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Essai Société

Dossier : L’euthanasie en débat

Prendre soin des malades en fin de vie
Une approche éthique de la fragilité


par Emmanuel Hirsch , le 26 mai 2009


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Si près de 80 % des personnes meurent aujourd’hui dans le cadre d’une institution de soin plutôt qu’à leur domicile, c’est parce que la médicalisation de la vie jusqu’à son terme refuse à la communauté humaine les temps hautement symboliques qui la relient à son histoire et aux valeurs qui en sont constitutives. Quand l’« idéologie biomédicale » s’oppose à la dignité des malades, elle devient un déni d’humanité.

Photo (cc) : pol ubeda

« L’humain commence dans la sainteté avec comme première valeur ne pas laisser le prochain à sa solitude, à sa mort. Vocation médicale de l’homme » [1].

L’hôpital moderne fascine lorsque les prouesses biomédicales semblent déjouer les fatalités et confèrent à l’homme le sentiment de pouvoir maîtriser sa destinée. Il surprend, inquiète et déçoit lorsque les réalités du soin confrontent malgré tout aux vulnérabilités humaines et à la mortalité, aux dilemmes de décisions éprouvantes au terme de l’existence. Évoquer les pratiques soignantes dans leur confrontation à la fin de vie et à la mort permet à la fois de saisir les paradoxes et les équivoques de la biomédecine, le sens d’une réhabilitation des valeurs du soin, d’appréhender les nouvelles conditions du mourir aujourd’hui, d’identifier les évolutions dans l’expression autonome de la personne malade, de cerner l’objet de la démarche palliative, enfin de découvrir la phase ultime de l’engagement soignant, auprès du mort, en chambre mortuaire. Ce parcours aux limites du soin et aux marges de la scène sociale confère une signification insoupçonnée à l’approche éthique de la fragilité.

Une posture de résistance

Les considérations éthiques qu’inspire une confrontation aux aspects insoupçonnés des réalités de l’activité hospitalière concernent des situations humaines et des domaines de la vie sociale qui n’accèdent pas toujours, comme il le faudrait, au statut de questions philosophiques. Le dédain ou le mépris semblent prévaloir lorsque la condition humaine nous ramène à l’ordinaire de circonstances qui dénoncent nos incuries et désinvoltures, déjouent nos stratégies d’évitement, ces renoncements de l’esprit caractéristiques d’une perte de sensibilité, voire d’une altération des principes démocratiques.

Rejetés aux confins de ce que la cité intègre ou tolère encore, ses parias sont les malades qui déstabilisent les certitudes, perturbent les procédures, défient les solidarités et dénoncent les insuffisances. La chronicité d’une affection, les dépendances, démences et altérations cumulées dans le vieillissement sont éprouvées comme corruptrices et insultantes à l’égard d’une dignité humaine modélisée et idéalisée selon les normes en vigueur, sans savoir au juste quelle autorité les édicte. Les mentalités de l’exclusion et désormais de la sélection portent même au-delà de l’existence. Le recours au diagnostic préimplantatoire, aux sondes de la médecine prédictive ou présomptive ont pour mobile d’éviter une maladie ou une souffrance, voire de privilégier certains déterminants génétiques selon des critères biomédicaux ou individualistes qui ne se contestent plus.

Si près de 80 % des personnes meurent aujourd’hui dans le cadre d’une institution de soin plutôt qu’au domicile, c’est essentiellement parce que la médicalisation de la vie jusqu’à son terme refuse à la communauté humaine les temps hautement symboliques qui la relient à son histoire et aux valeurs qui en sont constitutives. La mort médicalisée se substituerait aux traditions, de même que diffèreraient les conditions mêmes de la mort vécue dans un contexte où la destinée humaine serait enfin maîtrisée par cette faculté reconnue de décider ce qui paraît, à un moment donné, préférable. Il en va de même, du reste, aux abords de l’existence, lorsque la sélection génétique ou le tri embryonnaire permettent de fonder un choix au nom d’intérêts estimés socialement, voire scientifiquement recevables.

