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Recension Histoire

Une histoire des Treize en URSS

À propos de : Sophie Momzikoff-Markoff, Les hommes de Gorbatchev. Influences et réseaux (1956-1992), Éditions de la Sorbonne


par Grégory Dufaud , le 10 juin 2021


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La « Nouvelle pensée », refonte complète de la politique étrangère soviétique sous Gorbatchev, a paradoxalement précipité la chute du régime. À l’origine de cette doctrine, une génération de réformateurs qui a poli ses armes intellectuelles dès les années 1950.

La période gorbatchévienne fait l’objet d’un intérêt historiographique renouvelé [1]. Sophie Momzikoff-Markoff propose une enquête sur l’un de ses aspects les plus originaux : la « Nouvelle pensée » — les discours et les pratiques définissant la politique extérieure de Mikhaïl Gorbatchev —, dont elle s’emploie à comprendre le contenu et à retracer les origines. À partir du constat qu’un certain nombre d’idées mises en œuvre par Gorbatchev ont été formulées dès la fin des années 1960 par des hommes de son entourage, elle analyse leur parcours et leur influence depuis le début de leur carrière professionnelle dans les années 1950. Grâce à des sources riches et variées, elle suit treize personnes dont elle présente la formation, la carrière, les idées et les réseaux [2]. Elle expose alors les tensions entre les institutions qui se partagent la direction de la diplomatie soviétique (essentiellement le Département international du Parti et le ministère des Affaires étrangères, mais pas seulement) et met au jour la concurrence entre différentes factions au sommet du Parti. Cette contribution importante à l’histoire des élites politiques soviétiques est donc aussi une passionnante histoire sociale des idées et des relations internationales lors du second XXe siècle soviétique.

Organisé en huit chapitres chronologiques, le livre développe un propos orthogonal par rapport à l’historiographie pour laquelle les réformes initiées par Gorbatchev en matière de relations internationales s’expliquent soit par un basculement des représentations politiques, soit par la mauvaise situation économique du pays. Il dessine les contours d’un groupe d’individus qui sont progressivement impliqués dans tous les dossiers brûlants de la Guerre froide, à l’occasion desquels ils promeuvent une démarche pragmatique qui privilégie une résolution politique à l’usage de la force. Leurs propositions ne sont toutefois pas appliquées et c’est seulement avec Gorbatchev et la Nouvelle pensée qu’elles sortent des cercles étroits où elles étaient jusqu’alors confinées et trouvent une traduction concrète. Si l’un des intérêts de ce travail est de révéler la diversité des opinions au sommet du pouvoir, un autre est de contester l’idée d’une désidéologisation de l’entourage de Gorbatchev. Car ses conseillers – pas plus que Gorbatchev d’ailleurs – ne rejettent le marxisme-léninisme : ils en proposent tout simplement une lecture renouvelée qui doit permettre à l’Union soviétique de conserver son statut de grande puissance. C’est ce qui fait dire à S. Momzikoff-Markoff que la ligne de fracture dans les hautes sphères du pouvoir ne passe pas entre les « réformateurs » et les « conservateurs », mais entre les tenants d’une « idéologie dynamique » et ceux d’une « idéologie dogmatique ».

L’ascension d’une nouvelle élite internationale

En 1953, la mort de Staline inaugure une période — qualifiée par l’écrivain Ilia Ehrenbourg de « Dégel » — de libéralisation de la vie politique et sociale, ainsi que d’ouverture vers l’étranger. L’un de ses épisodes marquants est le XXe Congrès du Parti communiste de février 1956 lors duquel Nikita Khrouchtchev dénonce une partie des crimes staliniens, érige la « coexistence pacifique » en nouvelle doctrine de politique extérieure et défend que l’idéologie doit s’adapter aux circonstances. Ces inflexions se traduisent par l’instauration d’une coopération académique qui vise, pour les dirigeants soviétiques, à « [a]ccéder aux acquis de la science occidentale, [et à] renforcer l’aura de l’Union soviétique » (p. 35). Avec cette ligne politique, les scientifiques acquièrent un rôle d’agents informels de la politique internationale et une place d’experts auprès des responsables politiques sur les questions internationales. Pour disposer de connaissances sur les mondes étrangers, le Département international du Parti réveille le réseau des instituts spécialisés, comme en atteste la réorganisation de l’Institut de l’économie mondiale et des relations internationales (IMEMO) en 1956. Sont ainsi créés des « lieux intermédiaires » qui renforcent le lien entre savoir académique et pouvoir politique. À la faveur de ces changements, des scientifiques s’emploient à renégocier leur marge d’autonomie, tels des philosophes qui aspirent à une philosophie moins dogmatique et des physiciens qui militent pour l’interdiction de l’arme atomique.

