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Péguy hors système

À propos de : Camille Riquier, Philosophie de Péguy ou les mémoires d’un imbécile, Puf


par Éric Thiers , le 20 février 2019


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L’inclassable Charles Péguy serait-il, finalement, un philosophe ? C’est la thèse que défend Camille Riquier, qui rassemble dans l’œuvre et l’existence (indissociablement liées) de l’écrivain les éléments d’une philosophie de l’action, en marge des systèmes.

Depuis le centenaire de la mort de Charles Péguy, en 2014, les ouvrages permettant d’aborder son œuvre sous tous les angles littéraires, politiques ou religieux se sont multipliés. L’essai que C. Riquier consacre à la philosophie de Péguy constitue un jalon notable. L’auteur n’est pas le premier à explorer cette voie puisque, sans parler d’Emmanuel Mounier dans les années trente, Philippe Grossos et François Fédier ont traité récemment la question [1], mais ce regard nouveau marque par son ampleur de vue et la volonté de saisir l’ensemble d’une pensée si difficile à appréhender en termes simples.

Le livre manquant de Charles Péguy ?

La première ambition de ce travail est grande : exposer avec clarté la cohérence d’une philosophie. C. Riquier y parvient. Ceux qui ont peu lu Péguy y trouveront de quoi entrer dans une œuvre profuse et complexe. Ses lecteurs aguerris verront apparaître, au milieu d’éléments bien connus, des perspectives qui avaient pu leur sembler obscures ou cachées. C. Riquier mobilise ainsi une connaissance intime des textes de Péguy au profit d’une grande profondeur d’analyse, servie par un style clair et vigoureux. Cette proximité avec son sujet conduit parfois l’auteur à adopter un ton apologétique, mais c’est un biais courant chez les péguystes.

La seconde ambition de C. Riquier, plus originale, pose question. Péguy, le poète, le pamphlétaire, le journaliste, le politique, l’écrivain, anarchiste, socialiste, dreyfusiste, patriote, chrétien, serait avant tout un philosophe mais qui jamais ne livra l’œuvre philosophique qu’on aurait pu espérer de lui. Nul traité de référence, aucune thèse aboutie, mais une philosophie qui trouve place dans tout le corps de son œuvre, par petites touches, avec force discrétion. Or, en proposant de remettre de la cohérence dans un ensemble éclaté, C. Riquier veut tenter – selon ses mots – de composer le livre de philosophie que Péguy n’a pas écrit. L’ambition est vertigineuse. Elle a le mérite d’être assumée puisque C. Riquier conclut ainsi son texte : « nous avons cherché (…) que ce livre fût de lui plus encore que sur lui et comme l’œuvre espérée » (p. 546). Avouons que notre adhésion presque totale à cet ouvrage s’est arrêtée à ce seuil. Car si Péguy ne nous a pas offert cette œuvre unifiée, ce n’est pas un hasard. Sa conception de l’action philosophique fondée sur l’insertion dans la vie l’en empêchait.

Exposer la philosophie de Péguy n’est pas une mince affaire. On aurait pu imaginer isoler des concepts. Ce serait un non-sens : la pensée de Péguy est une tapisserie dont les fils s’enchevêtrent pour composer une unité. Un fil isolé n’a nul intérêt. On aurait pu aussi penser à une réflexion sur l’inscription de Péguy dans une tradition philosophique, sous un angle plus historique. L’approche aurait été trop didactique et aurait manqué la singularité péguyste. C. Riquier a préféré construire sa démonstration en suivant la chronologie des textes. C’est la seule manière de saisir le flux d’une pensée qui, plus qu’en évolution, connaît un approfondissement et un élargissement, au rythme d’une vie. Les trois parties de l’ouvrage illustrent ce cheminement : l’innocence ; la chute ; le salut. L’innocence est celle du socialisme adolescent, qui voit dans l’Affaire Dreyfus l’événement élu qui va permettre à la cité socialiste d’être fondée. La chute est celle d’un dreyfusisme qui se corrompt et d’une mystique qui finit dans cette politique dont Jaurès est la figure honnie. C’est aussi la domination de l’argent dans un monde moderne qui avilit. Le salut, enfin, est l’espérance chrétienne retrouvée face au désespoir personnel et à la certitude que la guerre vient inexorablement.

Combattre le mal universel

La philosophie de Péguy est avant tout en action. Elle a une portée morale et politique. Morale parce qu’elle répond à une nécessité intérieure, personnelle. Politique parce qu’elle propose une Cité à construire sur ce fondement moral.

