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Essai Société

Dossier : La ville autosuffisante

Les villes : parasites ou gisements de ressources ?


par Sabine Barles , le 25 mai 2010


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Les villes consomment et transforment des flux considérables d’énergies et de matières. Comment leur « métabolisme » peut-il contribuer à leur durabilité ? Sabine Barles revient sur les contradictions de l’autosuffisance urbaine en s’intéressant à la question des ressources et des déchets en milieu urbain. Explorant les moyens d’une maîtrise des ressources dans une perspective de développement endogène, elle esquisse les voies d’une dématérialisation des sociétés.

La durabilité implique-t-elle l’autosuffisance urbaine ? Et si oui, un tel objectif est-il envisageable ? C’est cette double question qui sera abordée ici, au prisme de l’écologie territoriale et du métabolisme urbain. Autant l’écrire tout de suite, la réponse sera deux fois non – du moins si l’on considère l’autosuffisance urbaine dans une acception stricte, ce qui ne signifie pas pour autant que la problématique de l’autosuffisance urbaine soit vaine.

L’approche ici proposée vise à comprendre la manière dont les villes consomment et transforment énergie et matières, dont elles mobilisent et modifient, par l’usage qu’elles en font, les ressources de la biosphère. Le métabolisme urbain – avec toute la prudence que requiert cette analogie organiciste – contribue à caractériser les interactions entre sociétés et nature : de combien d’énergie a besoin une ville pour assurer l’ensemble de ses activités ? De combien de matières – eau, aliments, produits finis, etc. ? Que deviennent ces flux une fois qu’ils sont entrés dans les sociétés urbaines, puis qu’ils y ont été utilisés et transformés ? Sous quelle forme sont-ils éventuellement rendus à la nature ? Quelles en sont les conséquences ? L’écologie territoriale quant à elle vise à inscrire le métabolisme urbain dans un cadre spatial et social : les flux de matière et d’énergie mis en jeu par une ville résultent de choix politiques, économiques, sociaux et techniques ; ils reflètent non seulement les processus caractéristiques de la biosphère mais aussi le fonctionnement des sociétés et ne sauraient être analysés sans la prise en compte de celui-ci. Ces flux lient les espaces urbains à d’autres territoires qui les approvisionnent ou reçoivent leurs excreta, si bien que l’empreinte environnementale d’une ville donnée peut se situer très loin de ses limites.

Des villes insoutenables ?

Du point de vue énergétique et matériel, les villes contemporaines paraissent insoutenables. Il y a à cela deux grandes raisons : la très forte pression qu’elles exercent sur les ressources naturelles d’une part, les quantités considérables d’émissions de toute nature qu’elles engendrent d’autre part. Généralement traitées de façon indépendante et sectorielle, elles constituent en réalité les deux faces d’une même médaille : les villes consomment de grandes quantités de matières et d’énergie, qu’elles rendent à la nature sous diverses formes – déchets solides, eaux usées, boues d’épuration, émissions atmosphériques. Elles contribuent ainsi non seulement à l’intensification des flux de matières, c’est-à-dire à l’augmentation des quantités de matières mises en circulation par le biais du prélèvement de ressources naturelles, mais aussi à leur linéarisation, les matières une fois consommées étant rarement restituées au milieu dans lequel elles ont été prélevées, ou restituées sous une forme peu compatible avec le milieu.

