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Dossier : Réformer les minima sociaux

Social-démocratie et libéralisme, une relation oubliée

À propos de : G. Stedman Jones, La Fin de la pauvreté ?, Éditions è®e.


par Nicolas Delalande , le 7 juillet 2007


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Le projet social-démocrate peut-il se ressourcer dans l’histoire des Lumières et de la pensée libérale ? C’est ce que pense Gareth Stedman Jones, qui retrace ses sources idéologiques chez Thomas Paine, Condorcet et Adam Smith.

Recensé :

Gareth Stedman Jones, La Fin de la pauvreté ? Un débat historique, éditions è®e, Paris, 2007 (2004 pour l’édition anglaise), traduit par Vincent Bourdeau, François Jarrige et Julien Vincent.

La question mérite d’être posée : la social-démocratie européenne a-t-elle encore un avenir ? Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, l’espace politique et idéologique à l’intérieur duquel elle avait émergé au début du XXe siècle s’est rétracté [1]. Ces deux éléments fondateurs – le compromis entre le travail et le capital, d’une part ; l’alliance entre la classe ouvrière et la classe moyenne, d’autre part – paraissent désormais remis en cause. La victoire du libéralisme l’a privé de la possibilité de se présenter comme la voie intermédiaire entre un capitalisme producteur d’inégalités et un socialisme irrespectueux des libertés. Même dans les pays scandinaves, lieux historiques de son apparition, la social-démocratie fait pâle figure [2]. C’est nettement plus visible en Grande-Bretagne, où un fort scepticisme alimente les accusations de social-libéralisme ou de « thatchérisme à visage humain » portées contre la « troisième voie » blairiste. Incapable de s’inscrire dans une généalogie historique, le New Labour peine à se projeter dans le futur.

Face à ces difficultés, certains intellectuels se tournent vers l’histoire dans l’espoir d’y trouver les clés d’une « recharge » intellectuelle. C’est le cas de l’historien britannique Gareth Stedman Jones, professeur à l’université de Cambridge, qui propose, dans un livre paru en 2004 en Angleterre et récemment traduit en français, une lecture originale des origines de la social-démocratie. Critique à l’égard du blairisme, Stedman Jones invite les travaillistes à redécouvrir une tradition oubliée : à l’entendre, le projet social-démocrate ne daterait pas de la fin du XIXe siècle et des débats qui opposèrent marxistes orthodoxes (Kautsky) et révisionnistes (Bernstein), mais remonterait jusqu’aux années 1790, lorsque Thomas Paine et Antoine-Nicolas Condorcet pensèrent pour la première fois la possibilité d’un monde sans pauvreté. Dans le contexte des révolutions américaine et française, ces deux auteurs, imprégnés de l’esprit des Lumières et confiants dans le progrès scientifique, imaginèrent des politiques éducatives, fiscales et assurancielles destinées à réduire les inégalités et à protéger tous les individus contre les risques de l’existence. Ainsi, « la social-démocratie précéda l’émergence du socialisme, aussi bien dans sa forme utopique que dans sa forme scientifique, au XIXe comme au XXe siècle [3] ». Si Stedman Jones voit juste, la social-démocratie, loin d’être condamnée par suite de la disparition de son grand frère marxiste, s’offrirait une cure de jouvence en partant à la redécouverte de ses origines.

Adam Smith, père de la social-démocratie ?

L’essai d’histoire intellectuelle auquel nous convie Stedman Jones tourne autour des interprétations multiples et changeantes de la pensée d’un personnage, Adam Smith, que l’on s’attendait peu à voir figurer un jour au panthéon « social-démocrate ». L’auteur de la Richesse des nations fut pourtant une source d’inspiration majeure pour les intellectuels progressistes de la période révolutionnaire. Sa description des promesses d’abondance de la société commerciale (en termes contemporains, le capitalisme) ouvrit pour la première fois la perspective d’un monde sans misère. À la différence de ses exégètes néolibéraux du XXe siècle, Smith attachait cependant une attention particulière à l’amélioration du sort des plus démunis, et n’a jamais pensé que le marché pouvait en toute circonstance concourir au bien commun. Il reconnaissait par exemple la légitimité d’une taxe progressive sur les biens de luxe et adossait la légitimité morale du marché à sa capacité à développer le bien-être matériel de tous les membres de la société.