Le Dégel consacre ainsi l’avènement de ce que S. Momzikoff-Markoff appelle l’« intelligentsia internationale du Parti ». Née entre 1920 et 1940, elle est passée par les plus prestigieuses institutions universitaires soviétiques : en particulier, l’Université d’État de Moscou (MGU) et l’Institut d’État de Moscou pour les relations internationales (MGIMO), créé en 1944 [3]. Ses membres ont une formation avancée, la plupart d’entre eux étant titulaires d’un doctorat au milieu des années 1950, et une bonne connaissance des pays étrangers, acquise notamment à l’occasion d’échanges universitaires. Leur parcours professionnel débute dans le journalisme politique, grâce auquel ils tissent des liens personnels avec le sommet du Parti, avant de se poursuivre dans les structures de son Département international. Une partie d’entre eux travaille ainsi dans la revue Problèmes de la paix et du socialisme (Problemy mira i sotsializma) qui, basée à Prague, est un « instrument visant à légitimer aussi bien intellectuellement qu’idéologiquement le tournant pris par l’URSS dans le domaine des relations internationales » (p. 70). Une autre partie rejoint les instituts académiques qui dépendent à la fois de l’Académie des sciences et du Département international. La tâche de ces institoutchniki consiste alors à produire des analyses pour les responsables du pays.

En 1964, l’éviction de Khrouchtchev puis l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle équipe dirigeante autour de Léonid Brejnev et d’Alexis Kossyguine se traduit par un durcissement idéologique et par le renouvellement des cadres de l’appareil du Parti. Ce changement ne conduit toutefois pas toujours à la promotion des individus les plus dogmatiques. Aussi des membres de l’élite internationale poursuivent-ils leur carrière au sein de l’appareil du Parti, investissant la fonction de consultants en relations internationales : inaugurée en 1955, elle est utilisée par Iouri Andropov avant qu’y recourent différents départements du Parti, dont le Département international au sein duquel les consultants forgent le discours officiel en matière de politique extérieure. Or, à l’instar des institoutchniki, ils défendent une approche idéologique souple qui s’adapte aux circonstances. Une autre faction de l’élite internationale continue, quant à elle, son ascension dans le ministère des Affaires étrangères (MID) où elle participe aux pourparlers avec les pays occidentaux au sujet de la non-prolifération nucléaire qui aboutissent à la signature du traité de 1968. Au Département international comme au MID, la nouvelle élite internationale occupe donc des postes élevés grâce auxquels elle est en contact avec l’équipe de direction du pays.

Une influence limitée

Dans les cercles du pouvoir, la concurrence que continuent à se livrer différents groupes au sujet de l’orientation idéologique est tranchée, à la suite du Printemps de Prague (1968), en faveur des partisans d’une ligne dure qui, d’après ces derniers, doit prévenir tout soubresaut politique. Les idées alternatives sont désapprouvées et leurs auteurs, sanctionnés. Alexandre Iakovlev, l’un des responsables de l’Agitprop, est ainsi éloigné au Canada où il est nommé ambassadeur en 1973. La revue Questions de philosophie (Voprosy filosofii) est accusée d’« objectivisme » en 1974 et sa direction, purgée. Si, sur le plan intérieur, les dirigeants « normalisent » le pays et promeuvent un discours néo-stalinien, ils font cependant preuve d’ouverture dans les relations internationales, avec l’approfondissement de la Détente qui culmine avec la signature de l’Acte final d’Helsinki (1975). L’élite internationale tâche alors d’utiliser le cours de la diplomatie soviétique pour imposer un nouveau discours et instiller des idées originales, sans succès. Elle joue toutefois un rôle important dans la diplomatie parallèle du Kremlin. Car, bien que regardées avec suspicion par le KGB, les opinions réformistes d’un Vadim Zagladine ou d’un Anatoli Tchernaïev du Département international ont ceci d’utile qu’elles rassurent les cercles politiques étrangers quant aux intentions soviétiques et servent la Détente.

