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Recension Histoire

Les usages politiques du droit

À propos de : Liora Israël, À la gauche du droit. Mobilisations politiques du droit et de la justice en France (1968-1981), EHESS


par Pierre Auriel , le 24 février 2021


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Des procès de Bobigny à l’Affaire du siècle, le droit peut-il constituer un instrument politique efficace pour les luttes sociales ? À rebours de l’image d’un droit foncièrement conservateur, la sociologue L. Israël revient sur les usages stratégiques du droit par la gauche française de l’après-68.

Depuis plusieurs années, Liora Israël, directrice d’étude à l’École des hautes études en sciences sociales, sociologue du droit et de la justice, mène des travaux sur les usages stratégiques et politiques du droit. Dans L’Arme du droit, dont la première édition est parue en 2009, l’auteure exposait comment le droit pouvait être un des outils à la disposition de ceux qui entendent résoudre une injustice [1]. Ainsi, la contestation de la discrimination raciale aux États-Unis, la défense des Palestiniens face à l’occupation israélienne, les campagnes en faveur de la protection de l’environnement en Europe depuis, notamment, les affaires Urgenda aux Pays-Bas ou les luttes relatives au droit de l’avortement, se déroulent au moins en partie dans des arènes judiciaires. À la gauche du droit complète cette synthèse en analysant, dans le détail, les mobilisations du droit par les mouvements politiques de gauche entre 1968 et 1981. Au moyen d’études thématiques portant sur différents groupes de juristes – les étudiants, les chercheurs, les avocats, les magistrats, le GISTI, etc. –, l’auteure étudie les usages du droit pour défendre le droit à l’avortement, les droits des étrangers ou assurer la défense de militants de gauche. Elle parvient ainsi à montrer l’émergence d’une conception particulière du droit et une réflexion sur les pratiques professionnelles des juristes lors de cette période charnière pour la gauche française.

Une conception particulière du droit

L. Israël s’intéresse à ce qu’elle nomme « la gauche du droit » c’est-à-dire les « juristes et non juristes se revendiquant de la gauche ou de l’extrême gauche » (p. 19) qui contestèrent la dimension conservatrice du droit pour en faire le vecteur « de causes ouvertement progressistes, voire radicales » (p. 20). Cette définition est assez floue et en grande partie négative. Pour l’essentiel, les juristes de gauche semblent être ceux qui ne se reconnaissaient pas dans les valeurs dominantes de leur ordre professionnel, sans que cela suffise à identifier un groupe homogène ou même clairement défini. Les études de L. Israël portent plutôt sur une constellation d’individus et de mouvements plus ou moins liés. Pour ces personnes et ces groupes, « le droit [n’est pas] seulement la langue de l’État ou des dominants : il peut être parlé par d’autres et contraindre ceux qui prétendent en être les garants à y répondre » (p. 25). Le droit peut devenir le vecteur de la dénonciation et de la correction d’injustices. En particulier, parce que les institutions judiciaires sont tenues « d’entendre toutes les réclamations et de donner les raisons de leurs décisions », elles sont perçues comme un lieu potentiellement crucial de la lutte politique.

