le libéralisme est lui-même une sorte de religion séculière fortement teintée d’héritage chrétien, qui valorise l’autonomie et la conviction intérieure et fait preuve d’un ethnocentrisme exacerbé en méconnaissant la spécificité de toutes les autres croyances ainsi que ce qui les rend éthiquement essentielles pour ceux qui y adhèrent. L’État libéral viole donc ses propres lois de neutralité : il décrète ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas, et il s’engage par là dans la controverse théologique à laquelle il se prétend étranger ; il régule la religion en fonction de ses propres impératifs et il est au demeurant lui-même une religion, une conception de la vie bonne qui incrimine les adeptes des religions en les accusant de déraisonner.

Le livre de Cécile Laborde relève le défi et tente de remplir cette mission que certains estiment impossible : définir exactement, d’après des principes libéraux, quels sont les droits respectifs de l’État et des individus en matière religieuse et établir ces droits sur des fondements solides. Cette mise en évidence des fondements normatifs de la relation entre l’État et les religions est, pour Cécile Laborde, l’occasion de montrer, contre l’intégrisme laïc, que l’État peut, sans cesser pour autant d’être libéral et d’y perdre sa légitimité, utiliser des idées religieuses dans la justification de ses actions bien au delà de ce que laissent penser les théories existantes de la neutralité libérale, mais aussi, sans aucun paradoxe, que la liberté religieuse s’étend au delà des limites que certains sécularistes impénitents voudraient lui assigner.

Les théories classiques de la neutralité libérale

Quelles sont les théories existantes de la neutralité libérale ? Cécile Laborde pense qu’il y en a trois.

La première affirme qu’un État est neutre – et donc libéral – si, dans la justification de ses actes, il ne fait jamais appel à une conception compréhensive de la vie bonne, à des idées sur la finalité ultime de la vie humaine ou sur les valeurs en fonction desquelles les citoyens doivent conduire leur existence.

La seconde dit qu’un État est neutre – et donc libéral – s’il traite les religions non seulement comme égales entre elles mais comme égales aux autres conceptions de la vie bonne. Sa législation ne doit donc pas accorder de privilèges à certaines croyances ou pratiques au motif qu’elles seraient religieuses, et elle ne doit pas non plus les traiter plus rigoureusement que d’autres et leur accorder des droits ou une latitude moindre sous le seul prétexte qu’elles sont de nature religieuse [2].

La troisième enfin pense qu’un État est neutre – et donc libéral – si, dans la justification de ses actes, il ne fait appel à aucune idée fondationnelle, c’est-à-dire à aucune idée telle que ceux qui ne la partagent pas ne peuvent pas être renvoyés à une idée plus fondamentale dont elle se déduit et que tous les citoyens partageraient.

On a donc trois tentatives de fondation libérale de la limite entre le droit de l’État et le droit des citoyens : la première est éthique (pas de justification faisant appel à une conception de la vie bonne), la seconde est égalitariste (pas de discrimination entre croyances ou pratiques religieuses et croyances ou pratiques non religieuses), la troisième est épistémologique (pas d’appel à des idées que tous les citoyens ne partagent pas). Si ces trois formes de fondation étaient les seules dont nous puissions disposer, dit Cécile Laborde, la mission serait effectivement impossible car chacune d’elles, tout en ayant des aspects positifs et en ouvrant la voie à une analyse plus féconde, laisse échapper une dimension essentielle du problème.

