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Recension Politique

Modernes modérés

À propos de : D. Mahoney, The Conservative Foundations of the Liberal Order, ISI Books.


par John Zvesper , le 2 septembre 2011


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Qui sont vraiment les ennemis de la démocratie libérale ? Pour Daniel Mahoney, ce sont les imprudents qui cherchent à saper les traditions politiques et culturelles de l’Occident en oubliant que ces traditions mêmes sont les fondements essentiels de la démocratie moderne.

Recensé : Daniel J. Mahoney, The Conservative Foundations of the Liberal Order : Defending Democracy Against its Modern Enemies and Immoderate Friends, ISI Books, 240 p., $26.95

Ce livre bref, d’un abord facile, a été conçu par son auteur comme « un essai savant qui reste accessible aux citoyens en tant que tels ». On y trouve des aperçus historiques très judicieux, et des commentaires brillants sur les auteurs qu’il discute, aussi bien que des détails biographiques intéressants. Son argument de base est que la démocratie libérale moderne ne peut pas survivre sans des traditions politiques et culturelles « pré-libérales » et « extra-libérales », aujourd’hui en état de siège. Une démocratie libérale, sans ces « fondations conservatrices de l’ordre libéral », ne serait pas un « ordre » durable, car une liberté sans ses fondations « conservatrices » – c’est-à-dire des hiérarchies respectables et respectées qui résistent à l’envie de tout démocratiser – est (par définition, semblerait-il) vouée à l’échec.

Dans la préface de son œuvre, Daniel Mahoney (un professeur de science politique à Assumption College dans le Massachusetts) résume sa préoccupation centrale :

« La démocratie est sujette à la corruption quand son principe – la liberté et l’égalité des êtres humains – devient un dogme irréfléchi qui érode les traditions, les institutions d’autorité, et les présupposés spirituels qui permettent aux êtres humains de mener des vies libres, civilisées, et honnêtes. » [1]

Il expose cette préoccupation plus clairement dans une interview récente au sujet de son livre :

« Il est tout à fait illusoire de penser que la liberté s’identifie au choix sans contraintes et au mépris total pour la sagesse du passé. Mon livre est un rappel que la liberté démocratique ne peut s’épanouir si elle n’admet pas volontiers la « continuité » de la civilisation, c’est-à-dire ce que la liberté dans le monde moderne doit aux présupposés classiques et chrétiens que nous sommes de plus en plus tentés de négliger. Je ne suis pas du tout un ennemi de l’ordre libéral mais j’espère aider mes contemporains à prendre conscience que ce qu’il y a du plus précieux dans la démocratie libérale repose sur certaines « fondations conservatrices » qui ne sont pas admises suffisamment par elle, et qu’elle sape activement parfois. » (The University Bookman, Winter 2011) [2]

Daniel Mahoney défend la démocratie libérale contre ses ennemis totalitaires modernes de gauche et de droite, mais aussi, de façon plus pressante et plus passionnée, contre ses amis aveugles : les imprudents qui essayent de saper les traditions politiques et culturelles (notamment religieuses) de l’Occident, en ignorant le fait que ces traditions mêmes sont les fondements essentiels de la démocratie moderne. Ces ennemis plus insidieux s’efforcent de nous libérer des contraintes de ces traditions, et sont d’autant plus dangereux qu’ils peuvent vraisemblablement se présenter comme les défenseurs les plus cohérents de la démocratie. En fait, Mahoney lui-même admet qu’ils sont effectivement plus cohérents.

Les amis immodérés de la démocratie

Ces amis « immodérés » (et faux) définissent la démocratie et la démocratisation comme une augmentation maximale de l’émancipation individuelle et de l’autonomie, et ils appliquent cette théorie abstraite de la démocratie avec une exigence destructive. Si Daniel Mahoney voit fleurir cette théorie destructrice dans tout l’Occident depuis la révolution culturelle qui a commencé dans les années 1960, il déplore également la tendance malsaine, qui remonte aussi loin qu’à Thomas Hobbes et John Locke, des penseurs libéraux à s’abstraire des héritages politiques et culturels. Une théorie abstraite – pour Daniel Mahoney comme pour Edmund Burke – est généralement une mauvaise théorie.

