Si les partis politiques sont des institutions majeures de la démocratie, certains restent dynamiques quand d’autres tendent à péricliter. Comparant le Chili, le Costa Rica et l’Uruguay, F. Rosenblatt propose un cadre conceptuel innovant pour expliquer les ressorts de la « vitalité partisane ».
Tiré de la thèse de Fernando Rosenblatt défendue à l’Université catholique du Chili en 2013, ce livre porte sur ce que l’auteur dénomme la « vitalité partisane » (party vibrancy) ou, en d’autres termes, le dynamisme des partis politiques. D’après le postulat général qui donne son titre à l’ouvrage, la vitalité partisane a un lien direct et positif avec la qualité de la représentation démocratique. D’après l’auteur, plus un pays compte de partis politiques dynamiques, meilleure est sa santé démocratique. Ce postulat fonctionnaliste peut être critiqué, mais il a le mérite de poser les bases d’une recherche originale et rigoureuse.
Sur le plan académique, cette investigation constitue le pendant du travail de Jennifer Cyr que le chercheur de l’Université Diego Portales cite dès l’introduction . À l’aune de plusieurs cas pris dans trois pays andins, la politiste nord-américaine analysait la résilience des partis ayant subi une crise de désaffection majeure et montrait que leur capacité de renaissance dépendait de deux types de ressources principales (dites « organisationnelles » et « idéationnelles »). L’ambition de Fernando Rosenblatt n’est pas de corroborer les facteurs de survivance identifiés par sa collègue une fois que les partis ont été considérés comme « politiquement moribonds », mais de mettre en lumière les éléments qui assurent leur dynamisme quand ils sont encore en vie. En clair, l’objet de l’investigation est le même (les partis politiques en Amérique latine), mais la question de recherche est différente : « comment renaissent-ils ? » pour l’une, et « qu’est-ce qui les fait vivre ? » pour l’autre. En résulte également un déplacement de la focale géographique. La politiste nord-américaine travaillait sur les Andes ; le chercheur uruguayo-chilien a essentiellement privilégié le Cône sud.
La comparaison a ainsi été menée à partir de trois pays latino-américains considérés comme les plus stables de la région : le Chili, le Costa Rica et l’Uruguay. Au total, pas moins de deux cent vingt entretiens semi-directifs ont été conduits auprès d’hommes et de femmes politiques de ces trois pays entre janvier 2011 et décembre 2013. La plus-value de l’ouvrage repose sur son cadre théorique facilement assimilable et exportable.
Un cadre théorique original
Qu’est-ce qui fait que certains partis sont des organisations plus dynamiques que d’autres ? Pour y répondre, l’auteur construit un modèle analytique autour de quatre variables explicatives : le « But » (Purpose), le « Traumatisme » (Trauma), les « canaux d’Ambition » (Channels of Ambition) et enfin les « portes de Sortie » (Exit Barriers).
La notion de « But » désigne la cohérence programmatique qui structure le parti, idéalement depuis ses origines. En clair, cette variable recoupe l’ensemble des idées qui bâtissent l’identité partisane, donnent du sens à l’action politique et fédèrent les militants autour d’un projet commun. Selon l’auteur, dès lors que les valeurs auxquelles on croit sont partagées par la plupart des membres de l’organisation, la loyauté individuelle à l’égard de cette dernière s’en trouve consolidée. La variable « But » est présente si deux conditions sont remplies : 1. lorsqu’un parti a réussi à imprimer sur le long terme une ligne programmatique directrice – de la défense de l’État-providence pour un parti de gauche à la lutte contre l’immigration pour un parti d’extrême droite par exemple – et 2. lorsqu’il continue à inscrire son engagement contemporain en faveur de cette même ligne ou n’en a guère dévié. Notons toutefois que si le « But » est fondamental pour entretenir la vitalité partisane, il peut aussi générer une forme d’ossification qui nuit au dynamisme de l’organisation, laquelle prend alors le risque de péricliter. Une illustration pourrait être trouvée en Europe dans les partis communistes qui n’ont pas su composer avec la défaite de l’idéologie collectiviste et ont fini par se voir supplantés par de nouvelles organisations partisanes, type Podemos ou la France insoumise.
La seconde variable se réfère au « Traumatisme ». Il s’agit d’une expérience vécue collectivement comme marquante voire éprouvante et qui a parfois laissé des traces, par-delà les consciences, jusque dans les chairs. Il est ici question de répression politique (disparition forcée, tortures subies, exil imposé) ou même de conflits armés basculant dans la guerre civile et asymétrique (guérilla, paramilitarisme, etc.). Ces traumas originels ont forgé un indéfectible sentiment d’appartenance, notamment parmi les cadres historiques. Selon l’auteur, plus ce traumatisme est vivace, plus forte en résulte la cohésion au sein de l’organisation. Avec le temps, ce « passé épique » (epic past, p. 41) s’amenuise, mais la légende à laquelle il donne corps renforce l’identité partisane, jusqu’à ce que l’indifférence grandissante des jeunes générations à l’égard de l’engagement des « anciens combattants » ouvre de nouvelles perspectives d’adhésion. Indubitablement, cette variable a été pensée à l’aune de l’histoire mouvementée de l’Amérique latine contemporaine. De fait, au tournant des années 1960, puis au cours des deux décennies suivantes, cette région a été secouée par d’intenses spasmes dus à la politisation sociale et à la violence politique exacerbées. Cependant, cette variable peut tout à fait s’exporter au-delà de « l’Extrême-Occident ». Ainsi, la guerre d’Algérie et l’exode des Pieds noirs qui l’a suivie, Mai 68, les Printemps arabes, voire la révolte des Gilets jaunes –si tant est qu’elle ait fait émerger un parti politique et non pas un simple mouvement de contestation – participent de ces événements qui bousculent les trajectoires biographiques de leurs protagonistes et ont tout du traumatisme fondateur.
