L’accumulation infinie dans un monde aux ressources finies : tel est le vertige des modernes. Mais dans la préoccupation actuelle pour l’écologie, il faut aussi voir une métamorphose de la question sociale.
À propos de : Pierre Charbonnier, Abondance et liberté, une histoire environnementale des idées politiques, La Découverte
L’accumulation infinie dans un monde aux ressources finies : tel est le vertige des modernes. Mais dans la préoccupation actuelle pour l’écologie, il faut aussi voir une métamorphose de la question sociale.
À travers une histoire de la pensée politique qui commence à la première modernité, P. Charbonnier décrit la lente constitution du socle d’évidences qui occulte aux yeux des « modernes » leur rapport collectif à la « nature » et les livre au vertige de l’accumulation infinie dans un monde de ressources finies. Que la conception dominante de la notion de liberté se soit construite sur l’illusion de ressources inépuisables, l’idée est assez banale, mais Charbonnier soutient aussi la thèse, moins évidente, que l’on aurait tout intérêt à concevoir les préoccupations actuelles pour l’environnement comme une métamorphose de la question sociale. Il n’est certes pas le premier à s’atteler à la tâche de conjuguer critique sociale et critique écologique dans un effort de (ré)politisation de l’écologie [1]. Mais l’intérêt de sa démarche tient à la fois aux matériaux pris en compte (la tradition philosophique, mais aussi l’histoire des sciences sociales et en particulier de l’économie) et à la double tentative de renouveler l’écologie politique et la philosophie politique.
Ce pari est-il maintenu ? Rien n’est moins sûr. D’une part, certains écologistes « militants » ont pu reprocher à l’ouvrage de renoncer à la critique radicale du mode de production capitaliste et de l’objectivation technoscientifique pour se réfugier dans un « socialisme verdi », un vague appel au « réencastrement » de l’écologique dans le social [2]. D’autre part, l’ambition générale du projet de politisation convie l’intellectuel à « discerner un nouveau savoir politique et critique ajusté au nouveau régime climatique », soit « un assemblage entre théorie politique et savoirs écologiques qui garantisse la refondation d’un sujet politique critique sur la base d’une réponse aux nouvelles affordances de la terre » (p. 351). Une telle perspective, purement programmatique, néglige les prises de conscience qui émergent de la société.
Le livre s’appuie sur trois héritages. Premièrement, il rappelle que la pensée politique moderne a toujours été aux prises avec les caractéristiques matérielles (terre, énergie, machines) d’un monde qu’il faut habiter, rendre productif et connaître, et que pourtant ces caractéristiques « n’ont jamais pénétré les catégories politiques au point de nous rendre suffisamment sensibles aux problèmes politiques qu’elles posent » (p. 40). Ce sont précisément ces « affordances politiques de la terre » qui auraient été refoulées par le pacte entre abondance et liberté, qui pense cette dernière comme affranchissement de toute dépendance matérielle, mais la construit sur la promesse d’une amélioration infinie des conditions matérielles dans un monde de ressources finies. En ce sens, l’enquête prend la forme d’une contribution intellectuelle au grand projet latourien « d’atterrissage » : la conscience des limites de la modernité nous impose la tâche de (ré-)ancrer dans le sol, dans le territoire, et plus généralement dans les réseaux des interdépendances geo-écologiques, dont nous nous sommes détachés au cours des deux derniers siècles (en particulier dans le domaine de la production de valeur, comme le montre aujourd’hui le triomphe de la finance) [3]. Il s’agit de mettre fin à « l’ubiquité des modernes », la tendance à vivre « hors sol », tout en refusant le retour conservateur à une sorte de primitivisme anti-démocratique encensant le sol, la race et le sang (p. 280-284).