Les positions incarnées et défendues par les professionnels de santé ainsi que les bénévoles investis sur le front du soin, dans cette fonction soignante en charge de missions qui lui échoient au terme d’un cumul de désistements, apparaissent dès lors significatives d’une posture de résistance. Lorsque l’on soigne, l’attention éthique caractérise un sens de la responsabilité, de la faculté de manifester une préoccupation humaine dont, bien souvent, l’existence même de la personne malade dépend, mais également une certaine conception de l’idée d’humanité. Les avancées biomédicales, l’avènement des technologies du vivant ont ainsi profondément transformé les fonctions de l’hôpital, la culture, les missions et les pratiques du soin. Il n’en demeure pas moins que l’acte soignant constitue encore l’expression la plus sensible de nos obligations à l’égard de l’autre. Le soin peut être compris comme un engagement d’ordre moral, parti pris d’une présence bienveillante opposée aux tentations de l’indifférence et de l’abandon.

Sur le terrain le moins exposé aux convoitises des prouesses technologiques, là où l’impuissance à guérir équivaut trop souvent au désistement et à l’abandon sans le moindre suivi, certains ont décidé de reconquérir et de réhabiliter des espaces voués au soin. Dans le contexte de la fin de vie et même au terme de l’existence, des soignants interviennent au nom de principes éprouvés comme des obligations, afin de témoigner une présence, un soutien, une sollicitude à celles et ceux qui bientôt ne seront plus. Cette revendication morale du soin conteste une idéologie biomédicale trop souvent indifférente à d’autres considérations que les seules performances de sa productivité en termes de publications scientifiques et d’innovations au statut parfois bien équivoque. Elle porte certainement le ferment d’un renouveau de la pensée médicale, ce qui explique avec quelle réticence on lui concède une reconnaissance dans les sanctuaires d’une médecine hospitalo-universitaire parfois détournée de son objet même au nom d’intérêts conjoncturels estimés davantage efficients, valorisants et économiquement rentables.

À cet égard la non intégration dans les bonnes pratiques professionnelles de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie est significative d’une déroute ou d’un mépris qui devraient inquiéter. L’idéologie biomédicale inspire parfois des stratégies qui détournent de leur application les lois de la République, sauf quand elle y trouve des avantages qui servent ses logiques. Face aux plus hautes vulnérabilités de l’existence, au-delà de la simple négligence, une telle posture est parfois interprétée et éprouvée comme un déni d’humanité.

Les conditions du mourir

La mort ne survient plus en son temps – au terme de la vie – mais quand les recours thérapeutiques sont épuisés, que le maintien d’un traitement s’avère injustifié ou alors que la personne accablée d’un inutile surcroît de vie choisit d’y renoncer. Les repères, figures ou représentations du mourir se sont profondément transformés, bouleversant nos mentalités et nos attitudes face à la mort. On meurt désormais autrement et ailleurs : assisté de soignants, accompagné de quelques fidèles ou seul ; à l’hôpital, en institution, souvent en des lieux relégués à l’écart de la cité ; en dehors de l’espace privé où l’on a vécu, dans un contexte où la technicité entrave parfois les derniers actes de vivant.

En fait, dépourvue d’une place reconnue dans notre espace social, la mort surgit impromptue et violente au moindre indice de vulnérabilité exprimé dans sa consistance physiologique, incitant au renoncement par défaillance de la vie davantage que par extinction de la vie. Les réflexions développées dans nos hôpitaux à propos des conditions du mourir contribuent depuis près de trente ans à la restitution d’une dimension profonde des soins, aujourd’hui encore atténuée, voire révoquée, par une technicité abusive.