Paine et Condorcet étaient les représentants de ce que l’on pourrait nommer un « smithianisme de gauche » dans les années 1780 et 1790. Impressionnés par la lecture des écrits de Smith, les deux auteurs partageaient une même foi dans la capacité de la science, du progrès technologique et de l’économie à améliorer le sort de l’humanité. L’ouverture de nouveaux horizons intellectuels s’accompagna de bouleversements politiques de part et d’autre de l’Atlantique qui permirent la formulation d’un nouveau projet politique. Le républicanisme de Paine et Condorcet ambitionnait de conjuguer citoyenneté politique et citoyenneté sociale. La participation démocratique n’avait pour eux de sens qu’à la condition que tous les citoyens disposent des ressources minimales nécessaires à l’exercice de leur liberté. La politique sociale n’était pas dans cette optique une simple réponse compassionnelle au sort des plus pauvres, elle était constitutive du projet républicain d’inclusion civique et de défense du bien commun.

Les conceptions de la pauvreté s’en trouvèrent radicalement modifiées [4]. Pour la première fois, on cessa de la penser comme une fatalité ou un châtiment divin, pour y déceler au contraire une création humaine, engendrée par de mauvais arrangements institutionnels. Selon Condorcet, l’inégalité était attribuable aux « imperfections actuelles de l’art social ». Dans le prolongement de cette révolution philosophique, l’ancien mode de gestion de la misère, la charité chrétienne, devait céder la voie à un programme beaucoup plus ambitieux d’éradication des causes morales et sociales de la pauvreté. La plupart des outils de réduction des écarts de richesses et de couverture des risques sociaux mis en place au XXe siècle par les États-providence furent théorisés dans les années 1790. Condorcet défendit un programme d’éducation universelle qui devait offrir à chaque individu les moyens intellectuels et spirituels de son émancipation, quand Paine proposait de verser des bourses pour aider les parents à scolariser leurs enfants. Les plus démunis, les accidentés de la vie et les vieillards isolés se voyaient reconnaître un droit au secours et aux pensions annuelles. Pour réduire les inégalités, Paine revendiquait le principe d’une taxation progressive des successions et prônait la création d’un système d’assurance universelle financé par l’impôt. Mais la véritable invention de l’époque consista dans l’application du mécanisme assuranciel aux risques sociaux. Grand mathématicien, Condorcet s’inspira des progrès du calcul des probabilités pour concevoir un système national de sécurité sociale qui protégerait les individus contre les aléas de la maladie, de la vieillesse et du chômage. Ce système devait se substituer aux sociétés de secours mutuel, inadaptées face à l’ampleur des risques à mutualiser.

L’occultation d’une tradition perdue

Pourquoi ces dispositifs, devenus les piliers de toute politique sociale au XXe siècle, furent-ils si longtemps ignorés entre le moment de leur invention intellectuelle et celui de leur application ? Selon Stedman Jones, qui reprend l’expression déjà utilisée en 1995 par une autre historienne de Cambridge, Emma Rothschild, l’histoire du programme républicain de Paine et Condorcet est celle d’une « route qui ne fut pas empruntée [5] ». L’objectif de cette histoire intellectuelle des débats sur la pauvreté est donc de restituer les « possibles non advenus », de s’interroger sur les voies qui, à peine entrouvertes, furent aussitôt refermées par ceux qui les combattirent.

Car les propositions des deux penseurs républicains déclenchèrent dans un premier temps la peur et l’incrédulité des adversaires de la Révolution française, puis une féroce répression. Des centaines d’effigies de Paine furent brûlées en Angleterre, tandis que Condorcet, rejeté aussi bien par les monarchistes modérés qui condamnaient son aventurisme républicain que par les jacobins qui lui reprochaient son respect du marché et de la propriété privée, succombait au cycle vindicatoire de la Terreur. À l’élimination physique des « sociaux-démocrates » correspondit une lutte intellectuelle sans merci menée par la réaction conservatrice contre les idées subversives de Paine et Condorcet. Stedman Jones souligne ainsi la violence symbolique et politique des combats d’idées au tournant du XIXe siècle, et l’étendue de leurs conséquences pour l’histoire intellectuelle européenne.

Les moralistes chrétiens et les conservateurs sociaux (Burke et Malthus notamment) s’efforcèrent d’exclure du champ des possibles la vision de la pauvreté défendue par Paine et Condorcet. L’interprétation et l’appropriation de la pensée d’Adam Smith furent au cœur de ce conflit impitoyable. Malthus, dans son Essai sur la population, forgea une version déformée du smithianisme, appelée par la suite à une longue postérité. Il substitua à l’optimisme de Smith un pessimisme moral fondé sur la responsabilité individuelle, le sens du péché et la faute originelle. La pauvreté devint avec lui le fléau punissant les efforts insensés des hommes pour corriger la loi du marché, érigé en instance suprême de sélection. L’économie politique se construisit ainsi à partir d’une réinvention de la pensée de Smith, dépouillée de ses considérations morales au profit de l’implacable nécessité de la loi du marché. Les réponses à la pauvreté n’étaient dès lors plus d’ordre politique, mais strictement individuelles. Le plaidoyer libéral en faveur de la prévoyance, du goût de l’épargne et de la répression des passions s’imposa tout au long du XIXe siècle comme l’unique moyen de lutte contre la pauvreté.