Deuxièmement, l’héritage « matérialiste » de la pensée moderne ne devient visible que dans l’anthropocène, où l’on ne peut plus fermer les yeux sur l’impact irréversible de l’action humaine sur la terre, et où le changement climatique prend la triple signification de condition politique, héritage à assumer, épreuve à surmonter (p. 396). Il faut alors se saisir du moment présent en se déprenant de l’alternative « résilience/collapse » qui – selon l’auteur – semble dominer notre moment historique. D’une part, le « capitalisme vert » considère les limites écologiques du pacte entre abondance et liberté comme des risques à rentabiliser sur un marché de la catastrophe. D’autre part, la « collapsologie », « nouveau culte de la fin du monde », tombe dans le travers scientiste de décrire mécaniquement le conflit entre la croissance inévitable des besoins d’une population en expansion et des limites environnementales qui ont déjà été dépassées. Pour Charbonnier, les deux pans de l’alternative débouchent sur l’inaction politique non seulement parce qu’aucun ne permet de concevoir un sujet politique qui puisse « partir à la recherche de son autonomie » (411), mais surtout parce qu’ils sont tous deux « désajustés » par rapport au moment présent : pour les uns la fin d’un certain modèle économico-politique est différée à l’infini, pour les autres il est toujours déjà trop tard et il ne reste désormais qu’à penser la survie ou la rédemption. Or, ce nouveau sujet « critique » ne peut être que le produit d’une opération de « symétrisation », c’est-à-dire d’un renversement épistémologique s’appuyant sur plusieurs sources (les théories postcoloniales, l’histoire et la sociologie des sciences, l’écofeminisme, l’anthropologie de la nature) susceptibles de renverser le récit historique faisant de l’Occident la norme de développement pour toutes les autres civilisations (p. 357).
Il reste à comprendre, troisièmement, en quoi consiste la « politisation ou (re)politisation des rapports collectifs au monde physique et vivant » dans une « démocratie post-croissance ». Certes, « il ne revient sans doute pas à la philosophie d’affirmer par des moyens spéculatifs quels seront le nom et la forme exacte de ce collectif apte à s’imposer comme le sujet du contre-mouvement écologique » (p. 417). Mais on peut attendre de l’ouvrage une contribution à l’invention érudite d’une autre liberté — la liberté, on l’aura compris, de ne plus être « modernes », c’est-à-dire asservis à l’inéluctabilité d’une croissance dont on refoule la base matérielle. C’est là que se situe le différend par rapport à une certaine écologie politique, incapable de désigner une nouvelle voie de la liberté, car elle voudrait s’arracher à notre tradition « occidentale » de pensée pour la critiquer dans son ensemble, dans un mouvement symétrique et solidaire à l’extraction illusoire des modernes de leur milieu naturel. La revendication d’autonomie sous la forme d’un idéal autarcique qui s’oppose aux circuits commerciaux mondiaux de la modernité industrielle maintient une inquiétante proximité avec la conception moderne de « l’autonomie-extraction », soit le fantasme moderne d’une puissance sans limites de la société sur elle-même, qui pense l’autonomisation politique comme arrachement à la terre, et l’abondance comme « élimination de la pression des besoins, et de l’obsolescence du motif de la survie dans l’agir humain » (p. 43). L’écologie politique n’aurait finalement fait que maintenir la frontière que l’autre « science de l’oïkos », l’économie, avait établie bien avant elle entre autosubsistance matérielle et autonomie politique (à laquelle les citoyens de la polis n’accédaient qu’une fois réglé le problème de leur rapport avec le monde « extérieur », « non humain »).
Par constraste, l’enquête historique sur l’inconscient matériel de la pensée politique doit révéler à la fois les présupposés qui nous ont conduits à cette impasse et les suggestions d’une autre modernité-liberté (p. 417). C’est dans la tradition socialiste que Charbonnier trouve l’antécédent intellectuel d’un tel projet d’autoprotection : l’émergence de la société comme catégorie « capable de transcender les lois du marché » et comme sujet politique capable d’autoprotection contre les pathologies du capitalisme industriel peut inspirer la formation du nouveau « sujet collectif » (p. 277). C’est pourquoi Charbonnier n’hésite pas à suggérer que son ouvrage sonne le glas de l’écologisme : il faut, certes, en finir avec la séparation entre « question écologique » et « question sociale », mais c’est pour, plus profondément, réencastrer le social dans le naturel.
