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Essai Politique

Les faux-semblants de la participation


par Guillaume Gourgues , le 11 avril 2023


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En s’abritant derrière des consultations citoyennes qu’il sélectionne et organise lui-même, l’État escamote les procédures et institutions démocratiques. Il y a là, selon G. Gourgues, le risque d’une dérive progressive vers une forme d’« autoritarisme participatif ».

Le 22 mars 2023, dans les tout premiers instants de sa prise de parole face aux contestations de la réforme des retraites, Emmanuel Macron a défendu la légitimité de sa réforme en affirmant qu’elle a suivi un « chemin démocratique » qui a débuté par « des mois de concertation ». Quelques minutes plus tard, après avoir affirmé que les syndicats sont légitimes mais ne proposent rien (peut-être l’ont-ils fait durant « les mois de concertation » évoqués précédemment), il signale qu’en réponse à la « colère légitime » face à l’allongement de la durée de cotisation, le gouvernement a déjà commencé à travailler sur des « sujets concrets » comme la pénibilité des fins de carrière, lors des « assises du travail » qui « n’ont pas attendu la réforme des retraites ». Sur cette question essentielle du travail, « on a commencé les assises du travail » répète-t-il un instant plus tard. Il faudra donc que les syndicats acceptent ce format de discussion, en forme de négociation à huis clos de l’aménagement de la réforme qui, elle, n’est déjà plus l’objet du débat.

La revendication d’un « chemin démocratique » par le président de la République, ponctuée par des rappels discrets mais réguliers à des dispositifs de « concertation » et de « participation », laisse perplexe, tant la conduite politique de la réforme des retraites est évidemment marquée par le choix de réduire le débat démocratique à son strict minimum. La procédure parlementaire n’a cessé d’être escamotée – passage par le projet de loi rectificatif de financement de la sécurité sociale, à la limite de la légalité [1], activation du « vote bloqué » au Sénat, recours final à l’article 49.3. Elle a également été traversée par un refus manifeste d’argumentation publique. Depuis l’annonce de la réforme, le pouvoir exécutif s’est contenté d’un exercice argumentatif a minima, se limitant à des assertions hasardeuses et changeantes, supportant mal les démentis réels et fondés que lui opposent les contestataires de tous horizons.

Le 23 mars, le président de la République martèle à nouveau des oppositions binaires en guise de justification : le réalisme économique contre l’illusion presque enfantine d’une alternative, la cruelle nécessité des sacrifices dont le peuple ne peut, presque par principe, avoir conscience. Elle a enfin également été l’occasion de délégitimer ouvertement le rôle proprement politique des syndicats, d’autant plus visible que ces derniers se sont évertués à entretenir leur « respectabilité » institutionnelle, comme l’ont souligné les spécialistes du syndicalisme français : l’action intersyndicale a surmonté ses divergences, a largement mobilisé, maintenu sa cohérence malgré d’inévitables débats internes, et a porté la voix des classes populaires et le monde du travail dans le débat, ce que ne parviennent plus à faire les partis politiques [2]. Le nombre de manifestants, journées d’action après journées d’action, atteste d’un mouvement d’ampleur et significatif politiquement [3]. Malgré la décrue prévisible des grévistes et des cortèges, les mobilisations sont largement ancrées au-delà des bases syndicales particulièrement et dans des petites et moyennes villes, recoupant ainsi les contours géographiques et sociologiques du mouvement des Gilets Jaunes [4].

Si le politiste Samuel Hayat interprète la posture du président de la République comme un triple déni démocratique [5] – de la portée politique et populaire des mobilisations, de la légitimité électorale des syndicats, d’une possible autre définition de l’intérêt général que la sienne – les références permanentes aux procédures de concertation méritent qu’on approfondisse encore un peu plus ce qui se joue, en termes de démocratie, dans cette séquence politique.