Le mouvement initial est imprimé par un refus : celui du mal. Il peut prendre la forme de la misère économique, contre laquelle le jeune socialiste se révolte. Il a le visage de l’injustice que combattra le dreyfusiste de la première heure. C’est la domination, l’excès de pouvoir, le mensonge, la violence, les pogroms, la colonisation... Et c’est aussi la damnation pour le chrétien qu’il fut dans la seconde partie de sa brève existence.

Une dénonciation désincarnée ne peut suffire. Péguy se sépare ici du kantisme dont il est pourtant proche, ce kantisme dont il écrivait dans une formule célèbre de Victor-Marie, comte Hugo, en 1910, qu’il « a les mains pures mais […] n’a pas de mains ». Ce combat ne peut être mené qu’à deux conditions : la lucidité et la vérité. Il faut toujours dire ce que l’on voit mais plus encore voir ce que l’on voit. Le prix à payer est cher : se maintenir dans « l’axe de détresse », comme il l’écrit, c’est-à-dire demeurer dans l’inquiétude ou, pour reprendre un terme attaché à l’œuvre de Pessoa, dans l’intranquillité. De cette exigence d’ordre moral, qui est le soubassement de la pensée et de la vie de Péguy, naît une tension permanente à laquelle il va s’astreindre au prix de grandes souffrances intérieures.

Le fil conducteur de la philosophie de Péguy est la lutte contre le mal, le malin. Si C. Riquier sous-titre son livre, « Mémoires d’un imbécile », c’est en référence aux propos mêmes de Péguy qui assume cette part de naïveté, d’innocence ou tout simplement de vérité face aux malins qui cherchent toujours à tromper. Cette imbécillité, Péguy la partage avec le peuple qui se trouve souvent désarmé face à la démagogie et à ses entraînements. Et pourtant, la révolution qu’il espère est celle de la conscience, de la conversion et de la justice, car, comme il l’écrit en 1905 dans Les suppliants parallèles  : « Le triomphe des démagogies est passager, mais les ruines sont éternelles ».

Constituer une Cité

Le normalien, qui manqua l’agrégation de philosophie et y renonça ensuite pour s’engager, pense et agit en philosophe, et pour C. Riquier c’est en l’abordant comme tel qu’on perçoit, plus que l’unité d’un parcours, une fidélité. Une fidélité au peuple dont il est issu, avec lequel l’intellectuel devenu parisien nourrit des relations complexes. Une fidélité à un idéal de justice. Une fidélité à ce qu’il entend être.

Conformément à une certaine tradition française, illustrée par Montaigne, Pascal ou Rousseau, qui allie style et pensée, Péguy refuse tout système. « Heureux les systématiques », raille-t-il dans un texte de 1905. Cinq ans auparavant, dans Encore de la grippe, il écrit : « je ne suis pas très partisan des spéculations immenses, des contemplations éternelles. Je n’ai pas le temps. Je travaille par quinzaines. Je m’attache au présent. Il en vaut la peine ». À l’ordre mort ou mortifère des systèmes, il oppose le « fatras » vivant (p. 73), lui qui affirme, dans Casse-cou en 1901, n’avoir « aucun besoin d’unifier le monde ». Cette vitalité philosophique, il va lui donner corps dans ce projet qui sera son œuvre et sa vie : les Cahiers de la quinzaine, fondés en janvier 1900. Il ne s’agit pas là d’une simple revue, créée pour s’affranchir de la discipline intellectuelle imposée au sein du mouvement socialiste qui s’unifie. Avec les Cahiers, Péguy entend constituer une amitié, une cité, une République composée de ses auteurs et de ses lecteurs. C’est bien là une utopie, mais concrète et active.

Pour Péguy, « la révolution sociale sera morale ou ne sera pas ». Cette révolution doit passer par une conversion personnelle et, de proche en proche, il sera possible de lutter contre le mal. En offrant à chaque lecteur, membre de cette cité terrestre, des pans de vérité et de réalité, notamment par des documents bruts, en mettant en lumière les injustices à combattre, Péguy veut amener à ces conversions, sans conférer à ce mot une acception religieuse. Le format de la revue est adapté à ce projet. Par son caractère collectif, elle forme communauté, même si au fil du temps l’œuvre personnelle de Péguy nourrit de plus en plus exclusivement les Cahiers. La périodicité – la quinzaine – est tout aussi essentielle. Elle suit le cours de l’événement qui est notre maître intérieur, selon la formule d’Emmanuel Mounier. Cette méthode consiste à s’insérer dans l’actualité pour faire affleurer les structures profondes du monde tel qu’il est. Elle fait de Péguy ce que J. Julliard, reprenant Maurice Clavel, appelait un « journalisme transcendantal ».

