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Recension Histoire

Quelle histoire pour l’Europe ?

À propos de : Denis Crouzet (dir.), Historiens d’Europe, historiens de l’Europe, Champ Vallon


par Christophe Charle , le 12 septembre 2018


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Conçu pour offrir une « nouvelle histoire de l’Europe », le livre collectif dirigé par Denis Crouzet déçoit. Comment sélectionne-t-on les historiens de l’Europe ? L’Europe est-elle vraiment la « métaphore de l’histoire » ? Comment éviter que les historiens n’interprètent leur propre parcours ?

Recensé : Denis Crouzet (dir.), Historiens d’Europe, historiens de l’Europe, Champ Vallon, 2017 ; 400 p., 28 €. Textes de L. Badel, L. Bély, J. Bergin, M. Boone, F. Béthencourt, G. Castelnuovo, G. Chaix, J. Chiffoleau, D. Crouzet, J.-B. Delzant, C. Dolan, J.-F. Dunyach, M. Greengrass, S. Keymeulen, J. C. Maire Vigueur, T. Maissen, B. Müller, P. Ouvarov, J.-P. Poussou, Y. Rodier, F. O. Touati.

Cet ouvrage collectif rassemble 19 contributions, précédées d’une introduction générale de Denis Crouzet. Chaque texte est consacré à un historien européen différent sous forme monographique, sans que des liens autres que leurs thématiques d’étude (l’Europe entendue dans un sens vaste et élastique) les relient entre eux, sauf l’introduction du maître d’œuvre sur laquelle on reviendra plus loin.

Cette entreprise est l’un des points d’arrivée d’un axe du Labex EHNE, « Écrire une nouvelle histoire de l’Europe », appréhendée ici à travers un retour critique sur l’historiographie ancienne du continent. L’exercice s’avère salutaire, tant nous vivons à ce sujet sur des représentations partielles et caricaturales, du fait du caractère incertain d’un tel sujet et de ses variations selon les époques étudiées. Toutefois, le résultat de cette accumulation d’études de cas reste insatisfaisant et non conclusif, et ce, pour trois raisons principales.

Sélection d’historiens

La première est le choix des auteurs étudiés. Certains qu’on aurait attendus, en particulier Marc Bloch, le seul à avoir vraiment pris le sujet à bras-le-corps dans un célèbre article sur l’histoire comparée des sociétés européennes, manquent à l’appel [1]. Le maître d’œuvre reconnaît aussi l’absence dommageable de Georges Duby, Benedetto Croce et Alphonse Dupront.

À l’inverse, d’autres choix s’avèrent peu convaincants : Georges Macaulay Trevelyan a un statut d’historien de l’Europe plus que douteux. Il fait pourtant l’objet d’analyses détaillées, sous un titre un brin tonitruant de Jean-Pierre Poussou [2], alors que ses livres les plus importants portent sur l’Angleterre et, quand ils traitent de l’Italie, défendent une vision britanno-centrée de l’histoire, soit l’exact inverse de ce qu’on pourrait penser être une véritable histoire de l’Europe.

La seconde insatisfaction tient à l’empan chronologique défini. N’ont été choisis que des auteurs défunts, plus pour des raisons de bienséance académique que pour des raisons scientifiques. Il est clair, en effet, que l’historiographie ici analysée est une historiographie plutôt ancienne (elle s’étale de l’entre-deux-guerres aux années 1970) par rapport aux problématiques d’aujourd’hui. Cela peut évidemment présenter un intérêt archéologique, mais cela ne nous aide guère pour concevoir – selon le projet global du collectif – une « nouvelle histoire de l’Europe ».

La diversité nationale des cas est tout aussi relative. La France et la Grande-Bretagne se taillent la part du lion (respectivement 6 et 4 contributions), suivie par l’Allemagne (3 chapitres), l’Italie (2), la Belgique (1), les Pays-Bas (1). Un historien soviétique, Aaron Gourevitch, est évoqué, mais il était spécialiste d’Europe médiévale du Nord et de l’Ouest. Toute l’historiographie de l’Europe centrale et orientale est donc quasiment absente. Moins que la nationalité (qui induit cependant un point de vue spécifique sur l’Europe), c’est la période de spécialité qui oriente la définition historiographique de l’espace européen embrassé.