La conception du droit des juristes de gauche entre 1968 et 1981 n’était toutefois pas homogène. Au moins deux rapports au droit et au système judiciaire cohabitèrent au sein de ces groupes. Dans la première perspective, la plus radicale, le droit et surtout le système judiciaire n’étaient perçus que comme un « decorum » (p. 25) qui pouvait être instrumentalisé pour en faire une scène de dénonciation politique. Le droit demeurait un outil au service des intérêts des classes dominantes, mais dont les principes de cohérence, d’égalité ou de publicité pouvaient être détournés. Cette stratégie trouve son origine dans la Lettre de la défense de Lénine, écrite dès la fin des années 1920 par Marcel Willard. Cet avocat communiste voyait dans le tribunal, notamment pénal, « une arène politique » permettant « l’exploitation de tous les moyens d’expression offerts par les garanties associées aux droits de la défense » (p. 49). La « défense de rupture » employée par Jacques Vergès et théorisée dans son ouvrage De la stratégie judiciaire en 1968 en est l’expression la plus connue. J. Vergès estimait que le procès n’était qu’un « espace possible d’interpellation et de sensibilisation […] de l’opinion à la cause politique » (p. 46). Durant le procès, la défense se devait d’utiliser toutes les armes à sa disposition, y compris en prenant le risque d’aggraver les sentences prononcées, pour mettre en lumière la cause politique sous-jacente à l’infraction commise. Ce fut par exemple la stratégie qu’il adopta pour défendre Djamila Bouhired, qui avait posé des bombes en Algérie. L’avocat, par ses multiples interventions remettant en cause la légitimité même du tribunal, parvint à rendre le procès impossible et à lui donner un écho considérable, le transformant en un symbole de la cause du Front de libération national algérien. Toutefois, cette stratégie précipita également la condamnation à mort de l’accusée – qui fut graciée suite aux accords d’Évian de 1962 – et n’eut aucune incidence sur le droit positif. Parce que le droit positif et le système judiciaire sont perçus comme illégitimes, il est inutile d’essayer de le corriger ou d’en attendre une solution favorable. Cette méthode radicale fit des émules dans la période étudiée par L. Israël, par exemple à l’occasion du procès d’Alain Geismar devant la Cour de sûreté en 1970 et 1971. Ce leader de la gauche maoïste, poursuivi pour la publication de la Cause du peuple, organisa son procès pour le médiatiser et en fit même publier les minutes (p. 258-260).

Moins subversive, mais plus répandue, la seconde perspective impliquait une adhésion aux principes fondamentaux du système juridique pouvant protéger les groupes actuellement exclus ou victimes d’injustice. Le droit et le système judiciaire étaient analysés comme un « espace à l’intérieur duquel les conflits sociaux peuvent se réfracter, voire se régler » (p. 26) en respectant des exigences de justice. Par exemple, les jeunes énarques à l’origine du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) souhaitaient permettre aux travailleurs immigrés de faire valoir leurs droits (p. 214 et suiv.). L’objectif n’était pas de mettre radicalement en cause la politique migratoire de l’État, mais d’assurer la transparence de cette politique en obligeant les autorités à publier les circulaires sur la base desquelles les décisions administratives étaient adoptées. Cette publicité devait permettre aux travailleurs immigrés de se saisir de leurs droits, de contester les décisions illégales et éventuellement d’en obtenir la correction lorsque les décisions prises étaient contraires aux droits reconnus par l’ordre juridique. Autrement dit, l’objectif du GISTI était de mettre fin à la zone de non-droit dans laquelle les étrangers se trouvaient, l’encadrement juridique étant censé permettre une protection effective de leurs droits.

De même, la stratégie développée par les avocats de la défense lors des procès de Bobigny de 1972, longuement étudiés par L. Israël (p. 261-282), illustre ce rapport au droit. Ces procès d’une mineure, accusée d’avoir avorté après un viol, et des quatre femmes qui l’aidèrent, furent utilisés comme tribune par les membres de l’association Choisir la cause des femmes, fondée par Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, pour défendre le droit à l’avortement. G. Halimi, qui était l’une des avocates de la défense, employa toutes les armes de la procédure pénale afin de remettre en cause publiquement la pénalisation de l’avortement. Toutefois, l’objet du procès était surtout d’obtenir du tribunal un acquittement des accusées et une évolution du droit relatif à l’avortement en en soulignant les injustices et les incohérences. Du point de vue de la défense, le droit et le système judiciaire pouvaient effectivement garantir les droits des femmes. La différence est nette avec la stratégie de la défense de rupture : le droit y est perçu comme une arme légitime et efficace pour corriger des injustices et non comme le simple vecteur d’une interpellation de l’opinion publique [2].

Repenser les pratiques professionnelles

En repensant leur rapport au droit, ces juristes de gauche ne purent se satisfaire des pratiques professionnelles existantes qu’ils percevaient comme opposées à leurs engagements. Dès lors, ils essayèrent de les remettre en cause. Ainsi, plusieurs initiatives furent lancées afin de « désacraliser » les professions juridiques. Il s’agissait, dans leur vocabulaire, de rompre avec une conception bourgeoise de ces professions. Par exemple, la création du Syndicat de la magistrature et du Syndicat des avocats de France détonna au sein des professions juridiques, notamment en raison de l’emploi du terme « Syndicat » (p. 111). Ce choix devait souligner la qualité de travailleurs du droit – et non de notables –, des magistrats et des avocats. La création du Mouvement d’action judiciaire, mouvement interprofessionnel qui tenta de placer sur le même plan, les magistrats, avocats et assistants sociaux (p. 129), reposait sur une dynamique identique.