Linéarisation et intensification des flux de matières expliquent l’essentiel des problèmes environnementaux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés à diverses échelles : épuisement des ressources, dégradation des écosystèmes et des conditions d’habitabilité urbaine, changement climatique. Elles se traduisent par une ouverture des cycles biogéochimiques [1] (qui, par conséquent, ne bouclent plus) et des dysfonctionnements environnementaux résultant soit de l’épuisement à l’amont de la ressource utilisée, soit de l’accumulation à l’aval des matières qui en sont issues, soit des deux. Par exemple l’utilisation de combustibles fossiles se traduit par l’extraction des entrailles de la terre de grandes quantités de carbone (sous forme de charbon ou d’hydrocarbures), carbone qui finira dans l’atmosphère une fois le processus de combustion achevé, y provoquant une accumulation de cet élément avec les conséquences que l’on sait en termes de changement climatique. De la même façon, l’azote extrait de l’air pour la fabrication des engrais finira pour partie dans l’eau et les sols, avec notamment pour effets, ici un déficit en oxygène de l’eau, là un excès de nitrates. Les métaux lourds extraits du sous-sol sont eux aussi dispersés dans les différents compartiments de l’environnement, provoquant la contamination des eaux, des sols, de l’air, de la chaîne alimentaire. On pourrait ainsi multiplier les exemples. Le rôle des villes dans ces processus est fondamental, compte tenu de leur importante population (plus de la moitié à l’échelle planétaire, près des quatre cinquième pour la France).

Les contradictions de l’autosuffisance urbaine

Dans cette perspective, la question de l’autosuffisance urbaine soulève d’abord quelques contradictions manifestes. En effet, pour qu’une ville soit autosuffisante, il faudrait qu’elle tire l’ensemble des ressources dont elle a besoin de son propre territoire, ressources qui devraient être, autant que faire se peut, renouvelables ; il faudrait aussi qu’elle gère ses excreta de façon à boucler localement les cycles biogéochimiques. Or, qui dit ressource renouvelable dit souvent ressource surfacique, c’est-à-dire dont la production est le résultat direct de la surface qui lui est dévolue. En effet, les ressources dites renouvelables sont de fait limitées par la capacité de la biosphère à les produire (elles ne sont donc pas inépuisables), celle-ci résultant dans la plupart des cas du rayonnement solaire dont la mobilisation est ultimement limitée par la surface qui le reçoit. C’est par exemple le cas de la production agricole (et la durabilité conduit à favoriser une agriculture raisonnée voire biologique, donc à des rendements plus faibles que ceux de l’agriculture industrielle) ou de celle d’agrocarburants qui passent par la photosynthèse, ou directement de la production d’énergie solaire. Ceci constitue le premier obstacle à l’autosuffisance : il faudrait disposer d’immenses surfaces (par comparaison à la surface occupée par les espaces urbains) pour y parvenir, ce qui contredit dans une certaine mesure la notion même de ville [2].

Cette contradiction partielle peut être dépassée si l’on considère que la proximité physique n’est plus la condition sine qua non de la proximité sociale ou économique – ce qui explique pourquoi la définition de la ville basée sur la continuité du bâti semble de plus en plus caduque. Néanmoins l’expérience montre que, malgré le développement des techniques de télécommunications, la rencontre physique est souvent nécessaire entre personnes ayant à échanger, quelles que soient les motivations de cet échange ; en outre, les choses matérielles doivent bien être transportées d’un endroit à l’autre si elles doivent rejoindre leur destinataire. Une ville qui serait suffisamment étendue pour produire ses propres ressources serait donc le siège de déplacements de longue portée, contraires à ce que l’on peut attendre d’une ville économe en énergie. En outre, cette ville autosuffisante devrait aussi disposer de la main d’œuvre et des structures nécessaires à l’exploitation de ces ressources, ce qui est contradictoire avec la conception de la ville comme un lieu d’échange plus que de production.

Ces quelques arguments fournissent des éléments de réponse à la seconde partie de la question initiale : il existe une contradiction intrinsèque entre ville et autosuffisance. C’est la raison pour laquelle au cours du second XXe siècle les villes ont été qualifiées par les écologues (Eugene Odum [3] en premier lieu) de systèmes hétérotrophes [4], voire d’écosystèmes parasites, puisqu’elles sont entièrement dépendantes de l’extérieur pour leur approvisionnement et la gestion de leurs excreta. Dans cette lignée, la dénonciation du caractère nuisible des villes a durablement marqué l’écologie urbaine [5] et très probablement freiné l’identification de leur contribution potentielle au développement durable dans sa dimension environnementale.