Soulignons l’ambition et la difficulté d’un projet qui veut tenir ensemble la description des péripéties historiques du pacte entre abondance et liberté, la refondation d’une autonomie post-croissance et la réactualisation écologique de la question sociale. De fait, Charbonnier semble avoir écrit deux livres en un. Un premier livre porte sur la manière d’écrire l’histoire de la philosophie politique à partir de sa relation aux sciences sociales et du point de vue de l’environnement. Le second livre, plus programmatique, propose de remanier (ou d’abandonner ?) la notion d’autonomie pour aller vers une autre conception, post-croissance, de la liberté.
Charbonnier n’écrit ni une généalogie du problème écologique ni une histoire des idées sur l’environnement, mais une « histoire environnementale des idées » (p. 29), dans laquelle la question des rapports collectifs au territoire, au milieu physique, permet de relire la philosophie politique et sociale à contre-courant. Il ne s’agit pas de faire une énième histoire « externaliste » ou « sociologique » de la philosophie, mais de reconstituer les traces que les coordonnées matérielles (facteurs écologiques, productifs, énergétiques, démographiques) ont laissées dans les débats théoriques et normatifs portant sur la liberté, l’autonomie et la démocratie. Ainsi, « l’extérieur » est un monde matériel fait d’énergie et de pollution, de logistique et de nourriture, de propriété privée et de batailles pour le droit de navigation : par l’intermédiaire de ces conflits, la terre fait irruption dans le théâtre de la pensée politique. Une irruption que Charbonnier se propose de saisir de l’intérieur du théâtre lui-même, c’est-à-dire à partir de la réflexivité de la philosophie.
L’enquête historique commence par montrer que l’occupation de la terre et la dépendance par rapport à elle forment un même impensé de la philosophie politique moderne, à partir d’une lecture comparée de Grotius et de Locke. Grotius conçoit la propriété exclusive comme fixation des frontières qui distribuent les hommes et les choses et permet ainsi de limiter les conflits. Locke, en revanche, pense et justifie l’appropriation de la terre au nom de son amélioration (par le travail) et non plus seulement dans une optique défensive : chargé d’accomplir le dessein de Dieu sur Terre, l’homme se voit attribuer une tâche littéralement infinie. Le projet moderne d’autodétermination humaine se trouve ainsi lié à l’occupation de l’espace physique, de la terre, notamment à travers la notion de propriété exclusive, qui n’est qu’une certaine forme de souveraineté déléguée.
Charbonnier montre ensuite qu’à partir de l’alliance entre liberté et croissance, l’idéal d’autonomie a été progressivement pris en charge par l’économie de marché secondée par l’État. Ce dernier institue et garantit d’un côté les conditions légales du fonctionnement du marché, de l’autre en assure la progressive expansion, notamment à travers la conquête coloniale et les relations internationales. Garante du pacte entre abondance et liberté, cette alliance libérale de l’État et du marché peut prendre différentes formes à partir d’une même structure caractérisée par la polarité intérieur-territoire-limitation/extérieur-espace-illimitation : despotisme éclairé physiocratique, État libéral minimal limité aux fonctions régaliennes, État commercial fermé. Cette structure, propre à une Europe coloniale vivant de ressources extérieures à son territoire, serait à l’origine de « l’ubiquité des modernes », qui définit la liberté comme la capacité de vivre simultanément dans plusieurs espaces : l’espace du droit défini par les frontières de l’État, et l’espace mondial, virtuellement inépuisable, du commerce et de l’exploitation qui rend accessibles des énergies et des ressources toujours nouvelles. C’est bien cette disjonction, occultée par les infinies adaptations de la pensée libérale aux différentes phases de la trajectoire économique européenne, qui empêche de donner un sens politique aux interdépendances entre la société moderne et ses ressources mondiales limitées et qui « laisse le champ libre à la prédation écologique » (p. 162).