Alors que, dans les années 1980, l’obsession de « la mort dans la dignité » semblait devoir imposer une législation autorisant l’assistance médicalisée à la mort par la dépénalisation de l’euthanasie, en quelques années les professionnels de santé ont su instaurer un ensemble de dispositifs qui, de la lutte contre la douleur aux soins palliatifs et à l’accueil en chambres mortuaires, sollicitent d’autres mentalités et des approches différentes qui contestent les indignités et les manquements tolérés jusqu’alors. Penser la fin de vie et mieux en intégrer l’accompagnement dans les activités des services hospitaliers, c’est accepter d’interroger le sens des pratiques et parfois même leur justification. Il s’agit là, également, de réinvestir un soin compris dans la continuité d’un parcours qui unit plus qu’on ne le pense dans une attention partagée, la personne malade, ses proches et une équipe soignante. Un soin compris comme un engagement qui trouve des formes d’expression souvent rares lorsqu’il consiste à se rendre disponible à l’autre dans sa vérité, son attente et parfois même ses choix ultimes.

Est-ce alors par intuition ou par défaut que le politique annexe aujourd’hui l’espace hospitalier du soin pour tenter d’y inventer les pratiques sociales et de renouveler les principes d’humanité dont le manque caractérise une crise qui met en cause les savoirs, les compétences, les légitimités ? Les urgences, vulnérabilités et souffrances de l’homme s’expriment dans cette zone limite et parfois marginale de la cité, y révélant les complexités, les ruptures et les renoncements qui menacent le bien commun. L’hôpital est le lieu méconnu des combats démocratiques, là où la pensée philosophique peut éprouver sa pertinence et sa sagesse.

La volonté exprimée par les personnes malades qui, au terme de leur vie, tiennent à être respectées, y compris dans leur liberté de décider, s’exprime aujourd’hui encore en des termes revendicatifs à la fois éthiques et politiques. Face à des pouvoirs ressentis comme arbitraires et démesurés, elles exigent une véritable sollicitude et souhaitent réhabiliter un certain équilibre qui procéderait notamment du droit de refuser des thérapeutiques estimées injustifiées, disproportionnées, parfois même perçues dans leur caractère inhumain. L’expertise dite profane de la personne malade doit être reconnue et intégrée aux objectifs du soin, dans la réciprocité d’un échange favorable à l’arbitrage d’une décision partagée.

Le législateur semble en avoir tenu compte, tout comme il a su reconnaître les évolutions induites à la fois par la laïcisation et la médicalisation de la phase terminale de l’existence, assumant dans un tel domaine une mission particulièrement délicate pour laquelle ses compétences pouvaient toutefois faire débat. La loi du 9 juin 1999 visant à garantir l’accès aux soins palliatifs institue cette autre dimension de la fonction soignante assumée selon des dispositifs spécifiques jusqu’au terme de la vie. Le 4 mars 2002, la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé consacre l’autonomie de décision de la personne malade dans le soin comme un principe aussi fondamental que l’avait été, en 1947, la notion de consentement à la recherche affirmée dans l’article premier du code de Nuremberg. Plus précise encore, la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie fixe les lignes directrices d’une démarche médicale de nature à favoriser une fin de vie dans la dignité, notamment en tenant compte de la volonté de limitation ou d’arrêt d’un traitement exprimée selon des dispositions minutieusement élaborées. Le code de déontologie en transpose les procédures dans son article 37 revu le 6 février 2009.

Le champ des pratiques hospitalières les plus exposées et les plus éprouvantes constitue certainement le lieu privilégié où enraciner une réflexion éthique et politique. De manière récurrente et parfois excessive, l’actualité en atteste. Elle ne peut cependant s’édifier que sur la base du débat démocratique argumenté et contradictoire, soucieux de la personne plus vulnérable et dépendante dans la proximité de sa mort. Les principes de respect, de justice et de sollicitude doivent être compris comme une exigence de responsabilité à son égard.

