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Les règles de l’impro

À propos de : Matthieu Saladin, Esthétique de l’improvisation libre. Expérimentation musicale et politique, Presses du réel


par Pierre Saint-Germier , le 18 février 2016


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En partant des expérimentations de trois ensembles européens de musique improvisée au tournant des années 1960-1970, Matthieu Saladin se propose de dégager une esthétique de l’improvisation libre, esthétique qui selon lui possède une authentique dimension politique.

Recensé : Matthieu Saladin, Esthétique de l’improvisation libre. Expérimentation musicale et politique, Dijon, Presses du réel, 2014, 391 p.

L’improvisation en musique est une pratique probablement aussi vieille que la musique elle-même. Elle occupe une place importante dans de nombreuses cultures et pratiques musicales [1], même si sa place dans la tradition savante occidentale n’a cessé de se réduire comme peau de chagrin depuis le XIXe siècle [2]. La popularité qu’a pu connaître tout au long du XXe siècle le jazz, dont l’improvisation est un ingrédient majeur, ainsi que l’attention croissante accordée à l’indétermination et aux formes ouvertes dans la musique savante d’avant-garde [3], ont cependant contribué à donner un souffle nouveau à cette pratique dans les consciences musicales européennes à tel point que l’on voit apparaître dans les années 1960 des ensembles musicaux quasi exclusivement voués à l’improvisation sous une forme totale et radicalisée. C’est à ces expériences européennes de l’improvisation libre qu’est consacré le livre de Matthieu Saladin, Esthétique de l’improvisation libre. Expérimentations musicales et politiques.

Chronique d’une émergence

L’improvisation dite « libre » peut être décrite comme une forme d’improvisation radicalisée. Dans d’autres genres d’improvisation, comme le jazz dans ses formes les plus traditionnelles, l’improvisation peut être assimilée au fait de broder sur un canevas prédéfini : le jazzman improvise à partir d’un standard, qui est souvent une chanson tirée d’une comédie musicale américaine. Il dispose certes d’une certaine marge de liberté dans la construction de ses lignes mélodiques, une marge de liberté dont il fait usage dans l’instant en composant ses mélodies au fil de la plume, pour utiliser une métaphore littéraire. Mais ce faisant, il suit à chaque instant la structure du standard et obéit à certaines contraintes stylistiques propres à la musique de jazz. L’improvisation libre qui intéresse Matthieu Saladin vise au contraire à rejeter toute forme de contrainte préalable afin de plonger la musique dans un flux constant de création spontanée où en principe tout peut arriver à chaque instant. Improviser revient alors, pour ainsi dire, à broder sans canevas. L’improvisation libre généralise ainsi à la musique dans son ensemble la liberté qui n’apparaît que sous une forme partielle et localisée dans les genres plus traditionnels de musique improvisée.

L’idée d’improvisation libre, au sens que nous venons de définir, est une invention relativement récente. C’est en effet dans l’effervescence musicale (et pas seulement musicale) des années 1960 qu’émerge cette approche de l’improvisation, dont les ensembles AMM et Spontaneous Music Ensemble en Grande Bretagne ainsi que Musica Elettronica Viva en Italie font figure de pionniers en Europe. Une première ambition du livre de Matthieu Saladin est de raconter cette émergence, en dessinant successivement les portraits de ces trois figures de l’improvisation libre dans les trois premiers chapitres du livre.

On peut ainsi parcourir les différents chemins qui ont mené chacun de ces groupes à sa propre pratique de l’improvisation et apprécier l’angle particulier sous lequel ils l’ont envisagée. Les membres de SME sont au départ des musiciens de jazz marqués par le tournant que prend le free jazz au début des années 1960 [4]. Ils envisagent l’improvisation libre comme une méthode de l’écoute mutuelle, fondée sur un principe d’égalité entre les différents membres du collectif. AMM de son côté naît de la rencontre de déçus du jazz et intrigué par les ressources nouvelles de l’improvisation (Cornelius Cardew), tous partis à la recherche de « l’invention de soi » (p. 45), où le « soi » recherché est un soi collectif qui suppose une « désidentification de l’individualité sonore » (p. 53) de chaque instrumentiste. MEV occupe peut-être une place un peu à part dans la mesure où ses principaux instigateurs sont des compositeurs d’avant-garde américains exilés sur le vieux continent, fascinés par les dernières trouvailles de la technologie électro-acoustique et les possibilités nouvelles qu’elles offrent en matière d’interaction en direct.

