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Recension Économie

Quand nos comportements déroutent les économistes

À propos de : G. Saint-Paul, The Tyranny of Utility. Behavioral Social Science and the Rise of Paternalism, Princeton University Press.


par Cyril Hédoin , le 20 février 2012


En s’appuyant sur des travaux de psychologie expérimentale, l’économie comportementale remet aujourd’hui en cause les fameuses hypothèses de rationalité de l’homo oeconomicus. Cependant, Gilles Saint-Paul met en garde contre le risque de paternalisme qui pourrait dériver de ces avancées théoriques.

Recensé : Gilles Saint-Paul, The Tyranny of Utility. Behavioral Social Science and the Rise of Paternalism, Princeton, 2011. 174 p., $39, 50.

Avec son ouvrage The Tyranny of Utility, Gilles Saint-Paul, professeur d’économie et membre de l’école d’économie de Toulouse, propose une mise en perspective originale des développements les plus récents de l’économie comportementale (behavioral economics) en les associant à la montée des mesures paternalistes prises par les pouvoirs publics aux États-Unis et en Europe. Ces mesures visent à réguler de manière plus ou moins intrusive et coercitive les choix individuels, dans le but avoué de faire en sorte que les individus agissent dans leur propre intérêt. Par le biais d’un argument philosophique, l’auteur met en garde contre la menace que la science économique fait peser sur les libertés individuelles.

La chute de l’homo economicus

La première partie de l’ouvrage présente comment les développements de l’économie comportementale ont considérablement affaiblit l’hypothèse standard en économie de la rationalité de l’individu, pour au contraire favoriser l’émergence d’une conception de l’individu aux personnalités multiples (multiple selves) et incohérentes.

Comme l’indique Saint-Paul, la science économique était jusqu’à encore récemment le dernier refuge de la conception rationaliste de l’individu héritée des philosophes des Lumières. Cette conception a été historiquement entretenue par les économistes au travers de la fameuse figure de l’homo economicus. À cet égard, l’une des vertus de cet ouvrage est de parfaitement résumer ce que renferme le concept de rationalité pour un économiste : la rationalité d’un individu se définit par la possession de préférences sur un ensemble de résultats et par le fait que ces préférences sont cohérentes (l’axiome de transitivité). Cette définition de la rationalité, qui a été mathématiquement formalisée dans les années 1940 et 1950, suppose que le comportement de n’importe quel individu peut être décrit par une fonction d’utilité unique au travers du principe des préférences révélées  : par hypothèse, les choix d’un individu rationnel reflètent ses préférences, de telle sorte qu’il est par définition vrai qu’il agit toujours de manière à maximiser son utilité.

L’auteur souligne à juste titre que ces postulats sur la rationalité individuelle n’ont jamais eu de fondements empiriques. Bien au contraire, les hypothèses comportementales posées par les économistes dès le début du XXe siècle ont d’abord eu une justification méthodologique (p. 21). Cela devient évident par le lien que l’auteur fait entre le principe de rationalité et les deux théorèmes fondamentaux de l’économie du bien-être. En substance, ces théorèmes établissent que pour toute fonction de bien-être social agrégeant les préférences des individus d’une manière donnée, a) toute allocation des ressources correspondant à une situation d’équilibre est Pareto-optimale et b) toute allocation Pareto-optimale peut être obtenue comme équilibre de marché. Dans ce cadre théorique, l’intervention de l’État dans l’économie est alors étroitement définie : elle ne peut se justifier qu’en cas de défaillances de marché et plus particulièrement d’externalités (i.e. lorsque les décisions d’un agent ont un impact sur la situation d’un autre agent malgré l’absence de transaction entre eux) et d’objectifs redistributifs (une situation Pareto-optimale pouvant être très inégalitaire).