Dominent dans la population étudiée incontestablement les médiévistes et, à un moindre degré, les modernistes. L’histoire contemporaine se limite aux noms de Trevelyan, Éric Hobsbawm, Jean-Baptiste Duroselle. Pour autant, par leurs générations d’appartenance, tous ces historiens ont été mêlés aux grandes crises européennes du XXe siècle ; le plus âgé (Pirenne) est né en 1862, le plus jeune (John Bossy) en 1933. Cinq ont été victime des persécutions antisémites (Hobsbawm, Elias, Kantorowicz, Hauser, Lopez), un autre a subi les contraintes du stalinisme (Aaron Gourevitch). Henri Pirenne fut interné lors de l’occupations de la Belgique et prisonnier en Allemagne. Quatre furent fortement marqués par les guerres : Febvre combat pendant la guerre de 14, Koselleck est blessé à Stalingrad et prisonnier en Russie, Chabod participe à la résistance en Italie du Nord, Braudel est prisonnier en Allemagne.

L’Europe comme objet historique

Ce double rapport à l’histoire, comme matière d’étude et comme flux temporel vécu, apparaît dans chacune des monographies, mais n’est nullement analysé globalement dans l’introduction. Il explique pourtant beaucoup quant aux visions de l’Europe portées par ces historiens et à leur façon de questionner son histoire. Denis Crouzet, le directeur d’ouvrage, défend plutôt la thèse selon laquelle le choix des historiens privilégiés ici tient à leur capacité d’affronter avec un regard neuf un objet historique aussi complexe, alors que les histoires traditionnelles de l’Europe qu’il passe en revue au pas de course et sans indulgence se limitent à des modèles simplificateurs partiels ou datés : histoire parallèle des nations, histoire périodisée par la politique internationale, les transformations économiques, les représentations collectives (religieuses ou idéologiques), la civilisation partagée, ou encore l’histoire téléologique de la construction européenne.

Même si les critiques de Denis Crouzet peuvent être parfois justifiées à l’encontre de certaines de ces tentatives, il a tendance à expédier en deux lignes ou trois phrases nombre d’ouvrages qui mériteraient un meilleur sort. Cette table rase préliminaire s’achève sur une proposition un peu désespérante, vue la bibliographie énorme condamnée d’un trait de plume : « Elle (l’Europe) pâtit de ce que son histoire est écrite comme si elle était n’importe quelle histoire. Alors qu’elle doit s’analyser différenciellement (sic). Écrire l’histoire revient à produire un système de contingences et d’intermittences multiples et pas seulement à fabriquer un discours cumulatif de données inspirant des parallélismes ou des convergences. » (p. 13)

D’où une proposition à la fois séduisante et ambiguë, puisqu’elle ne dégage pas la méthode à suivre, vue sa généralité : « L’histoire est une succession de possibles plus ou moins réalisés et donc plus ou moins perdus, et l’Europe est alors la métaphore de l’histoire. Elle existe parce qu’elle se confond avec l’histoire. » (ibid.)

On objectera ceci à l’historien des guerres de religions : ne peut-on dire à peu près la même chose de tout objet historique plus grand ou plus petit que l’Europe, dont aucune définition préalable n’est ici proposée, ce qui est justement l’enjeu, puisque la géographie elle-même de cet espace est prise dans les flux historiques ?

Une telle thèse ne dit rien sur la manière de construire (ou de déconstruire) cet objet historique singulier et proposer des critères et une méthode d’analyse. Crouzet s’en tire alors par ce qui n’est qu’un postulat tout aussi discutable que ceux critiqués dans sa revue bibliographique : les historiens, choisis parce qu’ils sont de « grands historiens », jouiraient d’une sorte de grâce d’état pour s’emparer d’objets complexes comme l’Europe.