Quelque chose se noue en effet autour de la participation citoyenne. Face à l’impasse des mobilisations « respectables », incapables de freiner le processus parlementaire ou d’infléchir la posture d’Emmanuel Macron, une demande de participation citoyenne fait alors son apparition au sein de l’intersyndicale. Cette dernière demande officiellement la tenue d’une « consultation citoyenne » [6]. Laurent Berger, le leader de la CFDT, appelle à l’organisation d’un référendum [7], prolongeant une stratégie « citoyenniste » consistant à en appeler aux manifestations et à l’opinion publique, plus qu’aux grèves et blocages. Plus discret, l’appel à la tenue d’une « convention citoyenne sur les retraites » [8] reprend la même idée : l’opposition est trop massive et les enjeux trop graves pour s’en tenir au « chemin démocratique » du gouvernement. Partant du constat d’un rejet de la réforme dominant dans la population, ces appels à la démocratie participative continuent pourtant de se heurter à une dimension plus subtile de la posture du président de la République : son goût avéré pour une certaine conception de la participation, présente désormais au sommet et au sein de l’État. Preuve en est, dans l’ombre de la réforme des retraites, la convention citoyenne sur la fin de vie, voulue par le gouvernement, a rendu son avis final le 2 avril 2023, après trois mois de délibération.

Si les modalités de prise en compte de cette nouvelle convention citoyenne dans la fabrique de la loi demeurent encore très incertaines, sa tenue prouve que le gouvernement est capable de décider qu’un problème public engage des choix de société suffisamment profonds et graves pour prendre le temps de la délibération, et ne pas s’en remettre uniquement à la représentation nationale, ce qui constitue d’ailleurs un argument classique des tenants de la « démocratie délibérative » [9]. Rappelons que la réforme des retraites avait elle-même fait l’objet d’une consultation citoyenne entre 2018 et 2019, conduite sous la houlette d’un Haut-Commissariat, dont peu de commentateurs se souviennent tant elle avait été déconnectée de la réforme finalement adoptée par le gouvernement [10]. L’évitement de la participation sur la réforme de 2022 est donc parfaitement clair et marque un choix politique.

Ce qui se joue actuellement ne relève pas donc seulement d’une dégradation de la démocratie sociale, par ailleurs bien réelle, mais touche à la nature même du pluralisme démocratique et des usages gouvernementaux du « participatif ». L’orientation actuelle de ce que nous nommerons ici la « participation d’État » contribue à dévitaliser l’influence de la « démocratie protestataire » [11], et pose de ce fait un vrai problème démocratique.

Qu’est-ce que la « participation d’État » ?

Face aux demandes de participation exprimées par les organisations syndicales, le pouvoir exécutif n’adresse pas uniquement une fin de non-recevoir qui consisterait à délégitimer ces demandes au nom d’une légitimité électorale supérieure à toutes les autres. Au contraire. La participation citoyenne s’est en réalité imposée depuis une dizaine d’années comme un véritable mantra au sein des élites politiques et administratives, qui la considèrent de facto comme « leur » outil. Elle s’incarne, très officiellement, dans la création d’un ministère en charge de la « Participation citoyenne » (Marc Fesneau, de 2018 à 2022) puis du « renouveau démocratique » (Oliver Veran, depuis 2022). Au-delà de la façade institutionnelle elle se décline en une myriade de dispositifs participatifs, adoptés en écho à ce mot d’ordre. Or, ces dispositifs sont souvent étudiés pour eux-mêmes. En les décortiquant, ou en les accompagnant, les universitaires réfléchissent à leur portée, leurs promesses et leurs limites. Les cas récents du Grand Débat National [12] ou de la Convention Citoyenne sur le Climat [13] ont été ainsi été considérés comme des solutions démocratiques potentielles et imparfaites, mais qui ouvrent des voies pour l’avenir, dans des conditions que débattent de petits cercles de spécialistes, souvent de manière spéculative. Toutefois, ces travaux n’englobent pas, dans une même analyse, la mise en place de ces dispositifs et les pratiques présidentialistes des institutions politiques qui caractérisent la 5e République, qui pourtant ne cessent de coexister. La participation d’État doit être comprise autant par les dispositifs qu’elle autorise que par ceux qu’elle refuse.

