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Essai International

Dossier : La Russie contemporaine et l’Occident

Toxique romance
Comment la Russie voit l’Amérique


par Eliot Borenstein , le 20 octobre 2015
traduit par Ophélie Siméon
avec le soutien de Institut français
avec le soutien de Public Books



À l’heure où les experts occidentaux remarquent la montée de l’anti-américanisme en Russie, les USA s’interrogent sur les origines de cette opposition à leur égard. Avec cet essai, Eliot Borenstein explique que, contre toute attente, cette hostilité à l’Amérique naît d’une forme d’amour « qui n’ose dire son nom ». Article publié en partenariat avec Public Books.

La Russie n’apparaît pas sous son meilleur jour à la une des journaux, et pas seulement parce que les nouvelles sont souvent mauvaises. Le pays est victime de clichés d’une douloureuse évidence, où reviennent souvent les mots « rouge » et « révolution ». Mais la palme de la banalité revient à l’inévitable « Bons baisers de Russie ». Près de soixante ans ont passé depuis qu’Ian Fleming a publié son roman du même nom (et plus de cinquante depuis la sortie du film), et pourtant cette expression, tout comme James Bond lui-même, ne semble pas prête à emprunter le chemin de la retraite. Mais il est temps de passer au shaker (pas à la cuillère) cette complaisance dont nous faisons preuve face à la nature des liens qui existent entre les USA et la Russie. Le récit de Fleming fait figurer deux femmes russes cherchant à établir le contact avec le meilleur espion de Sa Majesté ; l’une veut l’éliminer, l’autre le met dans son lit. En procédant à quelques légères modifications (par exemple, en remplaçant Bond par un Américain), les deux extrêmes pourraient s’appliquer à l’image que de nombreux Russes se font des USA, sentiments qui, comme souvent dans le cas des relations inter-États, demeurent mal compris des deux parties en présence.

En Occident, les commentateurs se désolent de la montée de l’ « anti-américanisme » russe ; terme notoirement vague, et qui a pour effet principal de susciter chez les Américains le sentiment d’être assiégés. La Russie est devenue le dernier point de mire en date d’une question que nous ne nous lassons jamais de poser : « Pourquoi nous détestent-ils autant ? » Dans ce cas, néanmoins, l’hostilité envers l’Amérique naît de l’amour. D’un amour vache et éconduit.

Bon baisers de Russie, Terence Young 1963.

Ennemis : une histoire d’amour

L’amour que la Russie porte à l’Amérique ne date pas d’hier, et il importe de retracer précisément le moment où cette relation a tourné au vinaigre. Comme la Lolita de Humbert Humbert, l’Amérique avait déjà connu l’amour (oui, certes oui) : une liaison plus ancienne, mais toujours vivace, avec l’Europe de l’Ouest en général, et la France en particulier. Mais au XXe siècle, la Russie se préoccupait de modernité et de son avenir. Le béguin pour l’Amérique était inévitable.

Pour les survivants de la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique était indissociable du programme Prêt-Bail. Pour la génération devenue adulte dans les années 1960, l’Amérique était le royaume enchanté qui avait vu naître le jazz (diffusé pendant des années sur l’émission « Voice of America »), Ernest Hemingway, Kurt Vonnegut, et le jean. Pour la plupart des gens, cet amour n’était politique que dans la mesure où l’intérêt qu’ils portaient à l’« ennemi » constituait un geste politisé. Ils n’étaient pas attirés par le système économique des États-Unis, ni par ses institutions démocratiques. En dépit du discours tenu par les autorités américaines, les Russes n’étaient pas en quête de « liberté » ou du « rêve américain ». Ils étaient seulement sous le charme.

Nous aimons à penser que les citoyens soviétiques étaient pratiquement isolés du reste du monde, et nous imaginons quel ravissement naïf ils ont dû éprouver lorsqu’ils furent finalement exposés aux merveilles de la culture et de la technologie occidentales. Mais les vrais naïfs, c’était nous.

En raison de l’image véhiculée par les médias, entre pénuries et files d’attentes devant les magasins, beaucoup d’entre nous pensaient que l’URSS, loin d’être un pays moderne et industrialisé, doté d’un système de sécurité sociale performant, n’était en réalité qu’une sorte d’île aux confins du monde connu, dont les habitants semblaient toujours être sur le point de fonder un culte du cargo [1].