De même, plusieurs projets furent créés pour permettre un accès des personnes défavorisées à ces professions juridiques. Outre la création de multiples permanences juridiques par diverses associations, l’expérience la plus significative en ce sens a été le cabinet d’Ornano. Profitant des évolutions législatives ayant permis la constitution de cabinets d’affaires regroupant plusieurs avocats, Henri Leclerc et Georges Pinet créèrent en 1972 un cabinet dont l’objectif était de donner aux plus modestes l’accès à une défense juridique de haut niveau, grâce à une réflexion sur la tarification et l’organisation du travail des avocats (p. 145-157). Les boutiques du droit, dans lesquelles des conseils juridiques gratuits pouvaient être fournis, ont eu aussi pour fonction de permettre un accès plus universel au droit (p. 159).
L. Israël relève toutefois que cette inventivité a rencontré des obstacles. Les cabinets collectifs sur le modèle du cabinet d’Ornano imposaient un « investissement professionnel dévorant » (p. 156) à ses membres, les privant en partie de vie familiale et poussant de nombreux avocats à cesser prématurément cette expérience. De même, les permanences juridiques des associations ont eu une efficacité discutable, l’activité du GISTI ayant certes permis des améliorations des politiques d’immigration sans toutefois les remettre substantiellement en cause [3]. En général, les réflexions et évolutions relevées par L. Israël n’ont eu qu’une faible postérité après 1981. À la gauche du droit laisse d’ailleurs ouverte la possibilité d’une poursuite de l’enquête sur la manière dont le rapport au droit a évolué chez les juristes de gauche après cette date.

En outre, sur la période déjà étudiée, une question demeure irrésolue. En analysant les rapports de la gauche au droit, l’auteure semble estimer qu’il existerait une « articulation [spécifique] entre causes progressistes et usages du droit » [4]. Cette spécificité pourrait être interrogée et précisée en la comparant aux usages politiques du droit de l’autre côté de l’échiquier politique [5]. En France, il serait intéressant d’analyser les multiples recours de l’association Promouvoir ou les interventions du Centre européen pour le droit et la justice devant la Cour européenne des droits de l’homme. Les premiers, visant notamment à remettre en cause le visa d’exploitation de films jugés pornographiques, et les secondes, relatives à la présence de crucifix dans les salles de classe, à l’ouverture de la procréation médicalement assistée aux couples homosexuels ou à la condamnation d’artistes dont les œuvres sont jugées blasphématoires, reposent sur des stratégies semblables à certains égards à celles employées par les juristes de gauche étudiés par L. Israël. L’analyse de cette proximité, mais également des différences entre les deux groupes – l’absence de pratique visant à permettre une démocratisation de l’accès au droit, par exemple – offrirait un complément utile aux développements déjà très riches de cet ouvrage.

Liora Israël, À la gauche du droit. Mobilisations politiques du droit et de la justice en France (1968-1981), EHESS, 2020. 346 p., 25 €.

par Pierre Auriel, le 24 février 2021

Pour citer cet article :

Pierre Auriel, « Les usages politiques du droit », La Vie des idées , 24 février 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Les-usages-politiques-du-droit

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Notes

[1L. Israël, L’arme du droit, 2e éd., Paris, Les Presses de Sciences Po, 2020.

[2G. Halimi qui fut également avocate de militants de la cause algérienne, rompit explicitement avec la défense de rupture théorisée par J. Vergès à l’occasion du procès Jeanson de 1960, procès concernant des porteurs de valise. (S. Thénault, « Défendre les nationalistes algériens en lutte pour l’indépendance. La «  défense de rupture  » en question », Le Mouvement social, 2012, n° 240, p. 121-135).

[3Pour une analyse plus large de l’efficacité du droit comme outil de lutte politique, voir L. Israël, L’arme du droit, op. cit., p. 20-28.

[4Ibid., p. 94.

[5Pour un exemple d’une telle étude, voir K. den Dull, « Purpose-Driven Lawyers : Evangelical Cause Lawyering and the Culture War », in A. Sarat et S. A. Scheingold (dir.), The Cultural Lives of Cause Lawyers, Cambridge  ; Anvers  ; Portland, CUP, 2010, p. 56-78.

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