La fondation par la neutralité éthique présente l’avantage de ne pas exclure toutes les idées morales du discours public mais seulement celles qui attentent à la liberté des citoyens de conduire leur existence d’après leurs propres idées d’une vie réussie. Les idées du bien qui sont impersonnelles (la défense de l’environnement par exemple) sont donc admissibles puisqu’elles ne portent pas atteinte à l’indépendance morale des individus. En revanche, cette forme de fondation néglige le fait qu’une législation publique qui ne contient aucune référence à un concept de vie bonne peut néanmoins avoir des impacts très différents sur différentes catégories de personnes. Ainsi, la législation sur le voile, ou l’interdiction de consommer des drogues au cours de rituels religieux, peuvent avoir des justifications impeccables, formulées exclusivement en termes d’intérêt public, mais affecter profondément ceux ou celles qui accordent à ces pratiques une importance spéciale, voire qui les considèrent comme des devoirs de conscience. Les adeptes de la neutralité éthique des justifications reconnaissent ce fait mais, en l’admettant, ils détruisent les fondements de la distinction sur laquelle repose leur propre théorie, à savoir la distinction entre la neutralité justificationnelle (requise par la légitimité libérale) et la neutralité conséquentielle (impossible à garantir). La frontière entre le public et le privé ne peut donc pas, de leur propre aveu, être tracée sans recourir à une idée elle-même compréhensive de ce qu’est une vie bonne, de ce qui est significatif dans une vie réussie. Il ne suffit pas de ne pas mentionner de doctrines compréhensives dans les justifications des actions publiques, mais il faut aussi prendre en compte le fait que certaines actions, qui sont ou risquent d’être affectées directement ou indirectement par les décisions de l’État, ont cette importance spéciale – qu’il faut donc bien définir – que nous identifions comme religieuse ou comme « compréhensive », qu’elles ont une importance éthique qu’on ne peut pas négliger. L’État est donc bien incapable de respecter sa propre norme de neutralité.

La fondation par l’absence de discrimination fait elle aussi l’impasse sur ce qu’il y a de normativement important ou de spécial dans les croyances et les pratiques religieuses pour exiger seulement qu’elles ne soient ni mieux ni moins bien traitées que d’autres croyances et pratiques, morales ou non. Sans l’analyser complètement, elle identifie cependant une valeur libérale essentielle, qui est le droit de ne pas voir notre identité morale dévalorisée ou traitée comme ayant moins d’importance que d’autres par l’État, ou encore le droit de ne pas être exclu, de ne pas être représenté ou considéré comme n’étant pas membre à part entière ou au même titre que d’autres de la communauté des citoyens. En revanche, revers de la médaille, dans la mesure où cette justification égalitariste veut ignorer que les religions et les engagements moraux profonds sont spécialement importants parce qu’ils sont partie intégrante de l’identité de leurs adeptes, elle ne parvient pas à comprendre que, si l’État les discrimine, c’est l’identité de certains et leur possibilité d’être membres à part entière de la communauté civique qu’il met en cause. Le crime contre la légitimité libérale n’est pas si grand lorsque l’État, pour des raisons d’intérêt public, accorde des droits moins étendus à des associations ou à des groupes dont les pratiques ou les croyances ne définissent pas l’identité de leurs membres (les joueurs d’échecs, les amis des escargots). Il y a ici quelque chose d’autre que l’impartialité qui est en cause.

La fondation par la neutralité épistémique possède quant à elle l’avantage de chercher à définir le genre d’idées qui peuvent légitimement être présentes dans le discours public, mais elle commet l’erreur de n’admettre que les idées partagées ou susceptibles d’être réduites à des idées partagées. Or, selon Cécile Laborde, certaines idées non partagées, sur lesquelles nous avons un désaccord rigoureusement insurmontable, doivent cependant pouvoir figurer dans le discours public. Certains désaccords radicaux, sur des questions de justice et de droit, tiennent non pas au fait que les idées utilisées sont inaccessibles ou n’ont aucun référent pour certains (comme ce serait le cas si l’on parlait de la providence divine ou du caractère sacré de la vie humaine), mais au fait que les idées, bien qu’accessibles et parfaitement compréhensibles pour tous, ne sont pas associées de la même manière par tous. Nous comprenons tous l’idée de liberté d’association ainsi que l’idée qu’un employeur ne doit pas discriminer selon le genre mais, selon la manière dont nous hiérarchisons ces deux valeurs, nous aboutirons à des conclusions inconciliables sur ce que les Américains appellent la « ministerial exemption », c’est-à-dire la question de savoir si une Église a le droit de discriminer selon le sexe pour recruter ses officiants. Les adeptes de la fondation épistémique commettent donc l’erreur de penser que toutes les idées religieuses sont à la fois non partagées et inaccessibles, alors que, selon Cécile Laborde, il peut exister des idées que nous pourrions par ailleurs considérer comme d’origine religieuse mais qui sont au demeurant parfaitement accessibles sans être partagées (nous les comprenons et nous pouvons les considérer comme une théorie possible de ce qui est juste, même quand nous ne les partageons pas). De telles idées sont inévitablement présentes dans les débats sur la justice et aussi dans le discours public, sans pour autant porter atteinte au caractère libéral de l’État, car celui-ci ne dépend pas de l’exclusion de toute idée qui ne serait pas partagée, mais seulement de toute idée que certains ne peuvent pas considérer comme constituant une justification possible, au sens de laquelle ils n’ont pas accès. L’athée ne peut accéder au sens de l’affirmation selon laquelle la vie humaine est sacrée, mais il peut comprendre et évaluer l’affirmation selon laquelle le fœtus est un être humain qui a des droits (même si par ailleurs, parce qu’il est favorable à la légalité de l’avortement, il pense que cette proposition n’a pas l’importance normative que lui prêtent les chrétiens et qu’elle doit être subordonnée à d’autres valeurs comme le droit des femmes à l’égalité et à l’indépendance).