Si les pères du socialisme comme Proudhon ou Durkheim ont déjà une conscience aiguë du conflit entre croissance et liberté, ils n’arrivent cependant pas à penser l’autonomie autrement que sous la forme d’un pouvoir que la société exerce sur elle-même en se libérant de toute forme de dépendance par rapport à son milieu, ce dernier n’apparaissant que sous la forme d’une nature maîtrisable et extérieure à la société (p. 140). Même s’il souligne « la genèse de la pauvreté dans l’abondance » (p. 177), Proudhon reste pris dans le fantasme de l’affranchissement humain à l’égard des cycles géo-climatiques. Durkheim, pour qui l’énergie du charbon, la machine, la division du travail forment désormais le cadre de la liberté des modernes, insiste au contraire sur les pesanteurs physiques et matérielles du projet démocratique. On retrouve une opposition similaire entre Saint-Simon et Veblen, qui veulent arracher à la finalité financière du système économique tous les moyens matériaux et humains d’un pouvoir technique élaboré au cours de la révolution industrielle, pour le mettre au service d’une régulation sociale qui serait finalement en accord avec l’idéal d’émancipation. Mais l’utopique « gouvernement des choses » saint-simonien aboutit de fait à un organicisme social où la confiance quasi religieuse dans l’industrie occulte les externalités (pollutions, maladies, dangers). Le « mouvement technocratique », de son côté, reste lié à une figure encore élitiste de l’intelligence technique, celle de l’ingénieur.
On a pu dire que Marx intègre le passif écologique à sa critique du Capital en soulignant le déséquilibre introduit continuellement entre la société et ses propres conditions d’existence [4]. Toutefois, selon Charbonnier, la promesse post-capitaliste du communisme est encore une « fiction écologique », une grande utopie réconciliatrice et abstraite qui abolit l’espace territorial, les différences culturelles et l’épuisement des ressources. Marx resterait pris non seulement dans le prométhéisme humaniste d’une certaine tradition philosophique occidentale (ce qui lui a été plusieurs fois reproché), mais encore dans la fascination pour la mondialisation déterritorialisante de la dynamique capitaliste.
C’est avec Karl Polanyi que l’impensé écologique se dissipe, d’après Charbonnier. Polanyi met au jour la contradiction sous-jacente à « la mise en économie de la nature » libérale. Surtout, il montre que la conception de la nature comme réservoir infini de ressources exploitables et la définition de la rareté comme seule véritable source de valeur sont les deux moteurs du mouvement par lequel l’économie se « désencastre » du social. Si la naturalisation du social et le refoulement des interdépendances entre l’homme et son milieu sont deux tendances symétriques et complémentaires, l’émergence de la société comme sujet se protégeant contre les poussées centrifuges du marché ouvre la possibilité d’un autre rapport à la terre. Contre le pacte libéral entre autonomie et croissance et la réaction conservatrice qui s’appuie sur le lien archaïque entre identité locale, le droit coutumier et le sol natal afin de révoquer le projet démocratique, ce nouveau rapport pense la terre comme un « élément de la nature qui est inextricablement entrelacé avec les institutions humaines » (p. 279).
C’est cette voie, la réorganisation des structures politiques en fonction d’une liberté sociale et, parallèlement le réarrangement des relations collectives à la terre, que Charbonnier veut réactualiser. Le « réencastrement » de l’écologique dans le social s’inspire ainsi du projet de « réenchassement de l’économie dans la société » qui court de Durkheim à Polanyi. Mais c’est aussi la voie qui a probablement fait plus durement les frais de l’amnésie progressiste : le fully automated luxury communism d’un Marcuse préconisant la délégation des fonctions productives à la machine et laissant à l’homme la tâche de réaliser son « essence » post-historique et post-instrumentale à travers l’activité ludique et esthétique, pourrait être défini comme la réactualisation « critique » du paradigme de l’autonomie-extraction. D’autre part, l’idée des limites de la croissance, d’abord avancée par Meadows et le Club de Rome, puis reprise par la bioéconomie et le paradigme des risques/précaution à l’origine des travaux sur la « modernité réflexive » de Beck et Giddens, ne sonne le glas de l’illusion de la croissance infinie que pour poser une alternative non moins illusoire entre collapse et résilience.