La première partie – le cœur théorique – de ce livre est intitulée « L’art d’aimer modérément la démocratie ». Il y est fait référence à Pierre Manent, qui se réclame du conseil qu’Alexis de Tocqueville donnait aux démocrates libéraux d’aimer la démocratie « modérément ». Ceux qui aiment la liberté avec passion – cela semble être permis – mais avec sagesse n’aimeront que modérément la démocratie. Ils seront des « libéraux tempérés » (chastened liberals). Daniel Mahoney suit le conseil de Tocqueville (et de Pierre Manent) d’adopter « une appréciation sobre et atténuée de la démocratie ». Cela signifie (1) reconnaître « les menaces que la démocratie débridée » constitue pour « la liberté et l’intégrité des êtres humains », (2) « ne jamais perdre de vue le fait que la reconnaissance de l’égalité des êtres humains ne peuvent jamais se substituer à la culture de ‘la grandeur’, ‘l’indépendance’, et ‘la qualité’ de l’âme humaine », et (3) être profondément préoccupé par le maintien « des traditions et des habitudes pré- ou extra-libérales » qui sont essentielles à la santé de la démocratie libérale, mais sont menacées par la croyance erronée dans l’autosuffisance et l’auto-souveraineté des individus, une croyance que les démocraties sont irrésistiblement tentés d’adopter.

C’est à partir de cette position que Daniel Mahoney veut que nous affrontions la théorie « radicale » ou « abstraite » de la démocratie. Cette théorie destructive est actuellement préconisée par de nombreux intellectuels (jusqu’à maintenant, de façon plus efficace en Europe qu’aux États-Unis), qui succombent à ce que Daniel Mahoney appelle dans la troisième partie de son livre « Le charme trompeur de la pure démocratie ». Cette « corruption ou radicalisation de la démocratie » est devenue prépondérante dans les années 1960 avec des défis posés par la nouvelle gauche à la démocratie libérale, dans son sens raisonnable. De nos jours, les partisans de « la pure démocratie » – une autre expression que Daniel Mahoney emprunte à Pierre Manent – sont les « amis immodérés » – en réalité les « pires ennemis » – de la démocratie.

L’importance de 1968

1968 fut un moment déterminant pour ces défenseurs de la « pure démocratie ». Pourtant, ce moment n’a pas coïncidé avec les manifestations qui se multipliaient contre les hiérarchies injustes et les actes politiques injustes dans les démocraties libérales, car dans la pratique ces manifestations avaient rarement un impact profond à l’époque, et quelques objections bien fondées aux rigidités de l’ordre social traditionnel, ainsi que certains réajustements, étaient apparus avant 1968. Le véritable tournant en 1968 est né de la manière excessive et, paradoxalement, autoritaire, dans laquelle ces objections et réajustements ont été poursuivis par la suite, et dans la radicalisation de la théorie démocratique qui a justifié ces excès pratiques. « 1968 correspond au moment où la démocratie est devenue consciemment humanitaire et post-politique et a donc rompu avec la continuité de la civilisation occidentale » [3]. L’égalité civique qui est « au cœur de la vie politique démocratique » est désormais devenue « un modèle incontesté pour toutes les relations humaines ». Par ailleurs, « le respect louable pour les réalisations des différentes cultures a donné lieu à un relativisme absolu qui nie l’idée même de jugements moraux universels et d’une nature humaine universelle. »

Avant 1968, l’ordre nouveau, la démocratie libérale, avait « coexisté sans trop de difficulté (dans la pratique) » avec l’ancien ordre, « les anciennes traditions et affirmations morales ». Il y avait néanmoins un conflit profond dans la théorie, maquillé par une alliance temporaire entre les libéraux et les conservateurs. L’opposition aux totalitarismes du vingtième siècle avait agrandi le terrain commun des libéraux (qui « avaient redécouvert la loi morale au cœur de la civilisation occidentale ») et des conservateurs (« les ecclésiastiques avaient redécouvert les vertus du constitutionnalisme libéral »). Mais « 1968 brisa ce consensus antitotalitaire et donna naissance à la ‘démocratie postmoderne’ ». Plus précisément : « 1968 a joué un rôle central, à la fois comme cause et comme effet », dans la « réduction d’une vaste tradition de liberté à une idée de démocratie attachée à un principe unique : la maximisation de l’autonomie individuelle et du consentement » [4]. De là Daniel Mahoney conclut qu’une des leçons importantes de 1968 est que « l’idée de démocratie n’est jamais suffisante en soi », et qu’en tant que « pure abstraction ou idéologie, la démocratie risque de devenir un ennemi mortel de l’autogouvernement... et de la liberté et de la dignité des êtres humains » [5].