Aussi divers soient-ils [14], les dispositifs participatifs sont en effet liés entre eux par un même processus d’institutionnalisation au sein de l’Etat : la participation se dote de codification juridique, d’administrations dédiées, de budgets consacrés, de professionnels publics et privés. Des instruments sont choisis ou refusés, des thèmes sont privilégiés ou évités, des procédures sont retenues au détriment d’autres. Ce processus, démarré dans les années 1990, dessine les contours de ce que nous nommons une « participation d’État » [15]. Au-delà des expériences les plus visibles, elle se compose d’un ensemble de dispositifs participatifs dans divers segments de l’appareil d’État, du plus visible au plus discret, et dans des secteurs d’action publique hétérogènes. Sans entrer dans un inventaire exhaustif, on peut citer la désormais ancienne Commission Nationale du Débat Public (CNDP), la création plus récente d’un Centre Interministériel de la Participation (CIP), la mise en place par la Cour de Comptes d’une « saisine citoyenne », ou le nouveau rôle confié au Conseil Économique Social et Environnemental en matière d’organisation des Conventions Citoyennes. De fait, des dispositifs participatifs sont sans cesse produits au sein de l’appareil d’État, et plus seulement à l’échelle locale, espace historique de leur développement.

La « participation d’État » ne peut pourtant pas être réduite à un vaste projet d’instrumentalisation. Condamner par avance tout dispositif qui en relève, pour la seule raison qu’il est mis en place de manière descendante et encadrée, est une erreur d’analyse. Les conditions de production et de pilotage des dispositifs font en réalité l’objet de luttes politiques anciennes, et de visions contradictoires. Ainsi, l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 a impulsé un choix politique d’ensemble dans la conduite de cette participation : à un pilotage indépendant de l’ensemble des dispositifs participatifs, revendiqué depuis le début des années 2000 par diverses coalitions d’acteurs autour de la CNDP, le pouvoir exécutif a préféré une conception managériale et présidentialiste.

En clair, la participation d’État est divisée en deux usages ; soit une « boîte à outils » qui accompagne un fonctionnement « par projet » de l’action publique [16], à disposition des administrations ; soit des évènements publics plus visibles, conçus dans une logique présidentialiste [17], que le pouvoir exécutif peut choisir de ne pas prendre en compte, sans qu’aucune autorité indépendante ne lui demande des comptes. Tout ce qui n’entre pas dans le cadre de ces usages est tenu hors de la participation d’État. Cette orientation se reflète dans les dépenses publiques. Le rapport du Sénat sur la place des consultants sous le quinquennat d’Emmanuel Macron [18] montre l’ampleur du recours aux cabinets de conseil qui « proposent des solutions "clés en main", qui peuvent aller de la création d’une plateforme en ligne en passant par l’organisation d’ateliers thématiques, jusqu’à l’analyse des résultats » [19]. Presque 10 millions d’euros ont été consacrés, depuis 2017, au financement des prestataires privés du « marché de la démocratie participative » [20] sur demande des ministères (justice, santé, autonomie). Cette cascade de sous-traitance – des cabinets bien connus du consulting au sein de l’Etat captent les financements et engagent des professionnels de la participation – concerne souvent des missions d’accompagnement méthodologique dans le périmètre de la CNDP. Elle permet surtout de mobiliser une expertise sur commande, sans contrepartie décisionnelle (les prestataires privés n’assurent pas le suivi des propositions citoyennes), selon les besoins gouvernementaux. Quand bien même le fonctionnement des dispositifs choisis peut s’avérer tout à fait rigoureux (d’un point de vue méthodologique) et passionnants, ils ne peuvent s’extraire du cadre « managérial » fixé par la participation d’État, consistant à en retenir ce que les gouvernants (administration comme pouvoir exécutif) croient bon d’en retenir – et qui peut sembler, au final, bien peu de choses aux participants eux-mêmes [21].