Justesse du soin

Au terme de sa vie, dans un environnement soumis aux règles et aux dispositifs propres à la biomédecine, la personne malade a parfois le sentiment de perdre en valeur, en dignité et en estime de soi, dès lors qu’une sentence insurmontable, vécue comme une disgrâce, semble la destituer simultanément de son « intérêt médical » et de ses privilèges de vivant. Elle s’éprouve brusquement abandonnée, voire livrée à sa mort, ramenée sans y être préparée à cette condition de mortelle qui fait irruption de manière déconcertante, pour ne pas dire imprévisible et dès lors insupportable.

Les missions du soin impliquent au plus près des personnes dans ces périodes délicates, voire ultimes, qu’il faut accompagner au mieux, avec les crises, les tentations de renoncer, les doutes, les réactions face aux sentiments d’injustice, de désarroi profond. Les propositions et les décisions ne peuvent être en toutes circonstances satisfaisantes, à la hauteur des attentes. Notre compréhension des enjeux de l’éthique du soin nécessite donc une approche sensible de la rencontre dans la maladie jusqu’au terme de l’existence. Cette sollicitude s’exprime dans la continuité d’une relation à construire à chaque instant et à travers le respect témoigné à la personne dans son histoire propre. Il convient de préserver une cohérence de la fonction soignante, au service de la personne dans les choix et les besoins de son existence. Une éthique de la fragilité et du respect s’efforce de se substituer au mouvement inexorable où se dissipe si souvent l’humanité d’une existence. Comment cultiver le sens d’un projet soignant – à défaut d’être strictement thérapeutique – conçu comme l’expression d’une constante disponibilité attentive aux derniers signes et manifestations de l’existence, aux traces ultimes d’un parcours dans la vie ?

Le soignant est bien souvent exposé à des situations dont on pourrait dire qu’elles lui échappent, tant elles s’avèrent énigmatiques et accablantes. Comment se situer, mais également prendre, assumer une position ? Les sentiments de vulnérabilité et d’impuissance sont partagés de manière cumulative avec la personne malade. Certains peuvent avoir la tentation de renoncer à cette confrontation, d’éviter, voire d’abandonner le malade à sa détresse solitaire. D’autres, au contraire, s’investissent dans l’effort éperdu de l’activisme : « Plutôt tout faire que de ne rien faire… » On observe aussi des phénomènes de glissement qui tiennent pour beaucoup au sentiment de disqualification face aux douleurs rebelles à tout apaisement. La violence des circonstances peut induire des attitudes éminemment contestables, comme cette maltraitance parfois évoquée mais aussi la préconisation d’une sédation intensive assimilable à ce que serait une démarche euthanasique.

L’émergence de la revendication, exprimée par les malades ou leurs proches, du recours au suicide médicalement assisté, est intervenue dans le contexte des excès d’un interventionnisme technique. L’impression d’un « acharnement thérapeutique » est apparue comme un abus d’autorité souvent assorti d’indifférence et de mépris. Du point de vue des bonnes pratiques comme de l’éthique professionnelle, on peut même parfois interpréter ces « audaces » biomédicales ou ces excès comme caractéristiques d’une dérive, d’une perversion qui dénaturent la fonction soignante. Le contrat de soin et la relation de confiance s’en trouvent profondément affectés.