Les villes peuvent-elles devenir un pivot de l’autosuffisance ?

Ceci étant posé, comment le métabolisme urbain pourrait-il être plus conforme aux objectifs du développement durable ? Une première piste de réflexion consiste à ne plus considérer les villes comme des parasites insoutenables, mais comme des gisements de ressources énergétiques et matérielles valorisables, et à mesurer la contribution d’une telle valorisation à la dématérialisation des sociétés (au sens de la consommation moindre de matières). La gestion des excreta repose aujourd’hui sur l’utilisation de techniques dites end-of-pipe (de bout de tuyau) [6] qui s’avèrent peu efficaces. À titre d’exemple, l’agglomération parisienne consomme aujourd’hui, toutes matières confondues (mais eau exceptée) et pour l’ensemble de ses activités, 11 t/hab/an (Paris et petite couronne) ; elle rejette 6 t/hab/an de déchets solides, liquides et gazeux : plus de la moitié. Il faudrait donc identifier, parmi eux, ceux qui pourraient constituer non plus des déchets mais des matières premières [7] dont la valorisation permettrait de diminuer non seulement les rejets mais aussi la pression sur les ressources. La consommation nette de matériaux de construction est ainsi de 2,6 t/hab/an dans la région Île-de-France qui en importe 1,5 t/hab/an des régions voisines et en met autant en décharge chaque année. Dans l’absolu, le recyclage [8] permettrait non seulement la suppression de décharges avec leur cortège de nuisances, mais aussi l’économie des importations et de leurs conséquences environnementales : multiplication des carrières, émissions dues au transport sur de longues distances. Il y aurait là une véritable contribution à la dématérialisation puisque le recyclage permettrait d’éviter l’extraction de matériaux neufs.

Cet exemple pourrait être rapproché de la notion d’autosuffisance, puisque dans ce cas détruire la ville construit la ville ; mais il est certain que recycler ne suffit pas. Il est aussi nécessaire de consommer moins, qu’il s’agisse de matières neuves ou de matières renouvelées. Si nous poursuivons avec les matériaux de construction, nous pouvons observer que même un recyclage complet n’épargnerait pas totalement la ressource. Une analyse plus fine nous montre que leur consommation est essentiellement le fait de la grande couronne où l’on ne construit pas beaucoup plus qu’ailleurs dans la région Île-de-France, mais où l’urbanisation diffuse entraîne des besoins d’infrastructures (voirie, réseaux, équipements divers) tels qu’ils font exploser la consommation de matériaux de construction. Dématérialiser signifie aussi penser l’urbanisation – on le sait déjà pour l’énergie – et implique de fait, et de plus, les modes de vie [9].

En outre, la généralisation de cette approche implique de réévaluer les synergies potentielles entre ville, industrie et agriculture. Au XIXe siècle, la ville était considérée comme un gisement d’engrais et l’on se battait pour récupérer ces « matières dont les villes doivent compte à la terre » [10], urines et excréments humains et animaux, co-produits de boucheries, boues de rue, coquilles d’huîtres, chiffons de laine, vieilles chaussures ; au même moment, du chiffon d’origine végétale naissait le papier, du vieux papier le carton, des boîtes de conserve les jouets, des os le charbon animal : toutes matières qui sont aujourd’hui devenues des déchets et contribuent à la dégradation des écosystèmes. La gestion plus durable des flux d’énergie et de matières est en effet rendue difficile par la complexité et le cloisonnement existant entre les parties prenantes potentielles. Ceux qui approvisionnent les villes ne sont pas ceux qui en gèrent les excreta et les uns ignorent généralement tout des autres, si bien qu’il n’existe pas à proprement parler de gouvernance des flux ; en inventer les modalités constitue l’un des enjeux majeurs du développement durable. La difficulté en est renforcée parce qu’il n’y a pas coïncidence entre l’aire d’approvisionnement d’une ville – généralement très vaste et très morcelée, internationale sinon planétaire – et son aire d’émission – plus concentrée, régionale dans le cas de l’agglomération parisienne –, si bien que les matières premières secondaires qu’elle serait susceptible de fournir sont loin des industries qui pourraient les employer, ce qui en réduit d’autant l’intérêt : le rapprochement de la production et de la consommation ne se limite ainsi pas à une affaire de transport.

