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Recension Société

Les héritiers de la vigne

À propos de : C. Bessière, De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Raisons d’agir.


par Jeanne Lazarus , le 15 mars 2010


Comment la reproduction sociale contourne-t-elle les obstacles que la société lui oppose ? En étudiant les procédures de transmission dans les familles viticoles autour de Cognac, Céline Bessière illustre avec brio ce qu’une approche économique peut nous apprendre sur les familles, comme ce qu’une étude familiale peut nous apprendre de l’économie.

Recensé : Céline Bessière, De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Raisons d’agir, coll. Cours et travaux, Paris, 2010.
couverture du livre

Comment transmettre une exploitation agricole à ses enfants ? Comment admettre un héritage lorsque l’on est un jeune homme ou une jeune femme socialisé à la méritocratie et à l’autonomie ? L’enquête de Céline Bessière auprès de familles de viticulteurs de la région de Cognac nous ouvre les portes sur les « arrangements » multiples de ces familles dont les vies professionnelle et personnelle se recouvrent presque entièrement. Il s’agit d’arrangements financiers, entre parents et enfants et entre frères et sœurs, mais surtout d’arrangements pour faire coïncider des normes qui semblent contradictoire : héritage et mérite, autonomie et programmation de la reprise, épanouissement et devoir familial, vie de couple indépendante et fonctionnement économique impliquant la « maisonnée » – terme qui renvoie aux travaux d’ethnographie économique menés par l’équipe « Enquête, Terrains, Théorie », notamment autour de Florence Weber [1], et qui désigne la famille élargie liée par un destin économique commun.

C’est un travail d’ethnographie économique au sens que Florence Weber et Caroline Dufy ont donné à celle-ci, montrant que les différents mondes sociaux (économiques, familiaux, relationnels, etc.) « sont tissés les uns aux autres dans la trame du quotidien [2] ». En ce sens, il répond aux préconisations de Viviana Zelizer qui souhaite que l’économie et l’intimité ne soient plus étudiées comme des « sphères séparées » et des « mondes hostiles » mais que l’on s’intéresse davantage aux « circuits économiques », c’est-à-dire aux formes d’agencements que dressent les individus pour mêler ces différents mondes [3]. Céline Bessière, sans utiliser la notion, montre dans son livre une série de circuits économiques et le travail accompli par les familles pour leur donner leur cohérence.

Le premier élément qui retient l’attention du lecteur est la qualité de l’enquête menée. La sociologue – qui rappelle sa position particulière durant l’enquête de compagne d’un jeune viticulteur – a passé huit années à interroger les jeunes agriculteurs reprenant les exploitations et l’ensemble de leur famille, afin de dresser des monographies (une trentaine) intégrant les points de vue de chaque membre : parents, grands-parents quelquefois, mais aussi frères et sœurs qui n’ont pas repris, compagnes et compagnons. Le livre nous emmène donc en profondeur au sein de ces familles, prenant le temps de raconter chaque histoire, l’enquêtrice ayant parfois été elle-même témoin des évolutions.

S’il est difficile de limiter l’ouvrage à un domaine de la sociologie tant il en croise, on peut dire qu’il se présente d’abord comme une sociologie de l’insertion sociale de la jeunesse dans le monde spécifique des viticulteurs de Cognac. Les personnages centraux sont en effet les enfants, repreneurs ou non. Céline Bessière fait en sorte, au cours de son ouvrage, de réfléchir aux contraintes et déterminations sociales qui les enserrent. Ce faisant, elle produit une sociologie de la famille, du couple, mais aussi du métier de viticulteur. Elle montre comment les normes générales de la famille moderne fondées sur l’épanouissement de chacun et leurs choix librement consentis, pénètrent un monde qui en était jusqu’alors à l’écart. En ce sens, l’ouvrage est aussi un apport à la sociologie du monde des indépendants, quel que soit leur domaine, puisque ces familles sont marquées par les intrications entre patrimoine professionnel et personnel et la question centrale des successions.

Elle rompt ici avec une tradition de la sociologie rurale, incarnée par les travaux de Pierre Bourdieu et Patrick Champagne décrivant la transmission comme impossible et insistant sur le célibat des paysans et la fuite des jeunes vers la ville [4]. Parallèlement, elle se démarque d’analyses comme celles de Mendras présentant le monde paysan comme immobile depuis des millénaires et ne pouvant évoluer qu’au prix de ruptures profondes et brutales [5]. Cet ouvrage montre des transmissions possibles, inscrites dans des évolutions sociales prises en compte par les acteurs qui tentent, à travers tensions et « arrangements », de s’en accommoder.

1/ L’importance de la transmission dans le monde agricole

L’ouvrage se présente de quelque sorte de façon chronologique puisqu’il débute par les désirs parentaux. Ceux-ci souhaitent « ne pas avoir travaillé pour rien » en transmettant leur exploitation à leurs enfants, poursuivant ainsi l’accumulation de patrimoine et de savoir-faire de leur lignée. Alors que les agriculteurs ne sont que 35 % à affirmer avoir plus de satisfactions que d’insatisfactions au travail – les seuls à être moins satisfaits étant les OS – c’est dans cette CSP que la part de ceux qui veulent que leurs enfants aient le même destin qu’eux est la plus élevée (45 %). La transmission est plus qu’une compensation aux privations et à la dureté du travail, elle en est le sens même.