Ces trois tentatives de légitimation libérale ont en outre une qualité commune. Toutes les trois rejettent une analyse purement descriptive de la religion au profit d’une analyse interprétative. Au lieu de chercher à dire ce qui est religieux et ce qui ne l’est pas, elles cherchent à identifier en quoi la religion est normativement importante, ou plus exactement les éléments qui sont normativement importants dans la religion – mais qui sont présents aussi dans d’autres idées ou conceptions morales – et qui sont par conséquent tels que l’État ne peut établir sa légitimité qu’en s’abstenant de s’y immiscer et qu’en admettant par ailleurs qu’il ne doit pas faire obstacle à la possibilité de vivre en accord avec elles sans des raisons particulièrement sérieuses. L’identification de cette qualité commune permet à Cécile Laborde d’introduire sa propre stratégie argumentative, qui consiste à désagréger le concept de religion, à le désarticuler pour déceler celles de ses composantes qui ont cette valeur normative. En recourant à cette stratégie, elle tente de faire coup double. Montrer d’une part que tout ce qui est religieux n’est pas territoire interdit (si une idée religieuse n’est pas normativement spéciale, elle peut figurer dans le discours public ou, inversement, faire l’objet d’une restriction faiblement motivée) en sorte que la simple mention de représentations religieuses ne détruit pas nécessairement le caractère libéral de l’État. Montrer d’autre part que, vue sous un autre aspect, la religion n’a rien de spécial car d’autres théories du bien renferment elles aussi des éléments normativement importants qui doivent demeurer hors d’atteinte d’un État qui se veut libéral.

Le cœur du livre de Cécile Laborde est donc cette entreprise de désagrégation qui consiste à décanter la pluralité des éléments normatifs présents dans la religion et qui lui donnent un titre à demeurer hors d’atteinte de l’emprise de l’État, ou plus exactement, à décanter les éléments normatifs qui, dans quelque domaine qu’ils apparaissent, justifient que l’État soit tenu à l’écart. Le sécularisme en ce sens est un ensemble de valeurs et non pas une valeur unique. Pour mener cette entreprise, Cécile Laborde s’appuie sur les tentatives précédentes de fondation de la légitimité libérale en essayant de les réunir tout en remédiant à leurs insuffisances respectives.

Le noyau minimal du libéralisme

Le résultat est l’énoncé de ce que Cécile Laborde appelle le noyau minimal (minimal core) du libéralisme qui tient en trois principes : l’État libéral doit être justifiable, inclusif, et limité. Comme on va le voir, ces trois principes n’étant pas auto-définitionnels, il va falloir les compléter par un quatrième – le principe démocratique – qui affirme qu’il appartient au peuple souverain de trancher les conflits de frontière entre ce qui est justifiable et non justifiable, entre ce qui est inclusif et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est limité et ce qui ne l’est pas.

