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Mauvais livres

À propos de : Jennifer Tsien, Le Mauvais Goût des autres. Le jugement littéraire dans la France du XVIIIe siècle, Hermann


par Myrtille Méricam-Bourdet , le 25 juillet 2018


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Quels ouvrages les lecteurs du siècle des Lumières appréciaient-ils ? Certains de ceux qu’ils condamnaient pour des raisons esthétiques ou morales méritent-ils d’être redécouverts ? Que doit notre goût littéraire aux classiques ? Autant de questions qu’aborde cet essai séduisant, mais inabouti, récemment traduit en français.

Initialement publiée en anglais en 2011 par une universitaire états-unienne spécialiste de la littérature française du XVIIIe siècle, cette synthèse sur la question du jugement littéraire envisagé au prisme du mauvais goût complète, grâce à sa traduction française, un ensemble de travaux récents relatifs à la notion de goût à l’âge classique : Vices de style et défauts esthétiques : XVIe-XVIIIe siècles, sous la direction de Carine Barbafieri et Jean-Yves Vialleton (Garnier, 2017), et surtout L’Invention du mauvais goût à l’âge classique (XVIIe-XVIIIe siècles) sous la direction de la même Carine Barbafieri — inspiratrice de ce projet de traduction — et de Jean-Christophe Abramovici (Peeters, 2013).

Ce dernier ouvrage collectif, tout en se concentrant sur les questions d’esthétique littéraire, envisageait aussi le goût dans le domaine culinaire d’où la notion est originaire. Uniquement consacré au champ littéraire, le livre de Jennifer Tsien entend montrer comment la notion, telle qu’elle se trouve mobilisée par certains penseurs et écrivains du XVIIIe siècle, tente de conjurer une idée de la littérature jugée par eux inacceptable. Elle expose donc comment un certain XVIIIe siècle, dans lequel nous retrouvons essentiellement les auteurs considérés comme « majeurs » (Voltaire, Montesquieu, Diderot) — en plus de quelques théoriciens connus des seuls spécialistes —, est parvenu à imposer des canons littéraires passés à la postérité, et à nous faire oublier des pans entiers de la production littéraire de l’époque. En retraçant les grandes lignes des critiques de mauvais goût adressées aux uns et aux autres, Jennifer Tsien définit en creux ce qui relevait du bon goût pour l’époque, mais donne aussi à voir ce qui se lisait concrètement durant le siècle des Lumières. Au-delà de la seule théorisation de cette notion de goût, l’ouvrage permet donc d’envisager de manière large la production du siècle en se dégageant des a priori esthétiques qui pour une partie d’entre eux ont été construits par les contemporains eux-mêmes.

Tout écrire, tout lire ?

Avant d’envisager de manière détaillée les critères permettant de reconnaître, pour mieux le stigmatiser, ce mauvais goût, l’auteur étudie dans deux chapitres plus généraux la multiplication des ouvrages à l’âge classique et les débats qui en découlent quant à la qualité des livres, mais aussi de ceux qui les écrivent (chap. 1 « Trop de livres »). Dans ces débats, la définition du mauvais goût — et par conséquent la question purement esthétique — va jouer un rôle central (chap. 2 « Qu’est-ce que le bon goût ? »). Jennifer Tsien évite partiellement l’écueil qui consisterait à proposer en quelques pages un aperçu trop lacunaire et général pour être pertinent en choisissant de mettre en avant des textes méconnus, qui permettent d’aborder d’une façon originale certaines des questions posées. La prolifération des livres et la motivation mercenaire qui peut animer certains auteurs, la question de la qualité des textes et celle de la légitimité de l’acte même d’écrire, sont ainsi envisagées par le prisme de la « bibliomanie » et de l’essai de l’académicien lyonnais Louis Bollioud-Mermet sur le sujet(1761). Pour le reste, le lecteur trouvera des éléments de rappel généraux sur les principales théories esthétiques qui s’affrontent dans le courant du XVIIIe siècle : les systèmes presque mathématiques de Crousaz et d’André, la norme idéalisée de la « belle nature » selon Batteux, et les théories davantage fondées sur la sensibilité de Dubos, Montesquieu, Voltaire ou Diderot. L’ensemble est associé à de nombreuses références bibliographiques critiques.

Des classiques autocentrés ?