Au terme de ce long parcours le paradoxe « écologique » de l’émancipation est patent. D’un côté, le projet d’autodétermination politique exige la subordination des milieux. De l’autre, il institue une séparation entre les affaires humaines, politiques, et la « nature » non humaine, faite de chauves-souris, de fleuves, de microbes et d’insectes pollinisateurs, qui sous-évalue systématiquement les interdépendances écologiques entre les mondes. On comprend alors toute la portée des « affordances politiques de la terre » : les changements et les ruptures qui caractérisent l’histoire des supports matériels de l’existence humaine et la géo-écologie des échanges commerciaux transforment autant les politiques économiques, la pensée sociale que la philosophie. Ce constat revient précisément à court-circuiter la fable libérale du caractère endogène de l’émancipation fondée sur les droits de propriété, la division du travail et l’esprit de sacrifice (p. 155).
On pourra, certes, reprocher à Charbonnier certains choix arbitraires dans la constitution de son panthéon de précurseurs et fossoyeurs de la question écologique, ou encore regretter qu’il ait attribué d’emblée la place de la réflexivité à la critique socialiste du modèle libéral. Mais il parvient à montrer remarquablement à la fois la contingence moderne et libérale du pacte entre autonomie et abondance, sa persistance, et certains antécédents de sa contestation. Peut-on alors encore concevoir la pérennité du binôme démocratie et de liberté, là où il devient évident que l’amélioration des conditions matérielles de la vie par l’élargissement des besoins n’est plus possible ? Au moment où l’horizon semble se rétrécir, comment penser l’autonomie d’une société qui s’est crue libre seulement dans et par l’illimitation ?
Voilà l’enjeu du « second » livre de Charbonnier (p. 390) :
l’autonomie politique des peuples se joue, se jouera, dans une réponse aux affordances de la terre susceptible de contourner le mode de relation productif qui domine le naturalisme au moins depuis la révolution industrielle, dans un abandon du régime de souveraineté fondé sur l’ubiquité et dans la libération d’un sujet collectif critique qui ne répond pas à la définition traditionnelle de la société qui implique son opposition à la nature.
Pourtant, force est de constater que des indications normatives pour la construction de cette autonomie tardent à arriver. Certes, les deux derniers chapitres posent quelques jalons d’une conception renouvelée de l’autonomie à l’époque de l’atterrissage à partir de différentes pistes (symétrisation, décolonisation, critique du productionnisme, construction des nouvelles cartographies politiques sur la base des interdépendances géo-écologiques). Mais il s’agit plus de tâches pour une nouvelle philosophie politique que d’instruments pour que le « sujet du contre-mouvement écologique » puisse prendre sur lui l’immense tâche de penser la liberté tout en prenant conscience de la « dimension géologique » et intemporelle de son action [5].