Néanmoins, les crises (eurocommunisme, mouvement Solidarité en Pologne, et intervention afghane) auxquelles est confrontée l’Union soviétique à partir de la fin des années 1970 signalent les limites des principes au fondement de sa politique étrangère : recours à la force, souveraineté restreinte des pays du bloc socialiste (ou doctrine Brejnev) et assistance aux pays frères du tiers-monde. Pour proposer des initiatives pacifiques et relancer une Détente mal en point, les responsables du pays s’appuient sur la diplomatie parallèle. Toutefois, la défiance est telle du côté des deux grandes puissances que leurs relations ne cessent de se détériorer. Le paroxysme de la méfiance est atteint en 1983. La crainte d’une guerre imminente a pour conséquence une volonté de désescalade. Mais quand Andropov et le Politburo considèrent que seule une Union soviétique forte et autarcique est à même de négocier avec les États-Unis et ses alliés, les représentants de l’élite internationale défendent une stratégie fondée sur le dialogue et la coopération économique et scientifique. D’après eux, seul un aggiornamento idéologique peut insuffler un dynamisme nouveau au Parti communiste et à sa diplomatie. Or plusieurs d’entre eux sont proches de Gorbatchev, élu secrétaire général du Parti en mars 1985.

Une politique étrangère originale

À son arrivée au pouvoir, Gorbatchev réaffirme le contrôle du Parti sur la politique extérieure en remplaçant l’inamovible Andreï Gromyko (en poste depuis 28 ans) par Edouard Chevardnadze à la tête du MID, et sur l’armée en nommant une commission conduite par Lev Zaïkov. En outre, l’entourage de Gorbatchev développe une stratégie de communication qui le présente comme un dirigeant jeune, alerte et ouvert, dont le style tranche avec celui de ses prédécesseurs. Le premier secrétaire lance plusieurs chantiers diplomatiques : désarmer afin de donner la priorité à l’amélioration des conditions de vie de la population ; chercher une réponse politique à l’Initiative de défense stratégique (ou bouclier spatial) à laquelle Ronald Reagan est attaché ; retirer les missiles SS20 d’Europe ; et se désengager militairement d’Afghanistan. La Nouvelle pensée, qui repose sur plusieurs des idées portées de longue date par l’élite internationale, est énoncée en 1986. Prenant acte des changements survenus à l’échelle mondiale, ce « cadre idéologique » inédit édicte que l’Union soviétique doit intégrer le système international afin de participer aux règlements de problèmes globaux. La coexistence pacifique et la sécurité collective priment dorénavant sur la lutte des classes. Deux événements contribuent alors à fixer le cours de la politique extérieure soviétique : la catastrophe de Tchernobyl qui confirme l’importance d’une approche multilatérale d’un certain nombre de questions et le sommet de Reykjavik sur le désarmement qui, malgré son échec, suggère la possibilité d’un accord.