L’idée que l’État libéral doit être justifiable utilise la fondation épistémique pour dire que les agents de l’État ne doivent pas faire appel à une raison lorsque celle-ci n’est pas « généralement accessible », ou encore que les citoyens ne doivent jamais être contraints au nom de raisons qu’ils ne peuvent ni comprendre ni évaluer, comme ce serait le cas si l’État affirmait que son autorité est issue de la volonté de Dieu. Si certaines justifications sont rejetées par ce premier principe, ce n’est pas parce qu’elles sont de nature religieuse (proposition qui est de toute manière impossible à comprendre) mais parce qu’elles font appel à des raisons inaccessibles. En revanche, si l’État justifie son refus de légaliser le suicide assisté en disant que les personnes qui demandent à mourir sont vulnérables et qu’il est impossible de s’assurer sans ambiguïté de leur volonté, les idées qu’il mentionne peuvent avoir une origine religieuse sans être inaccessibles. Des représentations dont les connotations religieuses sont claires peuvent de même justifier le rejet du mariage entre personnes de même sexe au motif que le mariage hétérosexuel serait la condition d’une éducation équilibrée des enfants. L’intérêt de ce principe est qu’il permet de faire l’économie d’une définition de la religion et de recourir seulement à une catégorie épistémique : certaines raisons sont rejetées, quelle que soit leur origine, parce qu’elles sont inaccessibles mais, inversement, toutes les raisons, quelle que soit leur origine, sont légitimes à la condition d’être accessibles, ce qui autorise l’État à pratiquer ce que l’on pourrait appeler un perfectionnisme modéré et à promouvoir certaines idées du bien (par exemple l’idée qu’une vie livrée aux addictions est d’une mauvaise qualité morale) sans cesser d’être libéral.

L’idée que l’État libéral doit être inclusif utilise la fondation égalitariste pour formuler le second principe du noyau minimal : l’État doit s’abstenir d’endosser une identité qui peut fragiliser et dévaloriser ceux qui ne se reconnaissent pas dans cette identité. L’adoption d’une religion officielle par l’État violerait la légitimité libérale non parce qu’elle contredirait la liberté religieuse de manière abstraite (liberté dont la définition est au demeurant « mission impossible »), mais parce qu’une telle adoption enverrait un message d’exclusion et de mépris aux adeptes des religions non officielles comme aux non-croyants. En ce sens, l’assimilation de l’État à une religion violerait le principe de l’exclusion civique, mais pas d’une manière spécifique car l’assimilation de l’État à une définition ethnique, culturelle ou sexuelle enverrait le même message d’exclusion et serait illégitime pour la même raison. Inversement, et selon les contextes, l’État peut parfaitement colorer ses propos et ses actions de représentations religieuses sans cesser d’être libéral ; ce sera le cas si ces représentations n’ont pas d’effet clivant, ne traduisent aucun mépris ni aucune volonté d’exclure qui que ce soit, et sont vécues comme un simple rappel d’une dimension historique ou traditionnelle. La question n’est plus de savoir si la crèche de la mairie est religieuse (alors que le sapin de Noël ne le serait pas) mais de savoir si son installation a une signification clivante. D’autres symboles, que personne ne songerait à qualifier de religieux, pourraient au demeurant avoir la même propriété clivante et être exclus pour cela. Ce principe nous rappelle seulement que le sécularisme n’est pas la séparation de l’État et de la religion, mais l’inclusion de tous les citoyens dans une même identité civique.

L’idée que l’État libéral doit être limité, enfin, exploite la fondation éthique. Un État n’est pas libéral s’il ne respecte pas les individus en tant qu’agents libres se déterminant eux mêmes, s’il viole le harm principle selon lequel on ne doit pas interférer dans la vie d’un individu sauf lorsqu’il nuit aux intérêts civils des autres. Le troisième principe du noyau libéral s’énonce donc ainsi : lorsqu’une pratique est liée à une éthique compréhensive (portant sur le sens et les buts de la vie personnelle), l’État ne doit pas contraindre les citoyens à s’y conformer. Mais là encore, c’est seulement en tant qu’elle est une éthique compréhensive que la religion doit être exclue du discours public, au même titre que toute autre éthique compréhensive, quelle que soit sa nature. En revanche, s’il s’avère que des idées religieuses ne sont pas liées à une éthique compréhensive, elles sont parfaitement fondées à figurer, comme d’autres idées morales non compréhensives, dans le discours et les justifications publiques.

Les trois principes se combinent car un État est libéral s’il possède ces trois caractéristiques : la justifiabilité, l’inclusion et la limitation. C’est essentiel car un État pourrait par exemple être justifiable sans être limité ni inclusif, ou être inclusif et limité tout en n’étant pas justifiable, c’est-à-dire en faisant appel à des idées inaccessibles pour légitimer sa constitution.