Toutefois, les résultats issus de l’économie comportementale depuis une vingtaine d’années sont venus considérablement affaiblir la conception rationaliste de l’individu, remettant en cause au passage la définition du rôle économique de l’État. L’économie comportementale indique en effet que les choix individuels dans le cadre de décisions économiques plus ou moins récurrentes sont frappés de plusieurs biais systématiques : dissonance cognitive, incohérence des choix inter-temporels, substitution entre motivation intrinsèque et motivation extrinsèque, effet de contexte sur la décision, etc. L’une des principales conséquences de ces résultats est de remettre en cause la conception d’un individu unifié au profit d’une conception en termes de personnalités multiples (multiple selves) : l’individu s’apparente alors à un ensemble de personnalités se succédant dans le temps, chacune pouvant être décrite par une fonction d’utilité, sans que pour autant la cohérence entre les choix de ces différentes personnalités soit garantie. Dans ce cadre, le principe des préférences révélées n’est plus opérationnel puisque rien n’indique que les choix d’une personnalité reflètent les préférences d’une personnalité future ou alternative. Par conséquent, en même temps que la conception traditionnelle de la rationalité, ce sont les fondements des limites utilitaristes à l’intervention de l’État dans l’économie qui s’écroulent, ouvrant la voie au paternalisme.

La montée du paternalisme

La seconde partie de l’ouvrage se consacre à montrer comment les résultats de l’économie comportementale viennent justifier l’accroissement très rapide des mesures paternalistes prisent par les pouvoirs publics aux États-Unis et en Europe : multiplication des interdictions sur la vente ou la consommation d’alcool ou de tabac, instauration de messages de « prévention » relatifs à la consommation de certains types de produits ou à l’adoption de comportements dits « à risques », mise en place de plans d’épargne retraite obligatoires, etc. Cette seconde partie développe un message d’avertissement face à ces évolutions : en justifiant scientifiquement des interventions toujours plus intrusives de l’État dans la vie des citoyens, la science économique moderne menace de saper le principe fondamental de liberté sur lequel sont construites les sociétés occidentales depuis plus de deux siècles.

La thèse développée par Saint-Paul peut se résumer simplement par l’équation suivante : utilitarisme + économie comportementale = paternalisme. L’auteur argue que la science économique s’est historiquement construite à partir de fondements utilitaristes et conséquentialistes : du point de vue de la science économique, les choix ou les principes moraux (tels que la liberté) ne peuvent être jugés qu’en fonction d’un calcul coûts/avantages et n’ont pas de justification intrinsèque. Si la science économique a généralement recommandé une intervention limitée de l’État dans l’économie, ce n’est pas en vertu de principes moraux ou fondamentaux mais parce que des résultats théoriques tels que ceux de l’économie du bien-être démontraient que cette intervention n’était pas souhaitable. L’économie comportementale vient précisément remettre en cause cette conclusion utilitariste : en démontrant la non-rationalité des individus, l’économie comportementale indique que, d’un point de vue conséquentialiste et utilitariste, l’intervention de l’État doit s’étendre. Cependant, il ne s’agit plus ici d’une intervention visant à corriger les inégalités ou à remédier aux externalités mais bien d’une intervention visant à protéger les individus contre les effets négatifs de leurs décisions sur eux-mêmes. Il s’agit bien de la caractéristique fondamentale de toute forme de politique paternaliste : un tiers connaissant les « vraies » préférences d’un individu (ou, alternativement, sachant ce qui le rend « réellement » heureux) va mettre en place des mesures plus ou moins coercitives pour que cet individu agisse dans son véritable intérêt.

De ce point de vue, le cadre standard de l’analyse économique est totalement compatible avec une forme ou une autre de paternalisme, dès lors qu’il est scientifiquement avéré qu’un tel paternalisme est socialement efficient. On voit alors apparaître ce que l’auteur nomme le « paradigme post-utilitariste » (p. 65) : une tentative de reconstruire les préférences sociales lorsque des biais comportementaux ont été identifié. Ce paradigme post-utilitariste ouvre la voie à une multitude d’interventions plus ou moins intrusives : restrictions des choix, taxation atteignant parfois des niveaux quasi-prohibitifs, internalisation de pseudo-externalités telles que l’envie, manipulation des préférences et des croyances (éventuellement par la divulgation de fausses informations comme ce fut le cas en France lors de l’accident nucléaire de Tchernobyl). L’auteur s’emploie à montrer à quelles extrémités cette logique a déjà conduit : dans la mesure où un individu ne peut plus être totalement tenu pour responsable de ses actes (puisqu’il est fait de personnalités multiples), les schémas incitatifs traditionnels de l’économiste ne sont plus opérationnels. Des mesures préventives plus ou moins coercitives sont alors recommandées. Dans d’autres cas, il sera économiquement efficient de reporter la responsabilité des actes d’un individu non-rationnel sur un individu rationnel, par exemple en rendant responsable le patron d’un bar pour les actes commis par ses clients sous l’effet de l’alcool, y compris hors de son établissement.