Il existe donc, aujourd’hui, une conception dominante de la participation au sein même des élites gouvernementales : celle-ci doit être décidée par le président de la République, le gouvernement ou l’administration centrale (en fonction des enjeux), qui en choisissent les thèmes, le format, les prestataires et en contrôlent les résultats. De ce point de vue, la tenue, en plein cœur de la contestation sur la réforme des retraites, des « assises du travail » dans le cadre du Conseil National de la Refondation [22], citée par le président de la République pour défendre sa position de « démocrate », n’est pas anecdotique. Quand bien même elles n’intéressent pas grand monde et suscitent une participation somme toute modeste, ses assises envoient un signal clair : seul le gouvernement décide de la manière dont un thème pourtant au cœur d’une réforme contestée peut être débattu. En l’occurrence, le débat sur le travail est encapsulé dans un dispositif marginal, sans aucune portée décisionnelle, loin des espaces de discussion de la réforme des retraites. Il faut donc prendre très au sérieux le gouvernement lorsqu’il affirme « avoir largement consulté pour élaborer sa réforme des retraites » [23] : cela signifie que le cadre officiel de la concertation, le seul reconnu dans la « participation d’État », est clos et qu’aucune autre séquence de participation n’aura lieu. Dans le prolongement, l’annonce très récente de la nomination d’un nouveau président de la CNDP, dont l’indépendance laisse clairement à désirer [24], et l’intention du gouvernement de réduire encore son champ d’action ponctuent un processus d’affaiblissement de l’instance, engagé depuis 2017.

Mais la participation d’Etat est encore trop rarement discutée en tant que telle, la focale se portant souvent sur tel ou tel dispositif. Les assemblées citoyennes, par exemple, sont l’objet d’intenses débats normatifs : ont-elles la légitimité suffisante pour être autre chose que des exercices consultatifs d’intelligence collective [25] ? L’absence d’influence de la participation sur les décisions publiques en menacent-elle la crédibilité [26] ? Ces controverses, aussi intéressantes soient-elles, font trop souvent l’économie d’un débat de fond sur la forme même de la participation d’État, qui peut laisser une place à une conception autoritaire du participatif, bien réelle et qu’il convient de prendre au sérieux.

Le spectre d’un autoritarisme participatif

L’institutionnalisation de la participation d’État, en France, est marquée par trois traits majeurs. D’une part, elle ne laisse aucune place à l’initiative citoyenne [27]. La mise en place des dispositifs est un monopole gouvernemental, contrairement à d’autres pays – à commencer par la Suisse, mais également l’Allemagne ou les États-Unis – où l’initiative citoyenne est reconnue. D’autre part, comme nous l’avons dit précédemment, elle se passe de plus en plus d’instances indépendantes en mesure de suivre les effets de ces dispositifs sur l’action publique. Enfin, elle est de plus en plus pratiquée comme une prérogative administrative et présidentielle. Les parlementaires (d’opposition) n’ont à leur disposition que le Référendum d’Initiative Partagé (RIP), dont la lourdeur [28] laisse peu d’espoir sur son application réelle – aucun RIP n’ayant jamais abouti depuis sa création en 2008. Le RIP reste encore aujourd’hui une « modalité trop modeste » [29] de résolution des crises « par le bas » : même si le Conseil Constitutionnel valide sa mise en place, son aboutissement nécessitera une mobilisation hors norme d’un mouvement intersyndical et politique qui vient de traverser plusieurs semaines de mobilisation éprouvante et infructueuse. La participation d’État dans sa version présidentialiste/managériale ne laisse donc que peu de chance aux mouvements sociaux d’utiliser les dispositifs participatifs pour imposer un débat public là où le pouvoir exécutif n’en veut pas. Elle coupe le lien entre participation et conflictualité sociale. Depuis le mois de février 2023, la demande intersyndicale de consultation citoyenne se heurte donc de plein fouet à une « Participation d’État » qui ne lui accorde aucune place.