Enfin, une pensée de la ville et de ses consommations énergétiques et matérielles ne doit pas s’arrêter au territoire urbain. Les villes concentrent des matières et des énergies dont la production a nécessité des ressources en quantités très supérieures à celles qui sont finalement contenues dans les produits que les villes importent et a engendré la production de déchets en quantités elles aussi importantes : ces flux indirects, ces empreintes environnementales ne peuvent être négligées. En tant que consommatrices de ces produits, les villes disposent d’un levier d’action très puissant sur ce qui se passe ailleurs. Encore faut-il qu’elles veuillent – et puissent – s’en servir. La question de l’autosuffisance est donc essentielle dans la perspective du développement durable, mais elle doit aussi être examinée à d’autres échelles que la seule échelle urbaine, et de façon systémique en analysant les relations que les villes entretiennent avec les territoires dont elles dépendent et qui dépendent d’elles.

par Sabine Barles, le 25 mai 2010

Pour citer cet article :

Sabine Barles, « Les villes : parasites ou gisements de ressources ? », La Vie des idées , 25 mai 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Les-villes-parasites-ou-gisements

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Notes

[1Les cycles biogéochimiques désignent les processus de transformation et de transport des éléments ou composés chimiques entre terre, eau et air.

[2Paul Waggoner s’est livré à quelques calculs qui illustrent très bien ce fait – bien que je ne partage pas ses conclusions. P. E. Waggoner, « How can EcoCity get its food ? », Technology in Society 28, 2006, p. 183-193.

[3E. P. Odum, Ecology : the link between the natural and the social sciences. 2d ed. New York : Holt, Reinhart & Winston, 1975 ; Odum, Ecology and our endangered life-support systems. Sunderland, Sinauer Associated Inc. Pub., 1989.

[4Stricto sensu, un organisme hétérotrophe se nourrit de substances organiques dont il ne peut lui-même effectuer la synthèse.

[5Dans ce cas, en tant qu’écologie de la ville et non écologie dans la ville.

[6Très bien illustré par la gestion des eaux usées, spécialement au XXe siècle : des impératifs de salubrité conduisent à leur collecte dans un réseau d’égout qui se déverse dans le milieu aquatique ; ceci règle le problème de la salubrité urbaine, mais entraîne la dégradation de la ressource en eau et la difficulté de l’approvisionnement urbain. Une station d’épuration est construite ; la qualité de la ressource est améliorée, mais un sous-produit est engendré : la boue d’épuration. La qualité des boues rend leur épandage risqué : une usine de traitement des boues est mise en place. Les émissions atmosphériques dues au traitement des eaux et des boues provoquent des nuisances : on traite aussi les rejets gazeux. In fine, on a multiplié les équipements – engendrant à chaque fois de nouveaux sous-produits et externalités négatives – et augmenté le coût de traitement, pour des résultats souvent médiocres (faibles rendements d’épuration notamment).

[7Sachant que le recyclage est aujourd’hui inférieur à 1 t/hab/an, en sus des 6 t/hab/an mentionnées ci-dessus.

[8Il est évident qu’il ne pourrait être total.

[9Voir à ce sujet : M. Dobré, S. Juan (eds.), Consommer autrement : la réforme écologique des modes de vie, Paris, L’Harmattan (coll. « Sociologie et environnement »), 2009.

[10J. B. Dumas, « Rapport conclusif » (faux titre), in : Commission des engrais, Enquête sur les engrais industriels, Paris, vol. 2, 1866, p. xxxi.

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