Le divorce entre le politique et l’économie ne fut donc pas l’œuvre de Smith lui-même, mais celle de la réaction conservatrice qui suivit immédiatement, en France et en Angleterre, le déclenchement de la Révolution française. Coupée de la philosophie morale, l’économie politique devint cette « science funeste » dépourvue de toute vision civique et républicaine. L’occultation du projet révolutionnaire de Paine et Condorcet fut déterminante non seulement à droite, mais aussi à gauche où le socialisme se développa dans les années 1830 à l’intérieur du même paradigme intellectuel découplant les revendications économiques des aspirations politiques à l’égalité et à la citoyenneté. Le face-à-face entre le libéralisme individualiste et le socialisme collectiviste priva la gauche d’une tradition républicaine sociale et démocratique pendant plusieurs décennies. La « révolution industrielle » devint la clé de lecture de l’histoire anglaise jusqu’aux années 1960-1970, remisant les combats du radicalisme politique à l’arrière-plan du théâtre historique. Stedman Jones, ancien membre de la New Left Review dans les années 1960 et promoteur d’une révision importante de la notion de classe au début des années 1980 au prisme du tournant linguistique, renoue ici avec sa critique ancienne de l’orthodoxie marxiste et de la manière dont celle-ci a façonné en des termes strictement socio-économiques le récit de l’histoire du mouvement ouvrier britannique [6].

Une source d’inspiration pour la social-démocratie contemporaine ?

L’essai de Stedman Jones bouscule les catégories classiques de l’histoire politique. À droite, l’individualisme libéral et l’apologie du marché ne sont plus directement inspirés de la pensée de Smith, mais imputés à la réaction politique déclenchée par la Révolution française et aux efforts d’appropriation intellectuelle menés par Malthus, Ricardo et plus tard Hayek. À gauche, la social-démocratie, au lieu d’être présentée comme un avatar tardif du socialisme, est décrite comme un projet antérieur au marxisme. Stedman Jones poursuit un objectif, commun à de nombreux auteurs anglo-saxons, de défense et de résurrection d’un projet républicain dont l’histoire aurait été savamment occultée [7]. Il semble regretter qu’en Angleterre « tout se passe comme si le socialisme […] avait été non pas une forme de républicanisme, mais sa solution de remplacement [8] ».

Quoique stimulante, cette relecture de l’histoire intellectuelle des deux derniers siècles soulève quelques objections. Le primat donné à l’histoire des idées ne rend pas forcément compte de la viabilité sociale et politique du projet de Paine et de Condorcet. Si l’on suit la définition implicite de Stedman Jones, la social-démocratie deviendrait un programme intellectuel déconnecté du mouvement social capable de le faire vivre. Or, c’est bien l’alliance entre la classe ouvrière et les classes moyennes, opérée par un parti social-démocrate et un mouvement syndical puissants, qui a permis à ce projet de se concrétiser. De plus, bien que l’occultation de la pensée de Condorcet et Paine après la Révolution française semble évidente, la description d’un espace idéologique divisé au XIXe siècle entre individualisme du laisser-faire et socialisme collectiviste paraît excessivement réductrice. L’historien Frank Trentmann a par exemple montré pour l’Angleterre de l’époque victorienne à quel point la défense du libre-échange était inséparable d’une culture civique [9]. La dissociation du politique et de l’économie se fait moins nette lorsqu’on déplace l’analyse des textes vers les pratiques populaires du politique.

Mais c’est surtout sur le plan politique que le livre de Stedman Jones interroge. Ce dernier commence son introduction en affirmant que « ce livre apporte un point de vue d’historien sur des questions politiques actuelles [10] ». On ne peut que se féliciter qu’un historien propose une nouvelle généalogie de l’idée sociale-démocrate, mais quelle est la nature de cette contribution historique au débat politique ? S’agit-il de s’inspirer des idées de Paine et Condorcet pour répondre aux défis actuels ? Stedman Jones rejette clairement l’hypothèse anachronique d’une application directe des mesures conçues par les progressistes dans les années 1790. La plupart d’entre elles (pensions, assurances sociales, bourses) existent d’ailleurs sous une forme ou une autre en France et en Angleterre. Il souligne néanmoins l’existence d’une communauté de problèmes entre l’époque de la Révolution et la nôtre : la mondialisation financière, la domination de la puissance impériale britannique et la régulation du commerce international figuraient déjà au premier plan des préoccupations politiques à la fin du XVIIIe siècle. Si Paine et Condorcet ne livrent pas forcément de réponses à nos problèmes, c’est la dimension philosophique et civique de leur programme qu’il s’agit de redécouvrir pour rajeunir la social-démocratie. Tous deux furent convaincus qu’un projet républicain pouvait concilier les promesses de bien-être de la société commerciale et les aspirations émancipatrices de la démocratie. Alors que la lutte contre la pauvreté est pensée le plus souvent de nos jours sous l’angle unique de la réinsertion des individus sur le marché du travail, le projet social-démocrate concevait à ses origines la politique sociale à l’intérieur d’un projet d’émancipation des citoyens.