Daniel Mahoney convoque de nombreux penseurs et hommes d’État européens et, pour quelques-uns, américains pour définir et défendre la démocratie libérale moderne. Sur la couverture du livre figurent les portraits de quatre de ses héros : Burke, Winston S. Churchill, Tocqueville, et Alexandre Soljenitsyne. Dans le livre, on rencontre Burke et « son éloge de la tradition et de la raison pratique » contre les abstractions idéologiques, certaines considérations de Churchill sur les limitations de la démocratie et les dangers de la société de masse, de Soljenitsyne sur la fragilité des principes des Lumières du libéralisme moderne et les insuffisances de « l’humanisme anthropocentrique », de Michael Burleigh sur le terrorisme, de Raymond Aron sur le totalitarisme et le conservatisme, et bien sûr de Tocqueville sur pratiquement tout.

L’héritage des pères fondateurs américains

Lorsque l’auteur aborde brièvement (en moins de trois pages) les pères fondateurs américains, c’est surtout pour avancer l’idée que « leur œuvre s’est avérée plus solide encore qu’eux-mêmes ne l’avaient espéré » (they « built better than they knew »), car leur pensée « supposait un ‘méli-mélo anthropologique’ [une citation de Walker Percy] qui s’est inspiré çà et là de la sagesse classique et chrétienne d’une part, et des assertions des Lumières de l’autre ». Il s’agissait, certes, d’une « tension féconde », mais c’était aussi « un mélange instable qui allait probablement décliner avec le temps ». Il n’est pas précisé pourquoi.

Il affirme donc que « la dimension concrète de la contribution des pères fondateurs a été à certains égards plus grande que leur théorie ». Par conséquent, Daniel Mahoney suggère que nous devrions « rester fidèle au ‘génie’ de la fondation mais dépasser l’horizon restreint de la théorie des fondateurs », tout particulièrement lorsqu’il s’agit de s’opposer « aux revendications obstinées en faveur de l’autonomie des hommes ». Il se plaint que leur approbation de la théorie du contrat social ne valait pas l’approche plus historique et sociologique de Tocqueville, et qu’ils n’ont visiblement pas eu, contrairement à lui, conscience du danger d’appliquer cette théorie abstraite à « tous les aspects de la vie humaine ».

D’après Daniel Mahoney, le génie des fondateurs ne résidait pas tant dans leur théorie politique que dans la raison pratique qui leur dictait (contrairement à certains des dirigeants de la Révolution française) de ne pas partir de zéro, et à respecter comme un donné historique « la constitution non-écrite, ou ‘providentielle’, des États-Unis » ; à savoir « les habitudes et les mœurs du peuple américain si éloquemment décrites par John Jay dans The Federalist 2. » Autant pour la science politique ‘améliorée’ de Publius ! Par conséquent, avec l’aide de Tocqueville et d’autres, « il nous faut aujourd’hui théoriser la raison pratique [des pères fondateurs] et de transcender ainsi les limites de certaines des hypothèses et présupposés de leur théorie ».