La suite de l’ouvrage explore de manière plus intéressante différents critères du mauvais goût tel que l’ont essentiellement théorisé les philosophes des Lumières, et en particulier Voltaire, sur lequel l’auteure s’appuie fréquemment. Avec la catégorie de « barbare » (chapitre 3), Jennifer Tsien souligne la façon dont le bon goût se construit en réaction contre un certain passé, globalement associé à un long Moyen Âge, que l’on prolonge jusqu’au XVIe siècle et dont le contenu historique demeure en en réalité très flou. L’auteure montre la condamnation dont les littératures étrangères font l’objet : J. Tsien se concentre sur la question du style oriental, mais il aurait été possible de mener le même questionnement à partir du théâtre anglais, par exemple, et notamment de la tragédie shakespearienne, dont Voltaire chercha à s’inspirer avant de la condamner pour sa barbarie et son opposition au bon goût classique français. On regrettera cependant que, sur cette question du goût oriental, l’auteure n’ait pas suffisamment tenu compte de l’enjeu polémique qui sous-tend bien des remarques ou reprises parodiques, le recours au style oriental étant en effet d’abord un masque pour s’attaquer au style biblique. Avant de parler du « contenu fantastique » (fantaisiste, plutôt ?) de certaines des Lettres persanes (p. 169) qui offenseraient le bon sens : il faudrait rappeler qu’elles ont la Bible en ligne de mire. Au delà des considérations sur le goût, c’est la polémique religieuse qui guide l’écriture, et ne la mentionner qu’en dernier ressort fait perdre le sens de l’entreprise.

De l’ordre et du sens

Le XVIIIe siècle goûte les énigmes et autres logogriphes [1], dont les lecteurs des journaux de l’époque étaient friands. Le thème de l’incompréhensible met en effet l’auteur sur le chemin du « style énigmatique », qui l’emmène assez loin des énigmes et autres divertissements mondains fournis dans les périodiques. À partir de questions de style et de rhétorique (relatives par exemple à la place et à la pertinence des images dans le discours), l’auteure en vient à examiner des problèmes de fond liés en particulier au statut (et à la réalité) d’une parole divine et aux questions philosophiques des possibilités d’intellection humaines, mais aussi de la nature du langage et de l’écriture, à un moment où le déchiffrement des écritures figuratives comme les hiéroglyphes constitue encore une « énigme ».

Tandis que l’obscurité des énigmes s’oppose à la clarté du style, la notion de désordre va quant à elle à l’encontre de l’autre grand impératif classique. L’auteure esquisse quelques pistes sur ce sujet : se côtoient et s’entremêlent ainsi des remarques théoriques sur les principes généraux de construction des textes de fiction – de Montesquieu à Diderot (p. 232-234) – ou des journaux (p. 249-252), d’autres sur les différences de créativité entre les sexes (p. 236-237, p. 244-245), mais aussi des considérations générales sur la mutation des critères esthétiques en raison de la professionnalisation croissante des écrivains au cours du siècle (p. 241-242), qui s’opposerait à la pratique mondaine qui avait jusqu’alors régné.

Si l’ouvrage mobilise donc un certain nombre d’éléments de réflexion sur la question du goût en France au XVIIIe siècle, on regrettera les limites atteintes par la contextualisation souvent trop rapide des textes, voire par une méconnaissance des corpus qui sont souvent cités de manière peu rigoureuse, voire naïve. L’auteur remarque ainsi que la numérotation de l’édition des Lettres persanes qu’elle cite diffère « des autres éditions » (p. 167) : c’est ne pas savoir (ou s’apercevoir sans en comprendre les raisons) que l’édition posthume de 1758, reprise par l’immense majorité des éditions de poche, comporte en effet des ajouts qui complètent la première édition de 1721, d’où le décalage dans la numérotation. Les textes de Voltaire sont cités tantôt dans l’édition critique récente et savante des Œuvres complètes publiées par la Voltaire Foundation (non répertoriée d’ailleurs dans la bibliographie finale !), tantôt dans l’édition dépassée de Louis Moland qui date du XIXe siècle, sans que le lecteur puisse in fine savoir de quelle édition il s’agit dans les notes de bas de page, quand les références ne sont pas manifestement fantaisistes (p. 106 : le Dictionnaire philosophique ne se trouve pas dans le volume 17 des Œuvres complètes de la Voltaire Foundation, etc.). Il aurait été souhaitable que l’entreprise de traduction du texte s’accompagne d’une vérification systématique de ces références.

L’ouvrage constitue donc une porte d’entrée assez divertissante et parfois stimulante à la littérature du XVIIIe siècle et surtout à ses à-côtés oubliés par le canon littéraire, tel que l’ont eux-mêmes en partie constitué les écrivains du siècle. Mais il aurait demandé davantage de rigueur scientifique pour constituer une référence en la matière.

Recensé : Jennifer Tsien, Le Mauvais Goût des autres. Le jugement littéraire dans la France du XVIIIe siècle, Paris, Hermann, 2017, 288 p., 27 €

par Myrtille Méricam-Bourdet, le 25 juillet 2018

Pour citer cet article :

Myrtille Méricam-Bourdet, « Mauvais livres », La Vie des idées , 25 juillet 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Mauvais-livres

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Notes

[1« LOGOGRIPHE. s.m. Sorte d’énigme qui consiste à prendre en différents sens les différentes parties d’un mot » (Dictionnaire de l’Académie, éd. 1762). Par exemple : « Je suis fort triste avec ma tête / Et souvent fort gai sans ma tête / Je te détruis avec ma tête / Et je te nourris sans ma tête / On me fait tous les jours sans tête / Et quelquefois avec ma tête ». Réponse : trépas et repas.

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