Désireux de transformer les mots en actes, Gorbatchev formule en 1987 le principe de « suffisance raisonnable » qui, désormais au fondement de la doctrine militaire soviétique, appelle non seulement à trouver une solution politique à une agression militaire, mais aussi à réduire les arsenaux. C’est ainsi que sont relancées les négociations sur la réduction nucléaire, avec une stratégie inspirée par Iakovlev. Après quelques mois et plusieurs rebondissements, le traité INF est signé en décembre. Sur les recommandations de ses conseillers, Gorbatchev réoriente la diplomatie soviétique en direction de l’Europe occidentale. Si le but est d’en faire un partenaire économique, il est également stratégique, puisqu’il s’agit d’éloigner l’Europe occidentale des États-Unis et d’obtenir son désarmement. En février, Gorbatchev annonce ainsi le projet de « Maison commune européenne » qui, dans les relations avec l’Europe occidentale, substitue la coopération à la confrontation. Pour lui, si le système international ne doit plus être un espace d’affrontement, l’Union soviétique ne doit pas moins redevenir la puissance qu’elle avait été. La priorité devant dorénavant aller aux solutions pacifiques, Gorbatchev refuse l’usage de la violence au Haut-Karabakh (où des heurts éclatent entre Arméniens et Azéris en 1988) et s’emploie à trouver un règlement diplomatique à la question afghane.

Imaginée pour relancer le projet soviétique, la Nouvelle pensée a paradoxalement pour conséquence de précipiter la chute du régime. Si on a pu expliquer l’échec du projet gorbatchévien par son caractère idéaliste, S. Momzikoff-Markoff insiste plutôt sur deux éléments. Le premier concerne les hésitations de Gorbatchev qui est dépassé par les effets de sa propre politique, tandis que la question du devenir des deux Allemagne porte atteinte à ses relations avec ses conseillers les plus jusqu’au-boutistes : désireux de tout faire pour empêcher l’avènement d’une Allemagne réunie au sein de l’OTAN, ceux-ci lui reprochent d’être trop conciliant vis-à-vis des États-Unis et de l’Europe. Le second point est l’usage de la violence dans les États baltes où l’envoi de troupes soviétiques en janvier 1991 vise à reprendre le contrôle des trois républiques qui s’étaient déclarées indépendantes quelques mois auparavant. Or Gorbatchev l’avait refusée dans les pays du bloc socialiste comme lors de la guerre du Golfe.

S. Momzikoff-Markoff fait ainsi un portrait riche de cette élite internationale dont les membres ont longtemps été cantonnés à un rôle subalterne avant de devenir les conseillers de Gorbatchev avec qui ils ont infléchi le cours de la Guerre froide. L’opposition dressée entre « idéologie dynamique » et « idéologie dogmatique » écrase peut-être un peu la diversité des opinions qu’elle a mise en avant et recoupe sans doute en partie l’antagonisme entre « réformateurs » et « conservateurs ». Elle n’en représente pas moins une interprétation stimulante qui permet de saisir les dynamiques de la diplomatie soviétique à l’époque du socialisme tardif.

Sophie Momzikoff-Markoff, Les hommes de Gorbatchev. Influences et réseaux (1956-1992), Paris, Éditions de la Sorbonne / Histoire contemporaine, 2020. 358 p., 28 €.

par Grégory Dufaud, le 10 juin 2021

Pour citer cet article :

Grégory Dufaud, « Une histoire des Treize en URSS », La Vie des idées , 10 juin 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Momzikoff-Markoff-Les-hommes-de-Gorbatchev

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Notes

[1Voir Guillaume Sauvé, Subir la victoire. Essor et chute de l’intelligentsia libérale en Russie (1987-1993), Paris, Éditions de l’EHESS, 2020 ; Archie Brown, The Human Factor. Gorbachev, Reagan, and Thatcher, and the End of the Cold War, New York, Oxford University Press, 2020.

[2Il s’agit de Gueorgui Arbatov, Oleg Bogomolov, Alexandre Bovine, Karen Broutents, Fiodor Bourlatski, Gueorgui Chakhnazarov, Ivan Frolov, Alexandre Iakovlev, Nikolaï Inozemtsev, Vadim Medvedev, Evgueni Primakov, Anatoli Tcherniaïev et Vadim Zagladine.

[3Sur le MGIMO, voir Pierre-Louis Six, « The Party Nobility : Cold War and the Shaping of an Identity at the Moscow State Institute of International Relations (1943-1991) », Thèse de doctorat, Institut universitaire européen de Florence, 2017.

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