Le romancier Vassili Aksionov [2], déchu de sa nationalité soviétique en 1980, raconte la joie de son nouveau propriétaire américain lorsqu’il apprit qu’Aksionov et sa famille étaient originaires d’URSS. Il leur montra alors une « pièce magique » capable de monter et de descendre d’un étage à l’autre selon qu’on appuyait sur tel ou tel bouton. Aksionov était trop poli (et trop amusé) pour lui expliquer que les Soviétiques avaient depuis longtemps percé le secret de l’ascenseur.

Cependant, ils ignoraient une chose de l’Amérique, défaillance qui allait s’avérer désastreuse : les Soviétiques ne savaient pas que leur amour pour l’Amérique n’était pas réciproque. Le conflit entre les deux superpuissances avait marqué l’époque toute entière, et les rares contacts qui existaient entre elles se limitaient le plus souvent à des interactions entre universitaires, diplomates et activistes émotionnellement et intellectuellement investis avec la Russie (sans quoi ils ne s’y intéressaient pas du tout). Cela ne signifie pas que la Russie et l’Union soviétique ne jouaient aucun rôle dans la psyché américaine : les Soviétiques faisaient de parfaits méchants dans les films hollywoodiens. Le fossé idéologique favorisait une approche réductrice et fonctionnaliste de la Russie et de sa culture, pour faire de l’Union soviétique une sorte de Disneyland totalitaire aux yeux de l’industrie américaine des médias et du divertissement. La Russie avait-elle d’ailleurs autre chose à offrir ?

Traditionnellement, la Russie se préoccupe beaucoup de son image sur la scène internationale. L’Amérique, au contraire, se regarde notoirement le nombril et se complaît dans l’autosatisfaction, prêtant peu d’intérêt aux autres nations. Bien sûr, nous sommes régulièrement impliqués dans des conflits à l’étranger, mais pour l’essentiel, notre relation avec le reste du monde se pense sur le mode d’un laisser-faire bienveillant. Parfois, seulement, nous nous souvenons que d’autres pays existent aussi, et alors, tel le rejeton qui, taraudé par la culpabilité mais néanmoins conscient de son devoir, envoie une carte de vœux bon marché pour la Fête des Mères, nous n’oublions pas de larguer une bombe ou d’armer un drone pour montrer au monde que nous pensons bien à lui.

L’Amérique s’était brièvement entichée de la Russie et de l’Union soviétique durant la perestroïka de Gorbatchev, période qui fit figure d’anomalie pour les USA comme pour son pays d’origine. Mais le mal était fait : durant cinq ans au moins (de la fin de la perestroïka jusqu’en 1993), les citoyens de l’ex Union soviétique purent à raison se convaincre que nous nous préoccupions véritablement de leur bien-être. Nous leur avions envoyé McDonald’s, Pizza Hut et même de l’aide humanitaire sous forme de cuisses de poulet (ou « Pattes de Bush » comme les Russes les appelaient) ou encore de rations de combat rescapées de l’opération Tempête du Désert. Plus lourd de sens encore, nos « experts » furent dépêchés afin de réformer (ou de ruiner) l’économie russe ; ils endossèrent le rôle d’infatigables pom-pom girls, encourageant les nouvelles institutions démocratiques nationales (y compris lorsque le président Eltsine fit dissoudre puis assiéger le parlement russe en 1993).

Mais dès la fin des années 1990, nous avions déjà plus moins oublié la Russie. Si l’on admet que les relations russo-américains sont au moins en partie une histoire d’amour, alors l’Amérique devient le parangon du petit ami indigne.

L’amour nous déchirera

Avec le recul, nous aurions pu prédire ce retournement contre l’Amérique. Dès lors que nous avons approuvé un régime néolibéral et censément démocratique, gangréné par la chute des salaires et la hausse de la criminalité, nous sommes devenus complices de ses échecs. Nous aurions même pu y remédier, au lieu de quoi nous avons mis de l’huile sur le feu à force de négligence et d’irrespect. Plutôt que de considérer la Russie comme un partenaire (voire comme un ennemi – au moins suscitent-ils notre attention), nous avons évolué dans l’arène mondiale comme si la Russie n’avait aucune espèce d’importance.