Même si leurs livres ou propositions sont datés, ils se seraient mieux approchés de ce qu’il faudrait faire, même quand leur objet n’était pas explicitement l’Europe. Ces historiens auraient en commun d’avoir « mis en œuvre des procédures décentrant leur écriture de l’histoire – "nationale" ou "campaniliste" ou de l’histoire globale ». (p. 15). Crouzet s’emploie ensuite à le démontrer, en résumant les divers chapitres du livre.

Apologétiques

Malheureusement, sa démonstration n’est convaincante que pour quelques figures et non pour toutes, étant donné l’engagement de la plupart dans les passions politiques et nationales de leur époque, comme on l’a vu plus haut.
Quand on découvre par exemple que Reinhart Koselleck cherche à affranchir l’Allemagne nazie d’une partie de sa culpabilité historique en l’intégrant dans une interprétation de l’histoire européenne comme « guerre civile » prolongée depuis la fin des Lumières, on peut avoir quelque doute (quel que soit par ailleurs l’apport essentiel de Koselleck à la réflexion historique) sur son véritable apport à l’histoire de l’Europe et sa capacité à sortir d’une problématique nationale ou germanocentrée qu’on a retrouvée lors de la fameuse Historikerstreit de 1986-1987.

Il en va de même pour le médiéviste Kantorowicz ou les historiens britanniques comme John Bossy, catholique minoritaire dans un pays sorti du catholicisme. Denis Crouzet lui-même, dans sa contribution par ailleurs fort intéressante sur Fernand Braudel, ne peut cacher bien des présupposés non européens et parfois très franco-français de l’histoire des civilisations brossée à grand traits par l’auteur de L’Identité de la France, en relation avec la position internationale déclinante de la France au moment où Braudel écrit.

Les historiens qui correspondraient le mieux au projet défini par le maître d’ouvrage seraient plutôt finalement ceux qui, contrairement à ce qu’il affirme par ailleurs, disposent d’un cadre théorique relativement plus affirmé que les autres, que ce soit le marxisme revisité d’un Éric Hobsbawm, le démographisme mâtiné d’histoire des mentalités religieuses d’un Pierre Chaunu, la sociologie historique inspirée de Durkheim du grand absent, Marc Bloch.

Non que ces théorisations parviennent à épuiser un objet aussi inépuisable et complexe que l’histoire de l’Europe, mais du moins proposent-elles des interprétations argumentées et explicatives de certaines dynamiques et échappent aux apologétiques civilisationnistes, religieuses, culturalistes ou nationales-libérales qui fondent en réalité la plupart des œuvres des autres historiens étudiés dans le livre.

par Christophe Charle, le 12 septembre 2018

Pour citer cet article :

Christophe Charle, « Quelle histoire pour l’Europe ? », La Vie des idées , 12 septembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Quelle-histoire-pour-l-Europe

Nota bene :

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Notes

[1Marc Bloch, « Pour une histoire comparée des sociétés européennes » (1928), dans Mélanges historiques, Paris, SEVPEN, 1963, vol. 1, p. 16-40 (rééd. Paris, CNRS éditions, 2011). L’éditeur reconnaît ce manque et explique : « L’auteur de la communication, pourtant spécialiste incontesté et donc incontournable, n’a pas daigné rendre son texte » (p. 15). Explication un peu courte, quand on sait qu’il y a bien d’autres « spécialistes » incontestés en dehors de celui dont la « décence académique » oblige apparemment à taire le nom.

[2« Le plus grand historien anglais du XXe siècle était aussi « un historien européen » » ; le « aussi » avoue en fait le tour de passe-passe, tout historien européen n’est pas un historien de l’Europe. Quant à savoir si Trevelyan est le plus grand historien anglais du XXe siècle, c’est confondre le niveau des tirages avec l’importance historiographique.

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