Ce cadre est fondamental pour comprendre la suite : les jeunes dont va nous parler Céline Bessière ont des parents qui veulent – en l’affirmant plus ou moins clairement – que leurs enfants reprennent après eux.

2/ Les conditions sociales de la reprise

L’auteur réfléchit alors à la fabrication sociale des « héritiers » des exploitations viticoles. D’abord en montrant leur socialisation particulière, qui les conduit à recevoir une triple transmission : celle d’un métier, d’un statut professionnel de chef d’entreprise et d’un patrimoine. Pourtant, il importe aux enfants comme aux parents que le choix du métier agricole se passe sous le mode de la « vocation » et du « projet », ce dernier terme étant en particulier transmis par les instances professionnelles et les lycées agricoles, qui selon les logiques du « nouvel esprit du capitalisme » construisent les jeunes viticulteurs en entrepreneurs innovants.

Cette vocation est présentée sur le mode de l’évidence par tous les membres de la famille : certains enfants s’intéressent dès leur plus jeune âge aux travaux agricoles quand d’autres ne s’en sont jamais souciés. La reprise sous forme de vocation permet de faire coïncider parfaitement le désir des parents et leur mobilisation dans la formation de l’héritier avec celui des enfants qui vivent alors leur installation comme un accomplissement personnel en même temps qu’ils accomplissent leur devoir moral vis-à-vis de la lignée. Pourtant, Céline Bessière montre que le genre et la place dans la fratrie ont une forte influence sur les éducations reçues. Les fils aînés sont traditionnellement destinés à la reprise, quelquefois les puînés afin que l’écart d’âge permette l’installation de l’enfant au moment du départ des parents. Les filles en revanche ne reprennent qu’exceptionnellement, s’il n’y a pas de fils ou que celui-ci fait défection.

Mais les obstacles au résultat espéré ne sont pas minces. L’un d’eux est le passage de plus en plus long des enfants d’agriculteurs par le système scolaire. Les diplômes sont à la fois le gage d’une reprise choisie, mais aussi la source de tentations extérieures, notamment vers le salariat qui offre un mode de vie et des revenus parfois plus confortables que ceux promis par la vie agricole. Toutefois, de ce point de vue toutes les reprises ne se valent pas : selon que le domaine appartient à la « bourgeoisie viticole » ou qu’il est dirigé par de « petits livreurs de vin », les perspectives professionnelles sont bien différentes. Les carrières scolaires également : les parents qui appartiennent à la bourgeoisie locale sont beaucoup plus habiles pour conduire leurs enfants vers des études (notamment commerciales) qui pourront leur servir pour un retour sur l’exploitation.

En outre, les difficultés d’insertion professionnelle des jeunes dans le salariat ont redoré le blason de la reprise de l’exploitation, qui devient alors une voie pour les enfants ayant moyennement réussi leurs études ou ne trouvant pas d’emploi.

3/ Concilier des normes « individualistes » et la vie d’exploitation

Après avoir montré les conditions sociales de la reprise, Céline Bessière décrit les reprises effectives. Les jeunes adultes et leurs familles partagent une vision de la famille proche de ce que François de Singly a nommé la famille « relationnelle [6] » : la famille doit être un lieu d’épanouissement de chacun, parents comme enfants, et les liens entre ses membres dénués de contrainte formelle mais centrés sur l’affection mutuelle. L’autonomie de chacun doit être préservée, c’est la condition pour que l’engagement soit authentique. Pourtant, dans une exploitation agricole, la préservation de l’autonomie et celle de l’individu sont contradictoires avec les modes de vie traditionnels et surtout avec les contraintes du fonctionnement économique des domaines.

La première entorse aux principes d’indépendance et de « sphères séparées » entre travail et intimité est lié au logement : les jeunes vivent chez leurs parents, dans la même maison ou dans une dépendance de l’exploitation et il n’est pas rare que les uns aient vue chez les autres. Lors de la mise en couple, les belles-filles cherchent donc des moyens de préserver une forme de vie autonome vis-à-vis des beaux-parents, parfois en imposant un logement indépendant. Le problème est que sa location engage des frais qui n’entrent pas forcément dans les possibilités économiques de la « maisonnée ».

La seconde entorse est liée au temps de travail : les tâches agricoles ont lieu pour certaines tôt le matin et tard le soir, le week-end n’est pas toujours libre, et les parents considèrent souvent qu’ils peuvent à tout moment venir chez leur fils ou leur fille pour discuter des travaux de la ferme. Là encore, les belles-filles tentent par divers moyens de préserver des espaces hors travail, c’est-à-dire d’imposer une répartition du temps correspondant davantage à la vie urbaine salariée qu’à la vie agricole traditionnelle. Cela est d’autant plus vrai qu’elles occupent souvent un emploi salarié hors de l’exploitation.

