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Une autre guerre

À propos de : Owen Fiss, A War Like No Other : The Constitution in a Time of Terror, The New Press


par Matteo M. Winkler , le 30 juin 2016


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La guerre contre le terrorisme mobilise des moyens contraires aux libertés démocratiques. Aux États-Unis, le recours à ces moyens exceptionnels s’est accompagné d’efforts pour contourner le droit, avec parfois la complicité de la Cour suprême qui en est pourtant le garant.

Recensé : Owen Fiss, A War Like No Other : The Constitution in a Time of Terror, The New Press, 2015, 334 p.

Au cours des derniers mois, le Parlement français a voté une série de projets de loi venant renforcer l’arsenal juridique dont dispose le gouvernement en matière de lutte contre le terrorisme. Ces projets comportent des mesures que le législateur considère nécessaires pour contrer une menace terroriste grandissante, tant au niveau national que global. La situation française, qui mélange hypertrophie législative et réduction substantielle des droits fondamentaux, rappelle celle que les Américains ont vécue après le 11 septembre 2001, quand le Congrès s’est aligné sur l’Administration Bush pour adopter rapidement des mesures antiterroristes contraignantes. Aux États-Unis, ces mesures ont fait l’objet d’un long débat dont les développements récents continuent à surprendre.

Owen Fiss, professeur de droit à Yale Law School, a déployé une réflexion abondante sur la question de la conformité des mesures antiterroristes aux différentes normes juridiques, et notamment à la Constitution américaine. Le titre de son ouvrage, A War Like No Other : The Constitution in a Time of Terror, en reflète fidèlement les thèmes principaux.

Tout au long de sa carrière au sein de la prestigieuse faculté de droit américaine, l’une des meilleures du pays, O. Fiss a fait preuve d’une sensibilité particulière aux problématiques de droits fondamentaux. Au cours des quinze dernières années, il a développé une littérature juridique conséquente sur trois des questions centrales du rapport entre droit et lutte contre le terrorisme : l’absence de contrôle juridictionnel, le recours à la torture et les assassinats ciblés. Ces trois questions mettent en jeu des cadres juridiques spécifiques dans des situations différentes mais correspondent à une logique commune. Les réflexions d’O. Fiss offrent à la démocratie et à l’État de droit un remède prophylactique aux mesures adoptées sous le coup de l’émotion et de la terreur suscitées par les attaques terroristes. Elles offrent une comparaison avec la situation française et en particulier avec le régime juridique de l’état d’urgence, dont la prorogation a été votée trois fois l’année passée (la dernière en date remontant au 20 mai 2016, adoptée au moyen d’une procédure accélérée mise en place récemment).

À la guerre comme à la guerre

Dans son analyse, O. Fiss mentionne la “guerre contre la terreur”. Le terme, avec lequel chacun est aujourd’hui familier, fait référence à la situation de combat asymétrique, globale et indéfinie dans laquelle les États se trouvent plongés depuis le 11 septembre 2001. Cette situation se caractérise par un conflit sans véritable déclaration de guerre (et partant, sans armistice possible) contre un ennemi invisible qui opère en dehors de tout territoire physique défini. C’est une guerre totale en temps de paix. L’arsenal juridique que les États ont mis en place pour mener cette guerre est, par ailleurs, sans précédent : il ébranle les fondements mêmes des démocraties occidentales et de l’État de droit.

À ce titre, bien que la “guerre contre la terreur” soit qualifiée de guerre, elle ne se conforme pas aux normes juridiques internationales applicables aux conflits armés entre États.

En effet, comme l’ont remarqué de nombreux juristes internationaux, le droit de la guerre et le droit humanitaire ont évolué depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale vers un corpus normatif clair et cohérent, notamment dans les trente années suivant la fin du conflit. On peut penser aux distinctions que le droit de la guerre a établies, par le biais de conventions internationales, de principes généraux et du droit coutumier, entre objectifs militaires et civils, combattants et population civile ou encore entre État ennemi et État neutre. Le droit humanitaire, qui vise à atténuer les souffrances engendrées par la guerre, oblige quant à lui les combattants à prévoir et à mettre en œuvre certaines précautions afin de prévenir tout dommage inutile ou souffrance excessive de la population. En outre, c’est un principe fondamental du droit international humanitaire que les combattants ne peuvent pas être poursuivis en justice pour des actions entreprises pendant les hostilités.