Cette conception du « participatif » n’est pas sans en rappeler une autre, pourtant a priori fort éloignée, identifiable dans des régimes autoritaires. Il y a dix ans déjà, Amin Allal montrait, dans sa thèse de science politique, comment le régime tunisien de Ben Ali s’appropriait les appels des organisations internationales en faveur de la participation pour domestiquer les contestations sociales dans la région de Gafsa et « éduquer » les pauvres en les faisant participer à leur propre asservissement économique [30]. Plus récemment, la politiste Catherine Owen a enquêté sur l’émergence d’un « autoritarisme participatif » à partir d’une comparaison entre la Chine et la Russie contemporaines [31]. Certes, dans ces pays, le recours à une participation locale a d’abord été une réaction grossière et improvisée face à la montée en puissance de classes moyennes urbaines difficiles à canaliser. Mais l’autoritarisme participatif s’est affiné, et désigne désormais, selon elle, une méthode de gouvernement à part entière reposant sur « un ensemble de pratiques [… qui offrent aux citoyens des voies pour s’engager volontairement dans les processus politiques, tout en limitant, contrôlant ou sapant délibérément l’étendue et l’impact de cet engagement » [32]. Même si elles se déploient essentiellement à l’échelle locale, ces pratiques ont deux caractéristiques centrales. Elles reposent d’abord sur un mouvement visant « d’une part, à étendre les possibilités de participation tout en limitant les participants et, d’autre part, à impliquer les citoyens dans les processus de prise de décision tout en sapant ou en déformant leur contribution » [33]. Elles s’appuient ensuite sur un engagement politique des plus hauts personnages de l’État, en l’occurrence Vladimir Poutine et Xi Jinping, dans la promotion active d’un modèle participatif « officiel » reprenant des mots d’ordre internationaux – citons par exemple le décret présidentiel russe n°204, visant la « création d’un mécanisme pour une participation directe des citoyens à la formation d’un environnement urbain confortable » ou la politique de « participation citoyenne ordonnée » chinoise [34]. La participation est alors une concession sous étroite surveillance et limitée dans sa portée (géographique et thématique).

Bien sûr, l’autoritarisme participatif, au sens où Amin Allal ou Catherine Owen le définissent et l’étudient, n’est pas à l’œuvre en France, notamment sur son versant le plus répressif. L’intensité et les formes de la répression politique, du contrôle des médias, de la criminalisation des contre-pouvoirs ou de la propagande ne sont pas les mêmes dans tous les régimes. De même, les dispositifs participatifs eux-mêmes ne sont pas explicitement utilisés, en France, pour surveiller les opposants ou faire taire les critiques. Il ne faut pas pour autant considérer les usages autoritaires de la participation comme un phénomène lointain, pour au moins deux raisons. D’une part, la participation en contexte autoritaire ne se résume pas à un piège autoritaire grossier : les dispositifs employés par ces régimes (des sondages délibératifs aux budgets participatifs) répondent, eux aussi, à des standards, des méthodes et des modèles en circulation à l’échelle mondiale [35]. D’autre part, et plus fondamentalement, les sciences sociales nous ont appris que les frontières entre démocratie et autoritarisme ne sont pas rigides, et que chaque régime se recompose en permanence dans une « zone grise » [36] où les instruments autoritaires et démocratiques s’agencent plus qu’ils ne s’opposent. Le pilotage étatique de la participation citoyenne, même en France, gagne à être considéré de ce point de vue.

L’autoritarisme participatif n’est pas une dérive exotique limitée à des situations politiques baroques et éloignées. Il s’agit d’une technique gouvernementale dessinant un horizon politique qui guette une « participation d’État » présidentialiste/managériale : celui d’un pouvoir exécutif façonnant lui-même les formes de pluralisme et de participation qu’il souhaite voir advenir, étendant sans cesse des dispositifs participatifs dont il définit arbitrairement les thèmes, restreint l’influence et contrôle les participants, tout en célébrant les vertus de la démocratie participative. De fait, il est difficile de ne pas établir un lien, sous forme de vases communicants, entre la délégitimation des mobilisations syndicales, quand bien même elles s’évertueraient à respecter un cadre d’action acceptable (peu violent, ponctuel, articulant grèves et manifestations), la criminalisation grandissante des mouvements sociaux et la consolidation d’une « Participation d’État » sous forme de boîte à outils mobilisable par le gouvernement pour fixer le thème, la date, les modalités et les effets de la participation. Si nous ajoutons à ce mouvement d’ensemble les conséquences inquiétantes de l’évolution des doctrines du maintien de l’ordre sur la répression des mobilisations sociales [37] et la possibilité réelle de l’arrivée de l’extrême droite au pouvoir, le spectre de l’autoritarisme participatif se précise.