Au moment où Tony Blair transmet le pouvoir à son successeur Gordon Brown, l’ouvrage de Stedman Jones semble sonner comme un avertissement : s’il veut perdurer, le New Labour doit repenser ses origines historiques et ressusciter l’idéal républicain de la fin du XVIIIe siècle. La politique de réduction de la pauvreté, objectif prioritaire des années Blair, a certes connu des résultats significatifs, mais l’Angleterre est encore loin d’un modèle de société sans pauvreté. Les objectifs du programme de Paine et Condorcet sont donc plus que jamais d’actualité, comme en témoigna la publication, peu de temps après celle du livre de l’historien britannique, du plaidoyer optimiste de l’économiste américain Jeffrey Sachs en faveur de la lutte contre la pauvreté, parallèlement au lancement de la campagne internationale Make Poverty History en 2005 [11]. Le grand mérite de La fin de la pauvreté ? de Stedman Jones est peut-être d’avoir signalé que le combat contre la pauvreté, avant d’être une question de moyens ou de volonté politique, présuppose une révolution intellectuelle des façons de penser le dénuement, la sécurité sociale et la citoyenneté.

Cet article a été publié dans la version papier de La Vie des idées, n°24, juillet/août 2007.

par Nicolas Delalande, le 7 juillet 2007

Aller plus loin

 Compte-rendu du livre de Stedman Jones par Frank Trentmann sur le site History and Policy : http://www.historyandpolicy.org/... ]]

 Makepovertyhistory.org.

 Dossier - Quand la Suède doute de son modèle

 Dossier - Réformer les minima sociaux

Pour citer cet article :

Nicolas Delalande, « Social-démocratie et libéralisme, une relation oubliée », La Vie des idées , 7 juillet 2007. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Social-democratie-et-liberalisme

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.


Notes

[1Voir à ce sujet la recension du livre de Sheri Berman sur l’histoire de la social-démocratie par Antoine Colombani, « État et solidarité. Qu’est-ce que la social-démocratie ? », La Vie des Idées, novembre 2006, p. 21-34.

[2Voir à ce sujet : « Quand la Suède doute de son modèle », La Vie des Idées, n° 15, septembre 2006.

[3G. Stedman Jones, op. cit., p. 169.

[4L’évolution des représentations sociales de la pauvreté était déjà au cœur de l’ouvrage classique de Gertrude Himmelfarb, The Idea of Poverty. England in the Early Industrial Age, Alfred A. Knopf, New York, 1984.

[5Emma Rothschild, The Debate on Economic and Social Security in the Late Eighteenth Century. Lessons from a Road not Taken, Discussion Paper 64, United Nations Research Institute for Social Development, 1995.

[6Voir à ce propos Gareth Stedman Jones, Languages of Class. Studies in English Working Class History, 1832-1982, Cambridge University Press, 1983, et la traduction récente en français de son article le plus célèbre « Repenser le chartisme », Revue d’histoire moderne et contemporaine, LIV 1, 2007, p. 7-68.

[7À côté des travaux classiques de John G.A. Pocock et Quentin Skinner, voir Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Gallimard, Paris, 2004, et pour le cas français : Jean-Fabien Spitz, Le Moment républicain en France, Gallimard, Paris, 2005.

[8G. Stedman Jones, La fin de la pauvreté ?..., op. cit., p. 167.

[9Voir le compte-rendu du livre de Stedman Jones par Frank Trentmann sur le site History and Policy, http://www.historyandpolicy.org/...

[10G. Stedman Jones, La Fin de la pauvreté ?...., op. cit., p. 19.

[11Jeffrey Sachs, The End Of Poverty : Economic Possibilities for our Time, Penguin Press, New York, 2005 ; http://www.makepovertyhistory.org. Pour une analyse croisée des livres de Stedman Jones et de Sachs, voir Sheri Berman, « Capitalism and Poverty », World Policy Journal

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