Il est incontestable que « la transformation de nos idées politiques doit être d’une magnitude au moins égale à celle de la transformation géo-écologique que constitue le changement climatique » (p. 403). Mais c’est avant tout la place de la philosophie au sein de la nouvelle configuration des savoirs qui devrait être rediscutée, du moins si l’on assume le constat sur lequel le livre s’ouvre, à savoir que la réalité géo-écologique du monde commun change plus vite que le socle de nos croyances épistémo-politiques. Au philosophe qui vise à actualiser le projet d’autonomie socialiste en recueillant plusieurs héritages, on pourrait demander aussi une attention aiguë aux tensions, aux mouvements, aux prises de conscience qui émergent de la société. De ce point de vue, la liquidation de la « collapsologie » par sa réduction à un millénarisme fait problème [6], d’abord parce qu’il n’est pas si certain que millénarisme et « politisation » n’aient rien à voir (pensons à Müntzer), ensuite parce que les craintes « d’effondrement civilisationnel » – certes avec toutes les confusions et approximations qu’elles soulèvent –témoignent du moins d’une certaine prise de conscience sociale de la relativité historique du pacte entre croissance et liberté. On ne peut pas, en tout cas, mettre dans le même sac réactionnaire la résilience néolibérale qui se gave de « climate risks » et la démarche d’acteurs de la société civile qui s’informent, dépriment, discutent et se mobilisent.
Mais peut-être le problème est-il plus profond, et concerne la nature de ce « nous, les modernes » dont l’usage n’est pas toujours mis en question par Charbonnier (ni d’ailleurs par Latour, dont l’auteur se revendique). L’expression renvoie à une certaine trajectoire « occidentale » (européenne, et en partie américaine, en réalité) qui va de l’enthousiasme pour un certain modèle d’autonomie-extraction à la conscience de ses limites potentiellement catastrophiques. Charbonnier est attentif, dans son souci de symétrisation, à intégrer dans sa démarche les acquis du post-colonialisme, afin de « provincialiser » la critique. Ce geste n’explique pourtant pas pourquoi le modèle « occidental » de démocratie et de croissance reste encore aujourd’hui aussi attirant pour ceux et celles qui, en dehors de l’Europe, veulent accéder à la liberté en l’identifiant à un certain style de vie qui découle nécessairement du pacte entre abondance et liberté.
Une dernière remarque concerne la difficulté de penser l’acteur de la politisation de la question écologique. Charbonnier esquisse les contours du nouveau collectif (« ni classe, ni peuple, ni nation, ni société », p. 416) qui saurait répondre au défi d’identifier les bonnes affordances de la terre à l’âge de l’Anthropocène : dans le sillage de Latour, il se situe à la croisée de l’humain et du non-humain. Mais la vraie difficulté, c’est que le risque climatique appelle plus que jamais une solution mondiale alors que les différents projets de territorialisation de l’économie se présentent essentiellement comme des projets locaux. Même si l’on considère, comme certains le pensent, que la réactualisation du projet socialiste implique aussi celle de modes de gestion du bien commun différents du modèle dominant de la propriété exclusive qui s’impose depuis Grotius et Locke, le problème demeure de savoir comment instituer une telle gouvernance des commons naturels au niveau mondial. Dans Abondance et liberté, la question est abordée à un niveau encore abstrait : « la dimension géo-écologique des dépendances entre les régions du monde et leur projets politiques doit devenir la référence cardinale de la philosophie politique, et c’est sur le nouveau fond de carte que viennent se projeter après coup les stratégies interétatiques » (p. 381). Programme si beau, si urgent, et pourtant si lointain encore.
par , le 16 avril 2021
Luca Paltrinieri, « L’autonomie, retour sur Terre », La Vie des idées , 16 avril 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Pierre-Charbonnier-Abondance-et-liberte
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[1] Cf. pour ne citer qu’un exemple Murray Bookchin, L’écologie sociale. Penser la liberté au-delà de l’humain, Marseille, Wildproject, 2020.
[2] Aurélien Berlan, « Réécrire l’histoire, neutraliser l’écologie politique », Terrestre, publié le 2 novembre 2020 : ; Daniel Tanuro, « L’abondance, la liberté et leur forme historique », Contretemps, publié le 27 juillet 2020.
[3] Bruno Latour, Où atterrir ?, La Découverte, 2017.
[4] John Bellamy Foster, Marx écologiste, Paris, Amsterdam, 2011.
[5] Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History. Four Theses », Critical Inquiry, vol. 35, n°2, 2009.
[6] Catherine et Raphaël Larrère, Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste, Paris, Parallèle, 2020.