Ces vases communicants posent problème à quiconque considère qu’un régime démocratique se fonde précisément sur des conflits de légitimité, qui en constituent le moteur : si les institutions politiques fixent les frontières d’une légitimité représentative, leur portée démocratique est sans cesse remise en cause par l’intervention populaire, qui les maintient sous une vigilance permanente [38]. Se rendre sourd aux mobilisations, en les privant de débouché participatif, tout en encensant le pluralisme sur mesure et sans risque de la « Participation d’État », est en réalité une énorme prise de risque. Cela équivaut à nier le caractère fondamentalement précaire et instable de la légitimité politique en démocratie qui est toujours à reconstruire et jamais acquise [39] et, de fait, mettre la population au pied du mur. La demande, perdue d’avance, de participation citoyenne de la part de l’intersyndicale ou la très incertaine mobilisation du RIP par la mobilisation actuelle, adresse un message : la démocratie se nichera là où le pouvoir exécutif l’autorisera, et pas ailleurs. Sans débouché institutionnel tangible, le mouvement actuel n’a d’autres choix que d’augmenter le rapport de force par d’autres moyens [40], permettant au gouvernement de condamner une situation qu’il rend inévitable.

Il existe pourtant une autre voie. La réforme des retraites, non urgente [41], peut tout à fait repasser au crible d’une participation citoyenne élargie, incluant prioritairement les syndicats, dont le gouvernement ne peut être le seul à fixer les règles et les fins. La France dispose aujourd’hui de toute l’ingénierie nécessaire pour organiser cela, et même d’une instance indépendante en charge de la participation dont les missions pourraient être étendues et les moyens renforcés. Mais envisager ce scénario impose de reconsidérer la démocratie comme une propriété, prenant le pas sur les enjeux strictement financiers court-termistes qui pilotent les discours de l’urgence et du TINA [42].

Le pilotage politique de la réforme des retraites aura au moins le mérite de clarifier une chose : la participation mérite mieux que sa trajectoire actuelle d’instrument de management des politiques publiques ou de consultation présidentielle, et peut constituer un outil réellement démocratique à la condition sine qua non qu’elle ne s’oppose pas à l’expression et la reconnaissance de la conflictualité sociale, que rejettent par excellence les régimes autoritaires. La « participation d’État » n’est pas, en elle-même, un problème : en l’occurrence, on pourrait même dire qu’elle manque cruellement à la réforme des retraites. C’est bien son accaparement gouvernemental et la manière dont elle accompagne une délégitimation de la conflictualité sociale qui sont en cause. Nous pouvons mesurer, s’il en était besoin, à quel point l’horizon d’une participation citoyenne institutionnalisée donnant toute sa place à l’initiative et l’interpellation citoyenne, garantie par des instances indépendantes, est devenue une urgence et un impératif. Penser les vertus démocratiques de la participation et de la délibération nécessite de s’extraire des discussions d’initiés sur les avantages et limites de telle ou telle procédure. Les ingénieurs de la participation citoyenne doivent impérativement prêter attention au régime politique qu’ils alimentent, et admettre que les dispositifs participatifs n’assurent jamais, en eux-mêmes, une démocratisation de la gestion des affaires publiques. La participation doit être considérée comme un bien public, un commun, dont les règles échappent aux seules lubies des gouvernants du moment. Faute d’une refonte complète du fonctionnement démocratique des institutions, l’autoritarisme participatif continuera de nous guetter, rendant toujours plus périlleuse et complexe l’augmentation du rapport de force, nécessaire à tout régime politique réellement démocratique, pour celles et ceux qui en ont le plus besoin.

par Guillaume Gourgues, le 11 avril 2023

Pour citer cet article :

Guillaume Gourgues, « Les faux-semblants de la participation », La Vie des idées , 11 avril 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Les-faux-semblants-de-la-participation

Nota bene :

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Notes

[1« Dominique Rousseau, constitutionnaliste : « Il semble difficile que le Conseil constitutionnel ne censure pas la loi sur la réforme des retraites » », Le Monde, 26 mars 2023.

[2Baptiste Giraud, Maxime Quijoux, Karel Yon, « Réforme des retraites : « Un acquis de la mobilisation exceptionnelle aura été de nous rappeler la contribution essentielle des syndicats à la démocratie » », Le Monde, 2 mars 2023 ; Sophie Béroud, Martin Thibault, « Du dialogue social à l’épreuve de force », Le Monde Diplomatique, avril 2023.

[3« Lors des manifestations du 7 mars, une mobilisation parmi les plus importantes depuis 1995 », Le Monde, 7 mars 2023.