Les bombardements de l’OTAN en Yougoslavie durant l’année 1999 ont constitué un tournant bien connu pour la Russie, à un moment où les médias et l’opinion publique percevaient le peuple serbe comme victime d’un prédateur prompt à dépasser les bornes. Le Premier ministre russe de l’époque, Evguéni Primakov, survolait l’Atlantique pour se rendre en visite officielle aux USA lorsqu’il apprit que l’OTAN avait engagé les bombardements. Primakov accéda pour un temps au statut d’icône lorsqu’il ordonna à son avion de faire immédiatement demi-tour. Cette décision devint rapidement célèbre en Russie sous le nom de « looping de Primakov », référence ironique à une décision prise en réaction à une boucle d’information dont Primakov avait été exclu.

La colère russe face à ces bombardements s’est fondée, au sein du pays comme à l’international, sur les liens fraternels historiques unissant deux nations slaves de confession orthodoxe. Mais ces liens furent seulement (re)découverts dans les années 1990. En d’autres termes, les médias et les élites politiques russes avaient réinvesti leur capital émotionnel en Serbie au moment précis où la Yougoslavie commençait à imploser. Cette homologie implicite entre la Serbie et la Yougoslavie d’une part, et la Russie et l’Union soviétique de l’autre, signifiait que les tourments de la Serbie devenaient par procuration ceux de la Russie.
Là où les médias américains montraient ces événements selon le prisme des droits de l’homme et de la sécurité européenne, les Russes y voyaient la répétition générale d’un plan que les USA comptaient bien mettre en œuvre en Russie.

Après ces bombardements, les théories complotistes et anti-occidentales quittèrent les marges du discours russe pour en gagner le cœur. Tout d’abord, on assista à un regain de popularité des mises en garde que l’expatrié russe Grigori Klimov avait exprimées contre le sinistre « Projet Harvard ». Selon lui, l’Amérique et les juifs fomentaient un complot pour utiliser des techniques de manipulation mentale et génétique afin de transformer la Russie en une nation d’homosexuels prédateurs et dégénérés. Longtemps marotte de l’extrême droite russe, ce discours dépeint l’avenir proche du pays comme le combat dystopique de trois entités : le Project Harvard, et contre lui une nouvelle inquisition orthodoxe et un président apte à ramener l’ordre au sein du pays.

Le Projet Harvard allait bientôt se voir éclipsé par le « Plan Dulles ». Attribué à Allen Dulles, Secrétaire d’État d’Eisenhower, il recyclait en réalité le monologue fictif d’un criminel de guerre nazi, lui-même tiré d’un roman d’espionnage soviétique des années 1970 [3]. Ce qui, à l’époque, semblait au mieux constituer un risque à éviter, prenait désormais l’apparence d’un plan prêt à être appliqué. L’Amérique allait utiliser sa culture populaire pour transformer le peuple russe en idiots, en les forçant à croire à un ensemble de faux principes qui allait venir se substituer à leur système de valeurs. Qui aurait cru que des rediffusions de Santa Barbara doublées en russe pussent être aussi dangereuses ?

Nul besoin d’être un freudien invétéré pour comprendre que l’amour et la haine de l’Amérique constituent deux versions d’un même investissement libidinal : dans un cas comme dans l’autre, l’Amérique conserve une importance capitale, qui hante le discours que la Russie tient aujourd’hui sur elle-même (et où elle proclame sa supériorité spirituelle) tout en perpétuant le déséquilibre fondamental dans l’attention que les deux pays se portent. Et en ces temps de contrôle renforcé des médias par les autorités, les représentations hostiles aux USA ont trouvé leur place, quelque part entre les perceptions pré-existantes au sein de la population et la propagande d’État. Comme souvent lorsque la mécanique bien huilée des médias officiels russes cherche à faire passer un message en particulier, on dépasse le cas du gouvernement autoritaire dictant ce qu’elle doit croire à sa population soumise. Il s’agit davantage d’opérations médiatiques sophistiquées, qui confirment et étendent des convictions déjà passablement établies.

Depuis 2006, les médias et la blogosphère russe ont affirmé que l’ancienne Secrétaire d’État Madeleine Albright déplorait la part disproportionnée de la Russie dans l’accès aux ressources mondiales en pétrole et en minerai (par conséquent, la Sibérie devrait être placée sous contrôle international). Albright a toujours nié avoir tenu de tels propos, mais Vladimir Poutine a réussi à gagner sur tous les fronts (« Je ne connais pas précisément ces propos de Mme Albright, mais je sais que ces arguments ont traversé l’esprit de certaines personnalités politiques ») [4]. Cette fausse citation fait partie d’une parfaite boucle de rétroaction, qui renforce dans le discours russe à la fois l’avidité des Américains (et tout particulièrement celle du gouvernement Clinton, responsable des bombardements en Serbie), et la grandeur de la Russie. C’est un cas bien connu de politique du ressentiment, qui fait appel à la fierté du peuple et à l’humiliation au service des manœuvres de l’élite.