Les bénéfices de cette désagrégation du concept de religion en éléments normativement signifiants sont très clairs. D’abord, nous comprenons désormais l’idée que le sécularisme est une pluralité de valeurs. Ensuite, nous comprenons l’intérêt d’abandonner toute tentative pour fixer descriptivement la frontière entre l’État et la religion, entreprise vaine auquel on a intérêt à substituer cette forme d’interprétation qui dégage ce qui est normativement saillant, que ce soit dans la religion ou dans d’autres sphères de représentations et de pratiques, et qui fait que l’État doit s’en abstenir. Enfin, cette analyse permet de sortir d’un manichéisme de la séparation. D’une part, la présence de représentations religieuses dans le discours public ne disqualifie pas un État comme non-libéral lorsque ces représentations sont accessibles, qu’elles ne sont pas liées à une éthique personnelle, et qu’elles n’envoient pas de message d’exclusion civique. Et d’autre part, la présence dans ce même discours de représentations qui auraient au contraire l’une de ces caractéristiques – comme c’est le cas de l’interdiction du port du voile qui envoie un très clair message d’exclusion [3] – est clairement incompatible avec le caractère libéral d’un État.

Le principe démocratique

Le problème, c’est que ces trois principes ne sont pas auto-définissants. Le quatrième principe du noyau dur du sécularisme libéral est donc que l’État souverain peut démocratiquement trancher les cas litigieux, décider si des raisons sont accessibles ou non, si l’identité publique génère des messages d’exclusion ou non, et si l’État contraint les individus à se conformer à une éthique compréhensive qu’ils n’ont pas choisie. Bien entendu, il s’agit bien ici de démocratie, et non pas de décisionnisme majoritaire, c’est-à-dire que la décision doit faire place à la représentation des minorités, être prise dans le cadre d’une constitution qui sépare les pouvoirs, et être soumise à un contrôle de constitutionnalité par un judiciaire indépendant. Ce principe, dit Cécile Laborde, autorise une grande diversité d’arrangements des rapports entre l’État et la religion. Il permet à une majorité sécularisée d’imposer sa propre conception des limites dans lesquelles il convient de confiner la pratique et la croyance religieuse, mais il permet aussi à des majorités religieuses de faire une place à ses croyances dans le discours public à la double condition qu’elle respecte les trois premiers principes (accessibilité des justifications, inclusivité civique et respect de la liberté individuelle) et qu’elle assujettisse ses décisions au filtre d’une démocratie complète. Une démocratie sécularisée va ainsi pouvoir, sans violer le principe de liberté individuelle, promouvoir un démantèlement des structures familiales traditionnelles et autoriser des expérimentations bioéthiques qui peuvent heurter les adeptes des religions. Inversement, une majorité religieuse pourra, dans la limite des trois principes et de la démocratie complète, informer l’espace public de ses convictions plus conservatrices en matière de droit de la famille ou de bioéthique sans porter atteinte au caractère libéral de l’État. Cette diversité atteste que le « sécularisme minimal » n’a pas et ne doit pas avoir pour ambition de trancher de manière définitive des conflits de justice (sur le mariage homosexuel par exemple), qui peuvent être radicaux sans pour autant que la solution dans l’un ou l’autre sens contredise nécessairement un des trois principes qui forment son propre cœur [4].