[4« Retraites : après une mobilisation importante, notamment dans les villes moyennes, les syndicats temporisent », Public Sénat, 20 janvier 2023.

[5Samuel Hayat, « La démocratie, Emmanuel Macron l’aura reniée trois fois », Libération, 23 mars 2023.

[6« Réforme des retraites : les syndicats veulent une « consultation citoyenne », Le Monde, 13 mars 2023.

[7« Laurent Berger sur les retraites : « Un 49-3 me paraît incroyable et dangereux », Le Journal du Dimanche, 12 mars 2023.

[8Gilles Rotillon, « Pour une convention citoyenne sur les retraites », Blog Médiapart, 18 janvier 2023. Signalons également le lancement d’une pétition « en faveur d’une Convention Citoyenne pour les Retraites ».

[9Amy Guttmann, Dennis Thompson, Democracy and Disagreement, Harvard University Press, 1996.

[10Guillaume Gourgues, Alice Mazeaud, « La participation citoyenne au service de la monarchie présidentielle », in Bernard Dolez, Anne-Cécile Douillet, Julien Fretel, Rémi Lefebvre (dir.), L’entreprise Macron à l’épreuve du pouvoir, Presses Universitaires de Grenoble, 2022, p. 53-66..

[11Lilian Mathieu. La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France aujourd’hui. Presses de Sciences Po, 2011.

[12Jean-Michel Fourniau, « La légitimité limitée du « grand débat national » », J-M. Fourniau, L. Blondiaux, D. Bourg, M. Cohendet (dir.), La démocratie écologique. Une pensée indisciplinée. Hermann, 2022, pp. 271-291 ; Bennani, Hamza, Pauline Gandré, et Benjamin Monnery. « Les déterminants locaux de la participation numérique au grand débat national : une analyse économétrique », Revue économique, 71 (4), 2020, pp. 715-737.

[13À ce propos, voir le numéro de la revue Participations consacrés à la Convention Citoyenne sur le Climat et notamment Hélène Landemore, Jean-Michel Fourniau. « Les assemblées citoyennes, une nouvelle forme de représentation démocratique ? », Participations, 34 (3), 2022, pp. 5-36. Voir également :, Marthe Fatin-Rouge Stefanini, Xavier Magnon (dir.). Les assemblées citoyennes : Nouvelle utopie démocratique ? Aix-en-Provence, DICE Éditions, 2022.

[14Pour un panorama de ces dispositifs (délibératifs/participatifs, obligatoires/facultatifs, spécialisés/généraliste, décisionnel/consultatif) voir Guillaume Gourgues, Sébastien Segas. « La démocratie participative : entre techniques de gouvernement et pratiques sauvages », Thomas Frinault (éd.), Nouvelle sociologie politique de la France. Armand Colin, 2021, p. 137-150.

[15Nous détaillons les éléments empiriques dans une publication à venir : Guillaume Gourgues, Alice Mazeaud, « Une « participation d’Etat » sous contrôle. La neutralisation décisionnelle des dispositifs participatifs en France », Revue Française de Science Politique, (74-5), 2023, à paraitre. Voir également : Philippe Aldrin, Nicolas Hubé. « L’État participatif. Le participationnisme saisi par la pensée d’État », Gouvernement et action publique, 5 (2), 2016, p. 9-29.

[16Célérier, Laure, et Mehdi Arfaoui. « La start-up comme nouvel esprit de l’action publique ? Enquête sur la startupisation de l’action publique et ses contraintes », Gouvernement et action publique, 10 (3), 2021, p. 43-69.

[17Guillaume Gourgues, Alice Mazeaud, « La participation citoyenne au service… », op. cit.

[18Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques, Sénat, Rapport de Mme Éliane ASSASSI, fait au nom de la Commission d’Enquête « Cabinets de conseil », n° 578, 16 mars 2022 ; et plus particulièrement, « 3. La nouvelle spécialité des cabinets de conseil : organiser des consultations citoyennes », p. 119-126.

[19Idem, p. 119.

[20Alice Mazeaud, Magali Nonjon, Le marché de la démocratie participative, Éditions du Croquant, 2018.