L’engagement du couple dans l’exploitation familiale n’est plus requise pour la reprise, voire n’est pas recherché. Si cela peut s’expliquer par des raisons économiques – le travail salarié apportant un revenu d’appoint et comblant l’éventuel instabilité du marché du Cognac –, c’est aussi une adaptation aux changements des normes du couple qui n’ont pas manqué de pénétrer les exploitations viticoles. En effet, ces familles doivent intégrer l’instabilité conjugale à leurs calculs économiques. Céline Bessière consacre de nombreuses pages à montrer les transformations impliquées par les changements des normes du couple sur les modes de transmission du patrimoine. On perçoit ici les capacités d’adaptation des formes de la famille : la famille relationnelle n’a pas fait sortir les questions de revenus et de patrimoine de l’espace familial, simplement, elle a poussé à repenser les façons de faire afin de protéger les intérêts de chacun comme ceux de la lignée.

4/ Les arrangements

Le dernier chapitre, qui répond au titre du livre, pose la question concrète des partages dans les familles, nommé les « arrangements ». Les modèles diffèrent en fonction de la taille du patrimoine à partager et de la réussite réciproque des enfants qui ne reprennent pas. Les conflits entre frères et sœurs touchent aussi bien les milieux bourgeois que ceux des « petits livreurs de vin ». Dans le premier cas, les enjeux sont plus symboliques que matériels – ce qui n’empêche pas leur virulence – car les enfants non repreneurs ont de « bonnes situations ». En revanche, dans les familles moins fortunées, les autres enfants veulent leur part d’héritage pour se loger ou faire face aux aléas de leur situation de salariés d’exécution aux revenus modestes. Les conflits peuvent se faire violents quand l’enfant repreneur est lui-même économiquement en difficulté et se voit dans l’impossibilité de donner leurs parts à ses germains, sauf à vendre l’exploitation.

Le rôle des parents dans ces partages est central : ils organisent le plus souvent les partages de leur vivant, à travers des donations, et ce sont eux qui évaluent l’équité de ce qu’ils donnent aux uns et aux autres, autour de l’objectif principal de maintenir l’exploitation dans la lignée. Ces « arrangements » mêlent des enjeux économiques, juridiques, affectifs et symboliques. Paradoxalement, ce dernier chapitre qui pourrait apparaître comme le point central du livre est relativement frustrant, pour deux raisons. D’une part les montants ne sont jamais précisés, de sorte qu’il est difficile de se faire une idée des enjeux (même si dans certains cas il est question de châteaux, ou de sommes d’argent suffisante pour s’acheter un bien immobilier). D’autre part ce chapitre est finalement le moins novateur, rappelant que les héritages mêlent une multitude d’enjeux, ce que Anne Gotman par exemple avait déjà expliqué dans ses deux ouvrages sur le sujet [7]. Peut-être cela est-il dû à ce qui semble être un parti pris de la transformation de cette thèse en livre : une présentation très dense des résultats, dans un ouvrage court, qui ne permet pas toujours d’entrer en détail dans chacune des monographies résumées.

Cette réserve ne retire rien aux qualités de cet ouvrage, parfaitement maîtrisé, et qui est une démonstration magistrale de ce qu’une approche économique peut nous apprendre sur les familles, comme de ce qu’une approche par les familles peut nous apprendre sur l’économie. Il montre comment ces maisonnées viticoles concilient des enjeux multiples pour faire coïncider héritage et méritocratie, et plus généralement comment assurer la reproduction sociale dans une société qui la dénonce.

par Jeanne Lazarus, le 15 mars 2010

Pour citer cet article :

Jeanne Lazarus, « Les héritiers de la vigne », La Vie des idées , 15 mars 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Les-heritiers-de-la-vigne

Nota bene :

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Notes

[1Voir en particulier Sibylle Gollac, « Maisonnée et cause commune : une prise en charge familiale », in Séverine Gojard, Agnès Gramain, Florence Weber, Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La découverte, 2003, p. 274-311.

[2Caroline Dufy et Florence Weber, L’ethnographie économique, La Découverte, Paris, 2007.

[3Viviana Zelizer, « Intimité et économie », Terrain, n°45 « L’argent en famille », septembre 2005, p. 13-28.

[4Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires, crise de la société paysanne en Béarn, Paris, Seuil, 2002. Patrick Champagne, L’Héritage refusé. La crise de la reproduction sociale de la paysannerie française, Paris, Seuil, 2002.

[5Henri Mendras, La Fin des paysans, Paris, Actes Sud, 1967.

[6Voir par exemple François de Singly, Libres ensemble. L’individualisme dans la vie commune, Paris, Nathan, 2000.

[7Anne Gotman, Hériter, Paris, PUF, 1988 et Dilapidation et prodigalité, Paris, Nathan, 1995.

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