Daniel Mahoney ne trouve pas que le mélange par les pères fondateurs de l’ancien et du moderne est un modèle de continuité de la civilisation occidentale. Pourquoi ? Pourquoi n’y voit-il qu’un méli-mélo instable ? Peut-être parce qu’il ne parvient pas à tenir pleinement compte des différences profondes entre les modernes radicaux, précurseurs du nihilisme (Hobbes, Rousseau, et Hegel étant à la pointe), et les modernes modérés (par exemple, Locke, Montesquieu, James Madison [Publius pseudonyme], et John Stuart Mill), ces derniers voyant beaucoup moins d’opposition entre la nature et l’humanité. (Par exemple, contrairement aux pères fondateurs, Daniel Mahoney fait souvent référence aux théories politiques de Hobbes et de Locke, comme s’ils nous apprenaient fondamentalement la même chose). Bien que l’auteur remarque que le siècle des Lumières était « moins uniforme » que Soljenitsyne le suggère (« tous ses courants n’ont pas cédé au fanatisme athée »), l’exemple singulier de l’auteur d’un « engagement radical pour la ‘libération’ » correspond à la dénonciation par Thomas Jefferson de « l’ignorance et [de] la superstition monacale » (the « monkish ignorance and superstition ») qui avaient servis à la défense de gouvernements oppressifs. Ou alors Daniel Mahoney est bien conscient de la profondeur et de l’importance de la distinction entre modernes radicaux et modernes modérés, mais craint tout simplement que les modérés sont moins viables que les radicaux, et donc que nous avons besoin de favoriser l’influence de la culture traditionnelle et de la religion – c’est-à-dire, pour Daniel Mahoney, du christianisme – afin de lutter contre le puissant attrait des radicaux.

Quoi qu’il en soit, il est clair que les inconvénients politiques de la démocratie n’étaient pas ignorés des pères fondateurs, dont les écrits regorgent d’avertissements à leur sujet. Par ailleurs, les excès sociaux et intellectuels de la démocratie – tels qu’on les trouve dans les dialogues de Platon et les pièces d’Aristophane – n’eurent pas à attendre les brillantes analyses de Tocqueville pour être identifiés.

En tant que bons modernes modérés, les pères fondateurs auraient sûrement rejoint l’excellente observation de Daniel Mahoney au sujet de la question majeure de la politique libérale démocratique : « La loi ne peut pas se prononcer de façon totalement ‘neutre’ sur ce qu’est une bonne vie – sur les fins et les buts de la vie humaine – sans finalement subvertir l’idée de noblesse humaine et les fondements moraux de la liberté elle-même ». Or, la génération des pères fondateurs – et les générations suivantes encore plus – a trouvé dans l’insistance moderne sur l’égalité naturelle des êtres humains (même si elle est, comme Abraham Lincoln l’a observé, « une vérité abstraite ») la base d’une éthique qui respecte les hiérarchies respectables, sans avoir besoin de recourir à l’héritage pré- ou extra-libéral autant que ne le prétend le professeur Mahoney. Ceci peut aider à expliquer pourquoi, comme il le remarque, l’hyper-démocratisation a touché l’Europe plus que les États-Unis – et cela malgré que l’Europe ait plus de survivances de l’Ancien Régime. Pourquoi devrait-il être plus efficace d’essayer de stimuler les forces pré-libérales ou extra-démocratiques aux États-Unis, que de cultiver l’éthique libérale démocratique des Américains en théorie et en pratique ?

Initialement publié en anglais dans Books & Ideas et dans la Claremont Review of Books (Summer 2011).

par John Zvesper, le 2 septembre 2011

Pour citer cet article :

John Zvesper, « Modernes modérés », La Vie des idées , 2 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Modernes-moderes

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Notes

[1Democracy is prone to corruption when its principle—the liberty and equality of human beings—becomes an unreflective dogma eroding the traditions, authoritative institutions, and spiritual presuppositions that allow human beings to live free, civilized, and decent lives.

[2It is a great illusion to think that liberty is identical with unencumbered choice and a reckless disregard for the wisdom of the past. The book is a reminder that democratic liberty can only flourish when it freely acknowledges the “continuity” of civilization—the debt of liberty in the modern world to classical and Christian presuppositions that we are increasingly tempted to disregard. I am in no way an enemy of the liberal order. But I hope to make my contemporaries more aware of the dependence of what is most valuable in liberal democracy on ‘conservative foundations’ that it doesn’t sufficiently acknowledge and sometimes actively undermines.”

[3Nineteen sixty-eight was the moment when democracy became self-consciously humanitarian and postpolitical and therefore broke with the continuity of Western civilization.

[4Nineteen sixty-eight played a central role, as both cause and effect,” in the “reduction of a capacious tradition of liberty to an idea of democracy committed to a single principle : the maximization of individual autonomy and consent.”

[5a laudable respect for the accomplishments of different cultures has given way to an absolute relativism that denies the very idea of universal moral judgments and a universal human nature.

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