Pourtant, dans la guerre contre la terreur, ces distinctions et dispositions paraissent inévitablement destinées à s’estomper, voire à disparaitre. L’Administration Bush a, par exemple, assigné un statut juridique spécifique aux « combattants ennemis », une catégorie de sujets de droit nouvelle en droit international ne relevant ni des combattants traditionnels, ni de la population civile. Du fait de leur statut de « terroristes », qui se distingue de celui de criminel de droit commun, les combattants ennemis font l’objet de poursuites judiciaires devant les tribunaux militaires et non devant la justice pénale. En outre, en raison du caractère global de la guerre contre le terrorisme et de son absence de limite géographique, tous les terroristes capturés par les forces américaines et leurs alliés à l’étranger devaient être transférés sans délai vers la base cubaine de Guantanamo pour être interrogés et, le cas échéant, poursuivis en justice. Dans les faits, la détention pouvait durer plusieurs années. O. Fiss notait ainsi que le Président Bush semblait traiter « le monde entier comme un champ de bataille ». « Bush, ajoute-t-il, refusait que cette politique de détention sans procès soit limitée dans le temps ; il semblait préparé à incarcérer des personnes pour des périodes de temps prolongées, voire indéfinies – peut-être même à vie » (p. 106). Plus préoccupant encore, le Président Bush était déterminé à faire de Guantanamo une entité géographique juridiquement hors de contrôle du pouvoir judiciaire américain, empêchant ainsi les prisonniers détenus dans la base de bénéficier des droits individuels protégés par la Constitution fédérale.

Les volitions du Président se révélèrent en fin de compte relever du fantasme plus que de la réalité. Son désir de ne se voir opposer aucun obstacle se heurta rapidement à l’appareil judiciaire américain. Par une série de décisions, la Cour Suprême a rappelé sans ambiguïté que le droit ne s’arrêtait pas devant les barbelés de Guantanamo. O. Fiss se montre toutefois moins optimiste : « bien que le Président ait ouvert la marche, les autres pouvoirs », y compris le pouvoir judiciaire, déplore-t-il, « ont été complices de cette attaque contre la Constitution » (p. 110). Néanmoins, la Cour Suprême était prête à exploiter les armes constitutionnelles les plus puissantes pour défendre les droits individuels, c’est-à-dire le contrôle judiciaire de constitutionnalité et l’application directe des droits fondamentaux, reconnus par la Constitution et le droit fédéral. Comme l’a souligné Sandra O’Connor, juge à la Cour Suprême, dans une décision relative à la détention de M. Yaser Esam Hamdi, citoyen américain capturé en Afghanistan et détenu dans une base navale en Virginie après une période de détention initiale à Guantanamo, « lorsque les droits d’un citoyen américain sont en jeu, l’état de guerre ne donne pas un chèque en blanc au Président » [Hamdi v. Rumsfeld, 542 U.S. 507 (2004)]. « Law is everywhere » : c’est d’ailleurs le titre d’un chapitre du livre d’O. Fiss (p. 128 et suiv.).

En tout état de cause, il semble toutefois difficile de nier que l’argumentaire de la Cour Suprême à l’encontre de la violation des droits individuels a manqué de clarté et de logique en préférant prendre le parti du gouvernement dans l’attente de la disparition de la menace terroriste. C’est notamment ce qui peut être reproché à la Cour Suprême dans le cas de la torture.

L’externalisation des services de torture

La Constitution américaine contient de nombreuses dispositions prohibant tout traitement inhumain et dégradant. Le Ve Amendement établit par exemple que personne ne saurait être privé de sa liberté sans procédure régulière. Le VIIIe Amendement prohibe « les peines cruelles ou inhabituelles ». O. Fiss note à cet égard que ces normes n’ont seulement pas été conçues « pour interdire des procédures injustifiées, mais aussi toute action étatique qui choquerait la conscience ou atteindrait à la dignité de la personne en détention ». L’interdiction, soutient-il, est absolue. Elle ne peut être écartée pour sauver des vies, peu importe le nombre.

Toutefois, l’action du gouvernement américain à la suite du 11 septembre met en évidence l’existence de solutions techniques, toutes légales, permettant d’outrepasser cette interdiction.

Le gouvernement a d’abord cherché l’appui d’une partie du monde universitaire, notamment de John Yoo, professeur de droit international à Berkeley, et de Jay Bybee, professeur promu chef du bureau du conseil juridique au sein du Département de Justice avant de devenir juge fédéral. Ces derniers ont rédigé, en 2002, un mémorandum visant à justifier la torture des terroristes présumés, torture qui, affirment-ils, ne serait prohibée que lorsqu’elle causerait « une blessure physique grave, comme la défaillance d’un organe ». La solution prônée par le mémorandum laissait manifestement au gouvernement la liberté de soumettre les terroristes présumés à une gamme relativement large d’actes de torture. La présomption d’innocence, le respect de l’intégrité physique et morale de la personne et de la dignité humaine, indépendamment de la nature du crime commis, revêtent une importance fondamentale pour toute démocratie. En pratique, elles dépendent néanmoins de subtilités juridiques qui varient avec le temps et l’esprit du régime politique.