Un argument philosophique

La nature philosophique de l’argument est pleinement assumée par l’auteur : à plusieurs reprises en effet, il indique qu’il est inutile de chercher à discuter les résultats de l’économie comportementale sur le terrain scientifique. Il s’agit là d’une posture originale et aussi bienvenue. L’originalité de la démarche vient du fait que c’est traditionnellement sur le plan technique et scientifique que les résultats de l’économie comportementale sont discutés. Un vif débat traverse actuellement la discipline sur la « validité externe » de résultats établis dans le cadre d’expériences très spécifiques. À contre-courant de ces discussions, l’auteur prend comme acquis les apports de l’économie comportementale. Il s’agit là d’un parti-pris risqué mais bienvenu car il vient combler l’absence quasi-complète de toute réflexion philosophique et éthique de la part des partisans de l’économie comportementale.

L’argument déployé par Saint-Paul présente quelques ressemblances frappantes avec celui développé par Friedrich Hayek dans son ouvrage La route de la servitude, notamment quant à l’idée sous-jacente de la « pente savonneuse ». Même si en apparence les mesures paternalistes justifiées par l’économie moderne sont bénignes, elles reflètent une normalisation de l’intrusion de l’État dans la vie privée des citoyens qui ne pourra que s’accroître au fur et à mesure que les économistes, les psychologues et les neurologues documenteront toujours plus de biais comportementaux. Cette évolution ne peut à terme que rentrer en contradiction avec le principal libéral fondamental du caractère premier de la liberté individuelle (et du principe de responsabilité qui l’accompagne). Le problème de cette démarche est toutefois évident : le lecteur ne sera convaincu par l’argument de Saint-Paul que s’il accepte ses prémisses libérales selon laquelle la liberté est une valeur fondamentale qui ne souffre d’aucune exception, et ce quelques soient les circonstances. Or, la philosophie libérale et libertarienne, à l’instar de l’utilitarisme, souffre de ses propres problèmes de cohérence interne et n’emporte pas l’adhésion de l’ensemble de la population. À cet égard, la thèse de Saint-Paul aurait pu s’appuyer sur un autre volet de l’œuvre de Hayek : le volet épistémologique, consistant à montrer qu’en dépit des biais comportementaux des individus, le marché reste l’institution la plus efficace pour agréger les préférences des individus. Robert Sugden (2008) a par exemple récemment démontré que le fait que chaque individu ait des personnalités multiples ne remettait pas en cause la capacité du marché à satisfaire de manière optimale les préférences de chaque personnalité à un moment donné. De manière plus générale, l’économie expérimentale (qui se distingue de l’économie comportementale) montre de manière convaincante que la rationalité « écologique » du marché ne repose pas nécessairement sur la rationalité des individus. Une telle défense « utilitariste » du marché ne se substitue pas à la critique déontologique du paternalisme de Saint-Paul, mais peut probablement la compléter de manière efficace.

par Cyril Hédoin, le 20 février 2012

Aller plus loin

Robert Sugden (2008). « Why incoherent preferences do not justify paternalism », Constitutional Political Economics, vol. 19, p. 226-248.

Richard Thaler et Cass Sunstein (2009). Nudge : Improving Decisions About Health, Wealth and Happiness, Penguin.

Emilie Frenkiel, « Nudge ou le paternalisme bienveillant », La Vie des idées, 22 octobre 2009.

Pour citer cet article :

Cyril Hédoin, « Quand nos comportements déroutent les économistes », La Vie des idées , 20 février 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Quand-nos-comportements-deroutent

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