[21Ce fut notamment le cas pour la convention citoyenne sur le climat ; « La convention citoyenne pour le climat se sépare sur une note sévère au gouvernement », Le Monde, 28 février 2021

[22Voir l’appel à contribution (désormais clos) sur le site des Assises.

[23« Retraites : Olivier Dussopt affirme que le gouvernement a intégré « énormément de demandes » des syndicats », BFMTV, 12 mars 2023.

[24Laurent Mauduit, « Emmanuel Macron veut museler le débat public », Médiapart, 8 avril 2023.

[25Pour une synthèse de ces débats, voir notamment Hélène Landemore, Jean-Michel Fourniau. « Les assemblées citoyennes… », op. cit.

[26Ank Michels, Harmen Binnema, « Assessing the Impact of Deliberative Democratic Initiatives at the Local Level : a Framework for Analysis”. Administration & Society, 51 (5), 2019, p. 749-769.

[27Guillaume Gourgues, Julien O’Miel : « Qui a peur de l’initiative citoyenne ? », Le Monde diplomatique, février 2019.

[28Entre les délais (un mois d’examen de la proposition par le conseil constitutionnel, 9 mois pour rassembler la signature), les seuils de participation (un cinquième des parlementaires pour la proposition, un dixième des électeurs pour les signatures), les sujets autorisés (impossible de demander l’abrogation d’une disposition législative promulguée depuis moins d’un an ou d’un sujet rejeté par référendum il y a moins de deux ans) et les marges de manœuvres parlementaires (6 mois pour laisser au parlement la possibilité de se saisir de la loi en cas de validation des signatures obtenues), on est très loin des propositions de Référendum d’Initiative Citoyenne ayant émergé durant le mouvement des Gilets Jaunes.

[29« Pierre Rosanvallon : « Emmanuel Macron se barricade dans le château fort de sa position statutaire » », Le Monde, 4 avril 2023.

[30Amin Allal, L’autoritarisme participatif. Politiques de développement et protestations dans la région minière de Gafsa en Tunisie 2006-2010, Thèse de science politique, IEP d’Aix en Provence, 2013.

[31Catherine Owen, “Participatory authoritarianism : From bureaucratic transformation to civic participation in Russia and China”, Review of International Studies, 2020, 46 (4) : 415–434.

[32Idem.

[33Idem.

[34Émilie Frenkiel, « Participation citoyenne ordonnée (Chine) », in Guillaume Petit, et al. (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2e édition). GIS Démocratie et Participation, 2022. Les discussions sur la forme de l’autoritarisme chinois (délibératif, consultatif, participatif) donnent lieu aujourd’hui à une importante littérature.

[35Alice Mazeaud, Nonjon Magali, Raphaëlle Parizet. « Les circulations transnationales de l’ingénierie participative », Participations, 14 (1), 2016, p. 5-35.

[36Michel Camau, Gilles Massardier, « Revisiter les régimes politiques », in Michel Camau, Gilles Massardier (dir.) Démocraties et autoritarismes à l’épreuve de la fragmentation des pouvoirs, Karthala, Paris, 2009.

[37Fabien Jobard et Olivier Filleule, Politiques du désordre. La police des manifestations en France, Paris, Éditions du Seuil, 2020.

[38Antoine Chollet, « L’énigme de la démocratie sauvage », Esprit, 1, 2019, p. 136-146.

[39Voir l’analyse de Samuel Hayat : « Retraites : “En niant l’existence de la contestation, le gouvernement nie l’existence du peuple” », Télérama, 15 mars 2023.

[40« Réforme des retraites : « Vu l’attitude de l’exécutif, il est difficile d’imaginer que la colère ressentie par la population va s’apaiser » », Le Monde, 14 mars 2023.

[41Romaric Godin, « La menace de la « faillite », un épouvantail pour imposer la réforme des retraites », Médiapart, 9 février 2023.

[42Benjamin Lemoine a fourni plusieurs analyses insistant sur l’importance des enjeux de financiarisation de la dette souveraine dans l’explication de la réforme des retraites ; voir notamment, pour une explication synthétique, « Retraites : pourquoi l’argument du « risque financier » ne tient pas debout », Libération, 21 mars 2023. Et plus largement : Benjamin Lemoine, La démocratie disciplinée par la dette, La Découverte, 2022.

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