Péguy espérait que l’Affaire Dreyfus, l’événement de sa vie, allait constituer un accélérateur de la propagation du socialisme. La décomposition du dreyfusisme allait finir de le convaincre que la mystique née dans l’événement finit toujours en politique. L’opposition mystique-politique que Péguy développe dans Notre Jeunesse en 1910 a fait l’objet de débats. En considérant qu’aucune mystique ne pouvait se maintenir dans son intégrité initiale, Péguy – qui évoque souvent l’idée de pureté – ferme-t-il la porte à toute action politique ? Assurément non. C. Riquier le montre bien. C’est la politique politicienne, pour user de termes communs, que Péguy refuse. Pour lui, tout compromis est compromission ce qui explique sa violence à l’égard de Jaurès. On peut voir dans l’opposition mystique-politique un appel à l’exigence. Non pas, pour reprendre la distinction de Max Weber, que l’éthique de conviction l’emporte sur l’éthique de responsabilité. Péguy écrit que « jamais la fin socialiste ne justifie les moyens politiques ». Il entend aussi être responsable et peser sur le réel mais il croit que c’est en se tenant à une certaine hauteur dans l’action, à celle des prophètes, des génies, des héros ou des saints, que l’on peut changer le monde. Cette exigence n’est sans doute pas tenable pour les hommes plus ordinaires. Comment conquérir et exercer le pouvoir ? Péguy ne répond jamais à cette question car il entend se situer sur un autre plan. D’un point de vue pratique, il nous a toujours semblé que dans l’action, il fallait entendre Péguy comme un appel à se montrer fidèle non seulement à des valeurs – en particulier celle de la justice – mais aussi à la raison, à la vérité et à la réalité. C’est sans doute aujourd’hui ce qu’on peut tirer de plus substantiel dans cette pensée au moment où le mensonge submerge la parole publique sur les réseaux, dans les médias, sur les tribunes.

On aurait aimé, avec C. Riquier, aborder ici bien d’autres points qui fondent la philosophie péguyste : l’histoire et la mémoire, le langage, le temps, la religion. Il aurait fallu aussi évoquer le dialogue que Péguy noue avec Pascal, Descartes ou Bergson. C. Riquier, spécialiste reconnu de l’œuvre de ce dernier, montre comment Péguy, qui fut si proche de lui, n’en fut ni l’élève ni le disciple mais entra en résonance avec sa philosophie pour la déployer sous d’autres horizons (p. 373 sq.). On renverra notamment aux passages consacrés à la manière dont Péguy retravaille la durée bergsonienne pour montrer comment l’histoire commune pénètre chacun d’entre nous, comment il entre dans notre durée individuelle des durées plus larges qui nous insèrent dans une temporalité, une lignée et une communauté, par un phénomène d’incorporation ou d’incarnation du temps à travers la mémoire.

Il aurait fallu aussi aborder cette capacité de Péguy à penser la pluralité des êtres et d’abord la sienne. Le recours aux pseudonymes lui permet de nouer des dialogues entre les facettes de sa personnalité et de sa pensée. Se mêlent ici philosophie de la pluralité et jeu littéraire qui n’est pas sans évoquer Pessoa et l’usage des hétéronymes. La part si personnelle que Péguy livre dans ses écrits, poétiques ou en prose, nous semble faire de son œuvre une grande création littéraire, esthétique. Et c’est cette capacité de Péguy à accorder sa singularité à des enjeux universels qui fait de lui un véritable artiste, plus encore qu’un philosophe.

À propos de : Camille Riquier, Philosophie de Péguy ou les mémoires d’un imbécile, Puf, 2017, 549 p.

par Éric Thiers, le 20 février 2019

Pour citer cet article :

Éric Thiers, « Péguy hors système », La Vie des idées , 20 février 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Peguy-hors-systeme

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Notes

[1François Fédier, « Péguy philosophe », in Camille Riquier (dir.), Charles Péguy, Paris, Ed. du Cerf, 2014 ; Philippe Grossos, Péguy philosophe, Chatou, Les éditions de la Transparence, 2005 ; Emmanuel Mounier, La pensée de Charles Péguy, Paris, Le Félin, « Les marches du temps », 2015 [1931].

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