La troisième variable est dite « canaux d’Ambition ». Pour être dynamique, un parti politique doit pouvoir satisfaire les aspirations personnelles de ses membres. En clair, un parti doit non seulement offrir des marques de reconnaissance (symboliques et/ou matérielles) aux militant.e.s qui s’y investissent, mais aussi développer des voies d’ascension « socio-professionnelle » pour ses cadres, en particulier les plus jeunes. Une organisation partisane qui est incapable de se renouveler, qui ne sait pas valoriser le profil de ses futurs dirigeant.e.s et ne travaille que pour le compte de ses leaders historiques ou « éléphants », est amenée, tôt ou tard, à les rejoindre en leur cimetière et à disparaître du jeu politique. Sous cet angle, le Parti socialiste en France aurait très mal négocié son renouvellement générationnel au sortir des années mitterrandiennes.
Enfin, la dernière variable s’intitule « portes de Sortie ». Dans une perspective de recherche ancrée dans le néo-institutionnalisme du choix rationnel [1], il est question ici d’évaluer la propension des membres du parti à quitter l’organisation en fonction des coûts relatifs, des risques encourus et du contexte politico-électoral général. Flexible, un parti ne saurait être une organisation coercitive – auquel cas il dériverait vers une forme de sectarisme ou seules les voix et les destins des chefs importent – ; mais à l’inverse, il ne doit pas non plus permettre une facile défection, sans quoi il s’apparente à une simple écurie électorale, laquelle n’a d’existence qu’autant que dure la campagne. Pour l’auteur, les « portes de Sortie » qui s’offrent aux membres doivent être « modérées » (moderate exit Barriers) : la défection est toujours possible, mais coûteuse. Un parti s’avère dynamique dès lors que ses leaders considèrent qui leur est préférable, pour leurs carrières politiques respectives, de s’afficher avec telle ou telle étiquette partisane, plutôt que d’abandonner le navire (en particulier en pleine tempête). Car si tenter une course en solitaire peut apparaître comme un défi audacieux, il n’en est pas moins très risqué. En se désolidarisant du Parti socialiste et en faisant cavalier seul, le candidat à la présidentielle Emmanuel Macron a choisi cette option. Le succès de l’entreprise s’avère, en l’espèce, d’autant plus éclatant que, s’il avait échoué, sa carrière politique, fracassée sur les écueils de l’ambition personnelle, se serait très certainement interrompue.
Vitalité ou léthargie
Partant du constat que certains partis d’Amérique latine ont maintenu leur vitalité quand d’autres ont sombré dans la léthargie, Fernando Rosenblatt explique ces états de fait à la lumière de son cadre théorique. Il a ainsi passé au tamis une douzaine de partis dans les trois pays susmentionnés (Chili, Costa Rica, Uruguay). Le tableau suivant restitue les informations pertinentes. Nous avons repris et traduit en français sa typologie analytique : B en majuscule ou en minuscule désigne l’intensité de la variable « But ». Dans cette même logique, T ou t indique le niveau de « Traumatisme ». Idem pour la variable « canaux d’Ambition » symbolisée par A ou a en fonction des perspectives de carrière qui s’offrent aux jeunes leaders ou militant.e.s. Quant à la dernière variable dite « porte de Sortie », un S majuscule signifie que l’option de la défection n’est ni aisée, ni impossible (s minuscule dans les deux cas), mais précisément modérée ; ce qui représente pour l’auteur la configuration idéale. Le tableau se comprend comme suit : le Parti socialiste au Chili qui est considéré comme léthargique se caractérise aujourd’hui par une faible cohérence programmatique, que ne compense plus la légende d’un mouvement durement persécuté pendant la dictature, alors que le renouvellement générationnel est peu effectif et que les possibilités de défection se révèlent importantes (bTas). À l’inverse, le Front large en Uruguay démontre certes des difficultés à faire émerger de nouveaux leaders, mais son identité programmatique reste très forte, son passé épique d’opposant à la junte continue de faire la fierté de ses militant.e.s et l’étiquette partisane demeure également, sur le plan électoral, une valeur sûre (BTaS).