Les labyrinthes de la liberté

Une fois les présentations faites, les chapitres centraux du livre peuvent dégager les lignes de force d’une esthétique de l’improvisation à partir de ces trois expériences particulières. Le chapitre 4 déplie la notion de liberté. L’improvisation libre s’émancipe de toute dépendance envers la notion d’œuvre musicale, avec tout ce que cette dernière implique de stabilité et de permanence, pour tirer au contraire la musique du côté du pur processus, sans autre ancrage temporel que celui du présent. Une fois ce principe posé, de nombreuses conséquences s’ensuivent, comme par exemple la nécessité de l’oubli : « il s’agissait, à travers l’oubli, de privilégier un rapport au son compris dans son immédiateté, de se concentrer sur l’écoute de sa seule présence, s’y focaliser en l’enveloppant de leur propre jeu » (p. 154). Comme le souligne très justement l’auteur, cet oubli nécessaire a en même temps quelque chose d’impossible, dans la mesure où il existe une mémoire musicale irréductible qui imprègne inévitablement les consciences et les corps musiciens et se solidifie en habitudes d’écoute et de jeu. C’est pourquoi l’improvisation, envisagée comme pratique, exige de la part des musiciens l’adoption paradoxale d’un ensemble de règles censées limiter l’installation et le retour des habitudes.

Le paradoxe est réel et même central. Cette liberté de l’improvisation n’est pas donnée gratuitement : son exercice suppose un travail spécifique, obéissant à des principes et à des règles (écouter l’autre, ne pas occuper tout l’espace sonore, éviter les automatismes). Mais ces règles se présentent moins comme des contraintes extérieures limitant la liberté de l’improvisateur que comme des conditions de possibilité d’un espace de liberté authentique. La liberté de l’improvisateur ne consiste pas à évoluer à sa guise dans un espace indéterminé mais bien plutôt dans la construction et le maintien d’un espace intersubjectif dont la géométrie n’est pas imposée de l’extérieur, mais émerge et varie au fil des interactions.

La dimension collective de l’improvisation est à son tour au centre du chapitre 5, où l’auteur insiste sur le caractère structurant de l’écoute dans la constitution d’un collectif improvisant. Dans le sillage du théoricien littéraire Mikhail Bakhtine, l’improvisation collective est alors conçue comme une forme d’expression intrinsèquement dialogique, au sens où l’énoncé improvisé présuppose toujours déjà un énoncé auquel il répond, et ce même s’il intervient au tout début d’une improvisation collective ou s’inscrit dans une improvisation en solo. L’écoute porte alors sur des énoncés virtuels, prélevés sur le fond commun d’une culture musicale ou sur les idiosyncrasies d’une construction musicale personnelle, avec lesquels dialogue implicitement l’improvisateur solitaire.

Le chapitre 6 donne l’occasion à l’auteur d’envisager la dimension expérimentale de ces musiques improvisées, en les distinguant notamment de l’expérimentation telle qu’elle a pu être envisagée en musique dans le sillage de John Cage [5] : alors que celle-ci implique un retrait de toute intentionnalité artistique, l’expérimentation improvisée accorde une place à une subjectivité censée intervenir face aux accidents qui peuvent surgir dans le cours de la performance. La possibilité de l’erreur, exclue par la conception cageienne, est dans l’improvisation libre non seulement reconnue, mais aussi accueillie comme une source de créativité.

La politique de l’improvisation

L’esthétique de l’improvisation qui se dégage des chapitres centraux du livre resterait incomplète sans une prise en compte de son inscription sociale et politique, comme si le fait de faire de l’improvisation libre une catégorie strictement artistique ou esthétique reviendrait à opérer une réduction malheureuse. Les deux derniers chapitres du livre visent précisément à développer pour elle-même cette dimension socio-politique, sous l’angle d’abord de la résistance qu’a pu rencontrer cette pratique (chapitre 7), puis de la politique qu’elle contient implicitement (chapitre 8).