Le gouvernement a également usé d’une méthode peu orthodoxe pour contourner l’interdiction de la torture. Plutôt que de faire exécuter les actes répréhensibles sur le territoire national, les autorités américaines ont préféré déléguer les « services » de torture aux États qui la pratiquaient déjà dans leurs commissariats de police ou leurs prisons. Baptisé « torture outsourcing », cet expédient visait les terroristes capturés à l’étranger –comprendre par là un pays ami, comme l’Italie ou la Suède, aussi bien qu’un pays de « l’Axe du mal », selon l’expression du Président Bush, utilisée pour nommer les pays qui, directement ou indirectement, appuyaient l’action des groupes terroristes. Selon un rapport publié en 2013 par l’Open Society Foundation, 54 pays ont participé au programme américain « Extraordinary Rendition », c’est-à-dire au transfert, par des agents de la CIA, de personnes suspectées de terrorisme vers des pays où les fonctionnaires du gouvernement et les services de renseignement pouvaient pratiquer la torture en toute liberté. En 2007, une résolution du Parlement Européen évoque le nombre impressionnant de 1245 vols effectués par la CIA dans l’espace aérien européen pour déplacer des personnes vers des pays tiers comme l’Égypte et la Syrie, où elles n’étaient détenues, sans aucune garantie juridique et pour une durée potentiellement illimitée, que pour être torturées et contraintes à avouer des informations considérées comme cruciales dans la lutte contre le terrorisme. L’interdiction de se servir au cours d’un procès d’informations obtenues sous la torture est pourtant un des principes clés du constitutionnalisme moderne. Du reste, l’utilité réelle des interrogatoires conduits sous le régime de l’Extraordinary Rendition ne pourra vraisemblablement jamais être mesurée, le gouvernement américain ayant toujours opposé le secret d’État lors des instances judiciaires menées à l’initiative des victimes du programme.

Ce système, qui se fondait sur une coopération stricte entre les services de renseignement des pays impliqués, a été déclaré illégal par la Cour européenne des droits de l’homme dans deux arrêts récents, El Masri c/ l’Ex-République Yougoslave de Macédonie du 13 décembre 2012 et Nasr et Ghali c/ Italie du 23 février 2016. De même, O. Fiss remarque que « l’externationalisation de la torture n’a pas d’incidence sur son statut juridique et moral » (p. 180). La Constitution américaine et ses prohibitions absolues, poursuit-il, ne connaissent pas de limites géographiques : elles s’appliquent à tous les agents du gouvernement américain, y compris ceux qui opèrent à l’étranger. Clairement, « le principe du [respect de la] dignité de toute personne, qui imprègne les Ve et VIIIe Amendements, vise à protéger des personnes, et non des lieux » (p. 183). Les préceptes du Professeur Fiss ont visiblement trouvé un écho favorable dans les couloirs de la Cour de Strasbourg.

Les assassinats ciblés

Les assassinats ciblés (targeted killings) constituent un problème distinct mais bien réel de la lutte contre le terrorisme. Les politiques de George W. Bush et Barack Obama présentent en la matière une continuité déconcertante, mais incontestable. Les deux Présidents ont développé une stratégie commune et constante au cours des dix dernières années, stratégie qui a connu son apogée avec l’assassinat d’Oussama ben Laden en 2011.

La photo du Président Obama et de la Secrétaire d’État d’alors, Hillary Clinton, réunis devant les écrans de la Situation Room de la Maison Blanche en présence de tout l’état-major militaire pour assister à l’opération Neptune Spear (dont une équipe d’avocats avait pris le soin d’assurer les arrières), restera sans doute gravée dans la mémoire de tous.

Les justifications apportées par les Administrations Bush et Obama sont également identiques : à la suite des attentats du 11 septembre 2001, se défendent-elles, le Congrès a donné compétence au gouvernement pour mener la guerre contre le terrorisme à l’étranger. Il est certes possible d’arguer qu’Oussama ben Laden était trop dangereux pour être maintenu en vie après sa capture. Toutefois, son assassinat crée un précédent qui soulève de nombreuses questions de droit international général et humanitaire, à commencer par l’utilisation de commandos militaires sur le territoire d’un État souverain, ou encore le statut juridique réservé aux terroristes qui décident de se rendre.