Le problème des exemptions

Restent à énoncer les principes permettant de raisonner sur une question essentielle. Dans quel cas l’État peut-il accorder à certains groupes religieux ou à certains individus le droit de ne pas se soumettre à la loi commune, et quelle est la justification de telles exemptions ? Là encore, Cécile Laborde propose de recourir à la stratégie interprétative de la désagrégation. Qu’est-ce qui, dans une association, religieuse ou non, justifie que l’État prenne en considération son droit éventuel à ne pas respecter certaines lois communes ? La réponse est que ces associations peuvent avoir des intérêts normativement saillants qui exigent d’elles une pratique en contradiction avec la loi. Par exemple, l’Église catholique a un intérêt normatif puissant à ne pas respecter la loi qui interdit de discriminer à l’embauche selon le genre, car un de ses dogmes centraux est que les sacrements conférés par des femmes sont dépourvus de valeur. De même, une Église dont le dogme central est le caractère intangible de l’obligation de fidélité conjugale ne peut être obligée de recruter un pasteur dont les frasques extra-maritales sont de notoriété publique. Ou encore, une association de femmes contre le viol ne peut être obligée d’admettre un homme dans ses rangs, et une association contre le réchauffement climatique a parfaitement le droit de s’enquérir des opinions des candidats dans ce domaine quand elle recrute un cadre dirigeant. Inversement, une Église n’a pas le droit de licencier le gardien d’une installation sportive lui appartenant sous prétexte qu’il ne témoigne pas de la foi requise, car le fait que l’installation soit surveillée par un non-croyant n’interdit en rien à cette Église d’être ce qu’elle est et de poursuivre sa mission sans entrave. Il en va de même de l’association de femmes ou de l’association contre le réchauffement climatique si elles recrutent une secrétaire ou un agent de sécurité. Dans tous ces cas, il appartient à l’État démocratique de se prononcer sur l’importance morale spéciale des intérêts invoqués et de juger si, outre cette légitimité de principe, les effets de l’exemption demandée sont démocratiquement acceptables.

Il en va de même des exemptions accordées aux individus. Le critère n’est pas le caractère religieux ou non des convictions invoquées mais leur caractère moralement important, c’est-à-dire la question de savoir si telle ou telle interdiction légale empêche les individus de vivre avec intégrité en suivant leur conscience. Lorsqu’une exemption est demandée au nom d’une telle intégrité – religieuse ou non – elle doit être considérée, ce qui ne signifie bien entendu pas qu’elle doit être accordée. Les exceptions qui violeraient ouvertement les droits des tiers sont rejetées d’emblée, mais les exceptions qui vont à l’encontre d’un principe de justice radicalement contesté peuvent être accordées si la volonté démocratique le juge bon. Dans de tels cas, il faut donc peser ensemble l’importance morale de la conviction individuelle, l’obstacle à l’intégrité que représenterait l’interdiction légale de vivre en conformité avec elle, l’importance civile de l’intérêt que la loi entend protéger et la possibilité de le protéger par d’autres moyens qu’une interdiction légale uniforme.

Mission accomplie ?

L’analyse proposée par Cécile Laborde comporte des apports positifs indéniables parce qu’elle rompt avec un problème de frontière entre le religieux et le non religieux qui, posé dans sa globalité descriptive, résiste à toute solution satisfaisante. Elle permet aussi de comprendre que, dans un sens, la religion n’a rien de spécial par rapport à d’autres doctrines morales compréhensives et que, dans ce qu’elle a de spécial, elle ne se distingue pas de ces dernières. Elle permet aussi de comprendre qu’un État ne rompt pas avec le libéralisme sous le seul prétexte qu’il fait publiquement référence à des idées d’origine religieuse ou religieusement connotées, parce que certaines conceptions de la justice des rapports entre les personnes peuvent comporter de telles références sans violer les trois principes du noyau dur libéral et être par conséquent – avec les réserves qui s’imposent sur la nature de la démocratie pratiquée – adoptées et mises en œuvre par une majorité.

La mission impossible a-t-elle pour autant été remplie ? On peut en douter car la démarche de Cécile Laborde conduit à définir des valeurs libérales pour dire ensuite que, n’étant pas auto-définissantes, elles ont besoin d’être délimitées par une décision démocratique. Il n’est pas certain que l’on ait ainsi répondu à ceux qui pensent que l’État libéral n’est pas capable de respecter ses propres normes de neutralité et qu’il ne peut résoudre la question de ses rapports avec les religions qu’en faisant arbitrairement acte d’autorité.

par Jean-Fabien Spitz, le 11 octobre 2017

Pour citer cet article :

Jean-Fabien Spitz, « Une théorie libérale de la religion », La Vie des idées , 11 octobre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Une-theorie-liberale-de-la-religion

Nota bene :

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Notes

[1C’est le titre d’un célèbre article de S. Fish : « Mission Impossible : Settling the Just Bounds between Church and State », Columbia Law Review, vol. 97, n°8 (déc. 1997), p. 2253-2333.

[2C. Eisgruber & L. Sager, Religious Freedom and the Constitution ( Harvard University Press, 2010).

[3Cf. C. Laborde, Critical Republicanism. The hijab controversy and political philosophy (Oxford University Press, 2008).

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