L’improvisation libre, en remettant en cause beaucoup d’« évidences » musicales, (par exemple l’idée qu’un concert suppose une distinction entre auditeurs et musiciens, l’idée même d’une distinction entre musiciens et non-musiciens) en vient assez naturellement à affronter les structures socio-économiques qui gouvernent la production musicale, et donc plus généralement le capitalisme (pour faire vite). Mais il est intéressant de constater que l’émergence de l’improvisation libre s’est initialement faite, du point de vue des musiciens, dans un certain apolitisme, au sens où l’engagement dans la pratique de l’improvisation libre n’était pas la conséquence d’un agenda politique a priori. On observe même qu’un mouvement de politisation de certains de ces improvisateurs (Keith Rowe et Cornelius Cardew d’AMM qui embrassent le maoïsme au début des années 1970) a pu in fine les conduire à se détourner de l’improvisation libre, au profit d’une musique authentiquement « révolutionnaire » dépositaire d’un message politique prédéfini.

La dimension politique de l’improvisation libre, du moins telle qu’elle est décrite dans l’ultime chapitre, réside moins dans l’activisme de certains de ses praticiens que dans la politique immanente qui se dessine au sein même de la pratique de l’improvisation. L’expérimentation libre, en refusant l’autorité de l’écrit et la contrainte de cadres prédéfinis, appelle inévitablement une politique de la création musicale. La reconstruction de cette politique à laquelle se livre l’auteur est alors placée sous le patronage philosophique de Jacques Rancière, chez qui sont puisés les concepts de politique et de démocratie. Le principe de l’égalité de « n’importe qui » avec « n’importe qui », qui caractérise la démocratie selon Rancière (Aux bords du politique, Paris, Gallimard, 2004), se retrouve très concrètement dans les pratiques musicales improvisées, comme lorsque MEV se produit dans une salle de concert institutionnelle en accueillant des personnes qui affichent ouvertement leur statut de « non-musicien » sur le programme du concert, comme si l’improvisation devait permettre à « n’importe qui », quelle que soit sa compétence, de trouver sa place. L’improvisation libre se présente ainsi comme la réalisation la plus pure d’une forme de création musicale véritablement démocratique.

Une esthétique par cas

En prenant un peu de recul, on pourrait qualifier l’esthétique que propose Matthieu Saladin d’esthétique empirique, ou encore d’esthétique par cas. Son approche consiste en effet à partir de la description contextualisée de trois expériences musicales contemporaines les unes des autres pour dégager moins un ensemble de caractéristiques communes qu’un réseau subtil d’analogies et de différences à même de saisir non pas une « essence » de l’improvisation libre, mais plutôt un jeu de ressemblances de famille capable d’en éclairer les diverses facettes.

Une grande qualité du livre de Matthieu Saladin est de ne jamais se complaire dans une apologie de l’improvisation libre. Les paradoxes et les difficultés qui ne manquent pas de surgir dans la formulation d’une esthétique de l’improvisation, loin d’être escamotés, sont clairement identifiés et interprétés comme tels, ce qui donne à cette esthétique une réflexivité et une profondeur de vue tout à fait appréciable. Ce livre constitue ainsi un ajout bienvenu et important à la littérature francophone encore bourgeonnante sur l’esthétique de l’improvisation musicale.

par Pierre Saint-Germier, le 18 février 2016

Pour citer cet article :

Pierre Saint-Germier, « Les règles de l’impro », La Vie des idées , 18 février 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Les-regles-de-l-impro

Nota bene :

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Notes

[1Voir par exemple Bernard Lortat-Jacob (dir.), L’improvisation dans les musiques de tradition orale, Paris, Sélaf, 1987 ; Derek Bailey, L’improvisation : sa nature et sa pratique dans la musique, Paris, Outre-Mesure, 2004.

[2Voir Robin Moore, « The Decline of Improvisation in Western Art Music : an Interpretation of Change », International Review of Aesthetics and Sociology of Music, vol. 23, n° 1, 1992, p. 61-84.

[3Voir par exemple Dominique Bosseur et Jean-Yves Bosseur, Révolutions Musicales. La musique contemporaine depuis 1945, Paris, Minerve, 1999.

[4Pour une présentation de courant, voir Ekkehard Jost, Free Jazz, une étude critique et stylistique du jazz des années 1960, Paris, Outre-Mesure, 2002.

[5Voir à ce sujet Michael Nyman, Experimental Music, John Cage et au-delà, Paris, Allia, 2005.

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