Tableau : Cas d’études latino-américains analysés par Rosenblatt
Quant au postulat de départ concernant la corrélation entre vitalité partisane et santé démocratique, ce tableau de synthèse en attesterait la pertinence. De fait, l’Uruguay est le seul de ces trois pays où les principaux partis politiques en compétition se révèlent tous des organisations dynamiques. Or, c’est sans doute aussi le pays d’Amérique latine le moins enclin à l’explosion sociale, où la démocratie y est la plus enracinée et le fonctionnement des institutions le plus consensuel [2].
Trois combinaisons idéales
D’après les conclusions de l’auteur, il apparaît qu’avec le temps les facteurs de loyauté militante ont tendance à s’affaiblir. Il note cependant que lorsqu’une organisation politique revendique une forte cohérence partisane, à l’heure de subir un choc exogène, le traumatisme qui en découle vient durablement conforter cette identité programmatique préalable, si bien que dans de telles conditions, But et Traumatisme s’auto-renforcent. En règle générale, un parti va toutefois finir par sombrer dans la léthargie s’il n’est pas en mesure d’offrir des perspectives de carrière à ses militant.e.s (canaux d’Ambition) et, surtout, si les coûts de défection individuels sont jugés moins élevés que le risque de subir un violent désaveu collectif. Les portes de Sortie doivent donc toujours être modérées. À l’aune des résultats, il apparaît que les perspectives de carrière favorisent la rénovation partisane, tandis qu’elles dissipent, dans le même temps, la tentation de la défection. Il y aurait même une corrélation que l’on pourrait qualifier de négative ou d’inversement proportionnelle entre les variables « canaux d’Ambition » et « portes de Sortie » : plus se réduisent les perspectives de carrière, plus s’ouvrent les portes de Sortie. Au demeurant, il ressort de l’étude que cette dernière variable est finalement la plus importante. De fait, dès lors que la défection est facile, l’hémorragie militante s’accélère et finit par totalement « dévitaliser » le parti, le laissant littéralement exsangue.
Selon l’auteur, l’équation idéale serait donc la suivante : « Vitalité partisane = S + (A et/ou BT) ». C’est-à-dire que les « portes de Sorties » doivent être modérées et s’accompagner, soit d’efficaces canaux d’Ambition et/ou d’un But et d’un Traumatisme. Quant aux trois meilleures combinaisons empiriques, il s’agit des suivantes : 1. BTAS (la plus rare) ; 2. BtAS – ce qui signifie que le parti a très bien su se départir d’un passé potentiellement glorieux mais envahissant et ce, sans pour autant renier ses valeurs fondatrices ; et enfin 3. btAS – auquel cas la vitalité partisane ne repose plus que sur la capacité de renouvellement. Notons qu’un parti peut aussi, à l’instar du Front large en Uruguay, s’avérer dynamique sous la modalité BTaS, mais prend néanmoins le risque de péricliter à moyen termes si ses cadres dirigeants historiques se montrent réticents à faire confiance en la jeune génération.
Pour conclure, nous retiendrons que le cadre théorique proposé par Rosenblatt a au moins deux atouts heuristiques. D’une part, il peut non seulement s’appliquer indépendamment de la couleur politique des partis considérés – qu’ils soient de droite ou de gauche –, mais s’avère d’autant plus utile qu’il est facilement exportable. D’autre part, il permet une photographie d’un panorama politico-partisan au moment t, tout en offrant la possibilité d’analyser les mutations des organisations militantes sur le moyen et le long termes. En somme, il s’agit d’un outil comparatif des partis politiques, à la fois dans l’espace comme dans le temps. D’où l’intérêt à le faire connaître au-delà des cercles latino-américanistes.
Toutefois, l’ouvrage pourrait aussi prêter le flanc à la critique pour son caractère potentiellement normatif voire prescriptif. En effet, l’auteur aboutit à la conclusion qu’il existe une équation idéale permettant d’expliquer, d’après son modèle, le dynamisme des partis politiques considérés. Or, bien qu’établie à partir de combinaisons empiriquement constatées, cette équation finale n’en est pas moins le produit d’une démarche générale hypothético-déductive. Le modèle de Rosenblatt est ainsi résolument constructiviste. En aucune façon, il ne prétend formaliser des « recettes démocratiques » qui seraient valables en tout lieu et tout temps. Son ambition scientifique est simplement d’éclairer, à travers un cadre théorique somme toute assez malléable, certains des facteurs de la « vitalité partisane ».
Fernando Rosenblatt, Party Vibrancy and Democracy in Latin America, New York, Oxford University Press, 2018, xviii-280 p.
Damien Larrouqué, « Comment vivifier un parti ? »,
La Vie des idées
, 3 mai 2021.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://mail.laviedesidees.fr/Rosenblatt-Party-Vibrancy-and-Democracy-in-Latin-America
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[1] Pour plus de renseignements, cf. Mathias Delori, « Néo-institutionnalisme du choix rationnel », in Laurie Boussaguet et al., Dictionnaire des politiques publiques, 5e édition, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, p. 375-382.
[2] Pour plus de renseignements voir Jorge Lanzaro « Uruguay : un gobierno social democrático en América Latina », Revista Uruguaya de Ciencia Política, vol. 19, n°1, 2010, p. 45-68.