De surcroît, les assassinats ciblés provoquent des questionnement plus lourds concernant, en particulier, l’utilisation des technologies de pointe pour abattre un terroriste. On peut penser, par exemple, à l’usage des UVAs (Unmanned Aerial Vehicles, mieux connus sous l’appellation de « drones ») qui en accomplissant leur mission mettent en jeu le rapport entre technologie, droit et responsabilité politique. Symboliquement, les écrans de la Situation Room à la Maison Blanche à partir desquels le gouvernement américain a dirigé l’opération Neptune Spear constituent une sorte de ceinture d’irresponsabilité, juridiquement protégé par le secret d’État et donc échappant au contrôle de l’autorité judiciaire. « Des statistiques révèlent », O. Fiss observe à cet égard, « qu’en 2002 et 2003 plus de quatre cents attaques de drones ont été réalisées, principalement au Pakistan et au Yemen, et qu’elles ont tué au moins trois mille personnes ». Par ailleurs, il continue, « la légalité [de ces attaques] ne peut pas être établie sur la base des doctrines existantes et des documents constitutionnels, et pourtant la nouveauté des défis n’est pas une excuse pour la passivité de pouvoir judiciaire » dans ce domaine (p. 285). Les centres du pouvoir de plusieurs États sont équipés d’écrans similaires à partir desquels il est facile d’imaginer assister à des attaques spectaculaires en Syrie ou en Irak.

Les drones, commandés à distance, peut-être même à des milliers de kilomètres du théâtre des opérations, ne représentent cependant qu’une petite partie de l’arsenal technologique à disposition des gouvernements. L’intrusion de l’État dans les foyers par le biais de la surveillance électronique et téléphonique a fait l’objet de nombreux traitements dont il serait difficile de rendre compte brièvement. Comme le note très justement O. Fiss, « l’effraction gouvernementale dans la vie privée ne nuit pas seulement aux intérêts de l’individu, et, partant, aux conditions nécessaires à l’épanouissement de l’être humain, mais elle menace aussi une multitude d’autres intérêts, dont ceux que visent à protéger les garanties constitutionnelles telles que de la liberté d’opinion, le droit à un procès équitable et l’égalité devant la loi » (p. 243). L’indiscrétion gouvernementale viole de façon évidente les valeurs et principes démocratiques.

Conclusion : les deux leçons du Professeur Fiss

Les droits fondamentaux comme le respect de la vie privée, l’inviolabilité de la dignité humaine et la liberté de pensée et d’expression représentent la source vitale de toute démocratie. O. Fiss nomme l’effort de préserver ces droits « le principe de liberté ». Le premier enseignement qu’il est possible de tirer de cet ouvrage est donc l’importance capitale que revêt le caractère exceptionnel des mesures antiterroristes, dont il faut éviter qu’elles ne se substituent au principe de liberté pour devenir la nouvelle norme – the new normal. La restriction des libertés par la loi est l’exception et devra toujours le demeurer. Elle doit n’avoir pour finalité que la préservation de la liberté d’autrui. Dans cet esprit, on peut facilement attendre des démocraties modernes qu’elles se battent contre le terrorisme « avec une main attachée dans le dos », comme le souligne la formule imagée du juge Aharon Barak, président de la Cour Suprême de l’État d’Israël de 1995 à 2006 et maintenant professeur associé à l’Université de Yale. Ceux qui cèdent trop facilement au chant du pouvoir gagneraient à se voir opposer cette leçon.

Le deuxième enseignement que l’on peut tirer de l’ouvrage d’O. Fiss concerne le rôle essentiel de l’autorité judiciaire dans la protection de ces droits. Les hésitations de la jurisprudence américaine en matière de torture et de secret d’État montrent que les pouvoirs judiciaire et législatif peuvent facilement devenir l’otage des mesures antiterrorisme gouvernementales qui limitent fortement les droits fondamentaux. Dans ce cadre, le judiciaire peut alors prêter la main à une dérive autoritaire. « Le Congrès », explique Fiss à cet égard, « a soutenu un certain nombre de politiques antiterroristes du Président Bush qui violent la Constitution. Le soutien de la Cour Suprême était plus oblique et difficile de discerner, mais néanmoins important – et profondément inquiétant » (p. 113). Encore faut-il attendre de voir, dans un contexte qui ne semble pas trop éloigné de celui des États-Unis, comment les tribunaux français réagiront aux impératifs de la sécurité afin de faire droit aux libertés, à l’État de droit et à la démocratie.

par Matteo M. Winkler, le 30 juin 2016

Pour citer cet article :

Matteo M. Winkler, « Une autre guerre », La Vie des idées , 30 juin 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Une-autre-guerre

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