Vladimir Poutine chevauchant un aigle, collage anonyme circulant sur internet.

Compte tenu de la place centrale qu’occupe la question de l’homosexualité au sein du discours paranoïaque que tient aujourd’hui la classe politique russe, la psychanalyse doit pouvoir apporter des éléments de réponse intéressants. Les élucubrations de Klimov quant à l’existence d’une cabale judéo-américano-gay destinée à entraîner la Russie sur la voie de la débauche prend alors des allures presque prophétiques. L’actuelle vague d’hystérie anti-gay voit l’homosexualité non seulement comme un danger interne pour le corps politique, mais aussi comme une maladie volontairement exportée par l’Amérique et l’Europe (ou plutôt « Gayrope », comme les homophobes russes aiment à l’appeler). Un récent épisode de l’émission « Special Correspondant  », nauséabond hybride de documentaire et de talk-show passant en prime time à la télévision russe, a diffusé un court segment intitulé « Sodome » consacré aux excès de la tolérance aux USA et en Europe. Le film fut suivi d’un débat portant sur la question suivante : « de quoi s’agit-il vraiment ? » L’Amérique et l’Europe utiliseraient les accusations d’homophobie comme prétexte pour lancer leur prochaine vague de bombardements « humanitaires », tandis que le Département d’État soutiendrait sans relâche le lobby gay au détriment de tout le reste. Même la ratification du mariage pour tous par la Cour Suprême (ainsi que les poursuites engagées contre les dirigeants de la FIFA par les États-Unis) deviennent des actes anti-russes.

La vague d’homophobie qui fait actuellement rage au sein de la sphère publique russe ne se limite clairement pas à un sentiment de mépris pour l’amour gay. À entendre les défenseurs russes des « valeurs traditionnelles », il n’y a rien de plus fragile que le désir hétérosexuel. Selon eux, dès qu’un jeune homme ou une jeune fille entend parler de l’homosexualité, ils ne peuvent s’empêcher de devenir gay (la sexualité hétérosexuelle ne serait donc apparemment qu’une terrible corvée). L’homosexualité est devenue synonyme de l’ensemble des valeurs « occidentales » (et en particulier américaines) risquant de séduire la jeunesse russe.

Selon l’un des arguments les plus fameux de Freud, la paranoïa naît d’un déni des sentiments homo-érotiques. « Je suis attiré par lui » se transforme en « il me persécute », plus acceptable socialement. Pendant ce temps, l’appareil judiciaire russe redécouvre les joies de la répression. Rares sont les semaines où on n’annonce pas un nouveau projet de loi destiné à interdire telle ou telle chose. Le plus célèbre de ces projets est bien entendu la loi sur la « propagande gay », qui rend potentiellement passible de poursuite toute forme d’expression présentant l’homosexualité sous un jour positif (afin de protéger la jeunesse d’hypothétiques « prédateurs » qui chercheraient à les « convertir »). Une fois de plus, l’Amérique est inévitablement convoquée dans ce débat.

Mais peut-être les homophobes anti-américains ont-ils trop protesté. L’homosexualité latente de l’homophobe est peut-être un cliché, mais elle nous éclaire quant aux préoccupations géopolitiques des gardiens de la morale russe. À mon sens, ils tentent d’expier leurs péchés de jeunesse, lorsqu’ils avaient fricoté avec l’Américanisme. Tel est le nouvel amour qui n’ose pas dire son nom.

par Eliot Borenstein, le 20 octobre 2015

Pour citer cet article :

Eliot Borenstein, « Toxique romance . Comment la Russie voit l’Amérique », La Vie des idées , 20 octobre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Toxique-romance

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Notes

[1NDLR : Le culte du cargo est un ensemble de rites apparus à la fin du XIXe siècle chez les peuples mélanésiens au lendemain de la colonisation. Ces cultes millénaristes attribuent l’abondance et la sophistication des biens occidentaux apportés par cargo à une faveur divine.

[2Vassili Aksionov, Une saga moscovite, Gallimard, 1995.

[3Anatoly Ivanov, The Eternal Call, 1971.

[4“Putting Words in Albright’s Mouth”, The Moscow Times, Nov. 7 2007.

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