Le sens de la décision médicale, l’estimation de son impact et de ses conséquences relèvent d’une conception avérée et partagée de ce que constitue un juste soin. Or les médecins n’ont pas toujours consacré l’attention nécessaire à la définition de règles qui encadreraient leurs pratiques, là même où les circonstances les exposent au risque d’une déperdition des valeurs constitutives de leurs missions. Confrontés à des demandes et à des pressions sociales parfois inconsidérées, ils doivent pourtant trouver les repères adaptés à des évolutions biomédicales génératrices d’incertitudes et d’équivoques susceptibles de compliquer les choix. Les principes et procédures inspirés par l’éthique de la discussion sont encore trop rarement appliqués aux dilemmes de la décision médicale. On comprend ainsi d’autant mieux le besoin exprimé par certaines personnes malades d’être reconnues et respectées dans leur autonomie et plus encore dans leurs valeurs lorsqu’elles ont le sentiment qu’elles sont bafouées. La loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie donne droit à leur souhait d’être respectées dans la faculté de refuser des traitements qu’elles ne considèrent plus justifiés, tolérables ou conciliables avec leur conception de la dignité humaine ou de la qualité de vie. C’est pourquoi le législateur insiste tout particulièrement sur le développement d’une culture des soins palliatifs et le renforcement des capacités d’accueil de ces lieux d’hospitalité et de soutien aux extrêmes de la vie.

Une présence maintenue

L’hôpital français n’a que lentement pris conscience des nouvelles obligations que suscitaient les évolutions biomédicales en phase terminale de la maladie. Une approche spécifiquement soignante s’est donc efforcée dans les années 1980 de pondérer les apparents excès d’un « jusqu’auboutisme » médical, proposant une démarche différente, notamment inspirée des pratiques en vigueur en Angleterre et au Canada : « Recentrer la situation médicale dans une dimension de rencontre. » Dans un premier temps, cette attitude qui, par la suite, est devenue le mouvement des soins palliatifs a pu être perçue comme une forme de contestation, puisqu’elle relevait du souci de rétablir une forme d’humanisme là où, semble-t-il, il faisait défaut. D’autre part, il convenait de situer la personne au cœur du projet de soin et donc de lui reconnaître des droits propres : « Apprendre à écouter la vraie demande. » Les soins palliatifs mettaient également en cause une tendance à l’abandon des malades qui échappaient à l’efficacité des traitements ou à la banalisation de la pose des cocktails lytiques souvent prescrits lorsque le chef de service considérait que, d’un point du vue curatif, le patient ne relevait plus de ce qu’il estimait de l’ordre de sa compétence.

L’hôpital public est parvenu progressivement à s’investir dans cette autre part du soin assuré jusqu’au terme de l’existence, s’insérant progressivement dans une approche initiée au sein de structures privées, parfois de tradition religieuse. Il n’était pas évident d’envisager une telle option dans le contexte techniciste des centres hospitalo-universitaires, mais aussi dans un cadre laïc qui se devait d’être respectueux des personnes dans leurs convictions et leurs préférences : « Laisser le patient faire son chemin – et le rendre possible. »

La culture des soins palliatifs s’est élaborée de manière progressive, dans un environnement social et institutionnel spécifique. Pour le dire de manière rapide, jusqu’alors les questions relatives à la mort étaient au mieux évitées, les médecins et paramédicaux préoccupés par les enjeux relevant des fins de vie apparaissaient marginaux, car peu conformes aux modèles dominants qu’ils semblaient parfois confronter à leurs insuffisances quand il ne s’agissait pas d’impostures. À certains égards, l’approche palliative s’est donc présentée comme une forme de résistance et de contestation au regard de certaines dérives biomédicales visant essentiellement l’efficience technologique et la performance, expression émergente d’un discernement relevant du souci témoigné à la personne dans l’expression de ce qui favorisait la qualité de son existence et l’adhésion autonome à ses traitements. Pour certains, il s’agissait d’affirmer que « lorsqu’on estime qu’il n’y a plus rien à faire, au contraire, comme soignants, nous avons encore tout à faire au service de la personne et de ses proches. »

Il importait également de présenter un front concret et a priori non dogmatique aux idéologies du « tout euthanasique », même si la démarche palliative ne doit pas se présenter comme une alternative à l’euthanasie. Elle procède d’enjeux et de finalités spécifiques mais démontre pourtant qu’on peut envisager une fin de vie dans des conditions humainement dignes, c’est à dire de nature à respecter la personne dans l’accomplissement de son existence jusqu’à la mort sans pour autant l’anticiper. Les soins palliatifs relèvent de pratiques pluridisciplinaires qui peuvent décloisonner les fonctions et susciter de nouvelles dynamiques, y associant le bénévolat qui implique directement le corps social dans une mission avec laquelle il peut ainsi renouer. Cette démarche apporte parfois des éclairages et des ouvertures différents aux débats sociaux les plus actuels, qu’il s’agisse des soins de la douleur, du suivi des malades atteints de maladies chroniques, de la limitation et de l’arrêt de traitement, de la sédation ou du suicide médicalement assisté.

Les réflexions inspirées par le mouvement des soins palliatifs ont permis en quelque sorte de renouer avec les attitudes modernes à la grande tradition humaniste de la vocation médicale confrontée aux difficultés de circonstances existentielles si redoutables et complexes. L’accompagnement dans le soin témoigne d’un sens exceptionnel de nos responsabilités opposées aux tentations de la trahison, du désistement ou de l’indifférence. Comment comprendre et admettre alors un soin détourné des responsabilités qui lui confèrent son véritable sens dans un cadre imparti ? Les soins palliatifs nous éclairent sur les enjeux nouveaux d’une médecine appelée à plus de discernement et d’humilité dans ses choix décisifs.

La démarche dite palliative s’intègre à la continuité des soins et contribue, par la qualité et la capacité d’un suivi global effectif et cohérent, à maintenir et adapter une relation attentive à la demande exprimée ou aux besoins éprouvés dans l’existence jusqu’à la mort. Elle intervient majoritairement au sein de structures spécialisées, mais tend désormais à suivre la personne malade lorsqu’elle aspire à retrouver son domicile pour y vivre dans l’intimité le « temps de sa mort ».

Le temps de la mort

Il n’est pas habituel d’évoquer ce temps bien particulier de l’hospitalité à la suite du décès à l’hôpital. L’accueil en chambres mortuaires constitue pourtant la phase ultime d’une continuité des soins. Il nous faut comprendre la place dévolue au défunt et à ses proches afin de les reconnaître et de les respecter dans l’expression d’égards et d’hommages qui nous renvoient au principe même de l’humaine dignité.

À l’hôpital, le temps de la mort et du recueillement marque souvent une rupture avec la technicité déployée jusqu’alors pour tenter de préserver l’existence. Les procédures ont perdu leur efficacité, les actes du soin se sont avérés inopérants, la mort a été constatée par l’équipe médicale. Après avoir habituellement lavé le corps que l’on enveloppe selon des règles ou des habitudes propres à chaque service, il est accompagné vers la chambre mortuaire et confié à des soignants pour ce dernier séjour parmi nous. Ce souci encore témoigné, cet attachement porté à la méticulosité de gestes, d’attentions intimes dont on ne soupçonne que rarement la véritable portée relèvent d’une attitude de piété affirmée dans le contexte souvent anonyme et douloureux de cette « chambre de la mort ». C’est un lieu de silence et de retenue, qui rompt avec l’activisme souvent bruyant des services hospitaliers. Une telle discrétion, tant de pudeur et d’humilité ne peuvent se comprendre qu’en acceptant un compagnonnage, un partage dans cet environnement si singulier situé aux marges de l’hôpital, à ses limites, dans ses retranchements. Il convient d’accepter ce risque d’une confrontation qui expose à l’énigme d’une absence qui n’est pas encore irrémédiable ou d’une présence incertaine qui ne tient qu’aux attitudes et rites que l’on maintient malgré tout.

Le sens même des activités de la chambre mortuaire concerne le travail de mémoire : préserver au-delà de la mort ou malgré la mort les éléments épars mais significatifs d’une existence considérée dans sa dignité propre. Ne tente-t-on pas, lorsque cela s’avère nécessaire, de réhabiliter, de restaurer cette figure humaine en atténuant les traits du masque mortuaire avec des baumes ou des produits cosmétiques, apprêtant le visage qui doit conserver son apparence ? C’est comprendre à quel point la désignation de chambre mortuaire altère la signification de ce qui s’y assume au quotidien. Ce lieu, cet espace dévolu à l’accueil et au temps du repos, intermédiaire, en fin de parcours, devrait davantage se penser en des expressions qui honoreraient la présence, la relation, le témoignage de nos obligations morales et sociales à l’égard de celui qui n’est plus.

Les soignants en chambre mortuaire témoignent de cette résistance contre l’inéluctable, sauvegardant les expressions de l’attention, du souci, de la sollicitude à travers des gestes et des dispositifs qui contestent toute tentation de désistement et d’abandon. Médiateurs, en quelque sorte, entre les vivants et les morts, ils rendent moins insurmontables le recueillement des proches, leur présence auprès du défunt. C’est dire la valeur de l’ordonnancement des procédures constamment marquées par la volonté de protéger le cadavre de ce qui pourrait l’affecter. Les attitudes et les regards doivent préserver l’intimité, y compris dans les délicates interventions que représente l’autopsie. Il est encore question de l’intégrité de la personne, de son image, de son éminente dignité.

Les rites de l’adieu, de la séparation du départ maintiennent ainsi la cohérence d’actes assumés par ceux qui restent au service de celle ou de celui qui nous quitte. Ils relèvent d’une conception de la veille, de la vigilance, de la sollicitude humaine opposées à toute forme de transgression, de renoncement, d’indifférence. Ces rites préservent et renforcent l’unité face à ce qui l’ébranle en interrogeant le sens même de notre intervention auprès du défunt. De telle sorte que par leur médiation nous parvenons à exprimer le fond de notre humanité et de notre responsabilité dès le regard porté sur le visage du mort dévoilé à son arrivée à la chambre mortuaire, et jusqu’à l’instant où le couvercle du cercueil le masque définitivement pour le soustraire à l’attention des vivants. C’est dire la valeur de ces soins de la dépouille mortelle faits d’égards, des gestes tendres qui l’épargnent des excès de cette violence que serait notre mépris.

Un art du mourir pour notre temps

Mourir en société peut exprimer la revendication d’une mort accompagnée avec humanité, digne, insoumise aux seules considérations biomédicales ou de gestion sociale des fins de vie. Il s’agit désormais de renouveler notre approche de ce domaine si sensible qui touche aux fondements de la société – elle ne saurait se limiter à la reconnaissance des conditions de la mort médicalement assistée, à la dépénalisation de l’euthanasie revendiquée d’un point de vue dit philosophique comme « la dernière liberté ».

La mort actuelle est révélatrice de nos attitudes face à la vie, la médicalisation de l’existence semble ne plus solliciter que des considérations où prédominerait l’approche scientifique au détriment de toute autre requête, ne serait-ce qu’anthropologique. Le temps de fin de vie doit toutefois être considéré comme un parcours dans l’existence qu’aucun obstacle ne saurait entraver jusqu’à son terme. Cette période s’avère d’autant plus respectable qu’elle est limitée et toujours singulière. C’est donc en termes de responsabilités de vie, assumées de vivant à vivant, que devraient être envisagées nos approches humaine et politique des situations de fin de vie, tenant compte d’un devoir de retenue, de décence et de dignité à l’égard des personnes plus vulnérables que d’autres du fait de leur exposition à l’imminence de la mort.

par Emmanuel Hirsch, le 26 mai 2009

Pour citer cet article :

Emmanuel Hirsch, « Prendre soin des malades en fin de vie. Une approche éthique de la fragilité », La Vie des idées , 26 mai 2009. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Prendre-soin-des-malades-en-fin-de

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Notes

[1Emmanuel Levinas, in Emmanuel Hirsch, Médecine et éthique. Le devoir d’humanité, Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 46.

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