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Recension Société

Les coulisses du capitalisme urbain

À propos de : Antoine Guironnet, Au marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, Éditions Les Étaques


par Max Rousseau , le 10 avril 2023


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Le Marché international des professionnels de l’immobilier se tient chaque année à Cannes. S’y promener est instructif : on y voit la manière dont les villes tombent sous l’emprise des marchés et comment certains élus locaux peuvent tomber sous le charme de grandes firmes.

« De quoi le Mipim est-il le nom ? Sur quelques milliers de mètres carrés, se concentrent en réalité trente ans de transformations du capitalisme urbain » (p. 12). D’emblée, Au marché des métropoles donne le ton : arpenter les couloirs du Marché international des professionnels de l’immobilier (Mipim), ce salon réunissant acteurs publics et privés, pour rendre compte de plusieurs décennies d’une mutation silencieuse de la production de l’espace urbain. Pour ce faire, le livre invite le lecteur à suivre Antoine Guironnet, chercheur spécialiste de la financiarisation des villes, dans ses multiples explorations de ce salon encore peu connu du grand public, au cours duquel les délégations publiques des grandes villes tentent de convaincre des investisseurs privés de miser sur leurs nouveaux projets. Et notamment de ceux d’immeubles de bureaux, fers de lance de la tertiarisation de l’économie des métropoles. L’auteur multiplie les angles d’attaque afin de dessiner le visage de ce monde financier omniprésent, dont l’impact sur la vie quotidienne dans les grandes villes est de plus en plus profond, mais qui n’en reste pas moins anonyme, abstrait, et donc souvent insaisissable pour ses (nombreux) détracteurs. Dans la première partie, il suit l’entreprise qui organise cet événement. Au cours de la deuxième, c’est le point de vue des métropoles en quête d’investisseurs (en l’occurrence Paris et Lyon) que nous sommes invités à observer. Enfin, la troisième partie propose une distanciation, en analysant cette fois les mobilisations contre ce salon qui sont apparues dans le sillage de la crise de 2008.

Réduire la ville aux règles du marché

L’auteur épouse un point de vue d’économie politique désormais classique dans les études urbaines anglophones, depuis notamment la publication des travaux pionniers du géographe néo-marxiste David Harvey. Malgré sa progressive diffusion en France au cours de la dernière décennie, cette approche, très féconde d’un point de vue théorique, y reste encore relativement méconnue (Gintrac et Giroud, 2014 ; Adam et Comby, 2020). De ce point de vue, le livre d’Antoine Guironnet vient combler un manque évident. Il part du constat selon lequel la mondialisation des marchés de capitaux, conséquence du tournant néolibéral des années 1980, s’accompagne de la financiarisation de la ville, c’est-à-dire du rôle accru (et même crucial) des acteurs de marché dans la réalisation des projets urbains. À une échelle plus large, ce tournant aiguise la course à la métropolisation, c’est-à-dire la concentration spatiale des ressources ainsi que la compétition pour figurer dans la première division des cité-régions gagnantes. Tout cela est désormais bien connu. En revanche, la manière concrète dont s’effectue cette transition est nettement moins explorée. Or le tournant néolibéral de la production de la ville, dont chacun peut mesurer les effets sur le paysage des cœurs des métropoles européennes (par exemple avec l’imposante skyline des nouveaux quartiers d’affaire), s’incarne également par des acteurs, comme, justement, les consultants que l’on retrouve au Mipim et dont le rôle est de collecter les capitaux avant de les investir dans l’immobilier. Ainsi que le relève justement l’auteur, ils jouent en effet le rôle d’interface crucial entre le marché global, abstrait, et la ville, le local, le concret.

S’intéresser finement à ces acteurs méconnus constitue la grande force d’Au marché des métropoles. Le livre restitue par exemple des moments de négociations feutrées entre des aménageurs publics de grandes opérations, tels ceux de la Plaine-Saint-Denis ou du Plateau de Saclay, et des investisseurs potentiels (p. 93-103). Leur relation est évidemment inégale, mais une quarantaine d’années après le tournant néolibéral qui a brouillé les frontières entre acteurs publics et privés, ce qui se donne désormais à voir est un langage commun (hautement technique). Au-delà de ce langage partagé se forge plus généralement, au fil des interactions dans les arènes telle que le Mipim, un consensus autour d’une vision similaire de la ville entrepreneuriale.

Aux dires des acteurs interrogés, le salon cannois n’est toutefois pas le lieu où se négocient directement les transactions. Dès lors pourquoi des collectivités locales continuent-elles à y engager d’importantes dépenses de représentation (jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros), a fortiori dans un contexte de forte tension sur les budgets publics ? Antoine Guironnet, en s’inspirant des travaux de Michel Feher, propose plutôt de le lire comme le lieu où se joue « l’accréditation », c’est-à-dire la réputation, évidemment différenciée, des acteurs (ou plutôt, désormais, des villes, ce qui soulève de multiples questions), sur leur capacité à générer de la rentabilité à long terme pour les investisseurs. La néolibéralisation s’accompagne d’une soumission des acteurs publics aux attentes des investisseurs. Sortir vainqueur de cette compétition, c’est anticiper clairement ces attentes, et donc intégrer sans cesse les nouveaux mots d’ordre (durabilité, connectivité, mixité des usages, adaptation au changement climatique etc.).

Mais « rassurer » les investisseurs ne passe pas seulement par des discours. C’est aussi présenter un front uni, ce qui pour les voix dissonantes, comme par exemple les communes dirigées par le Parti communiste rassemblées dans la centaine de communes sous la bannière du Grand Paris, ne va pas de soi. La création de véritables marques urbaines répond précisément à cette volonté d’élargir le font commun face aux attentes du marché. Elle n’est pas si récente : que l’on songe au slogan « I love NY » inventé en 1977 à New-York pour mettre en scène le partenariat public-privé présidant à la stratégie de gentrification de Manhattan au sortir de la quasi-faillite de la ville. Ces marques urbaines (comme « Only Lyon ») sont généralement perçues comme un résultat (mais aussi un moteur) de la compétition interurbaine déchaînée par le néolibéralisme, mais on voit qu’elles permettent ici d’englober la ville-centre (un espace déjà lourdement inégalitaire) et ses si contrastées banlieues derrière un ralliement (du moins de façade) aux lois du marché : « pour attirer les capitaux des investisseurs, il faut être « visible » et « lisible » à leurs yeux » (p. 77). Les investisseurs étant réputés trancher à l’issue d’une comparaison entre différents marchés, la « visibilité » permise par les regroupements communaux renvoie ici à l’idée d’une « profondeur du marché » qui dilue la prise de risque ; alors que la « lisibilité » renvoie quant à elle à celle d’une identification aisée, par les acteurs privés, de l’architecture institutionnelle (et des décisionnaires publics). En somme, ce qui se profile est le spectre de la chosification des villes, par leur réduction intégrale aux règles du marché. Cette chosification et cette réduction finissent d’ailleurs par prendre un sens matériel : l’auteur insiste en effet sur le rôle supposément crucial, aux yeux des exposants, des maquettes stratégiquement installées au centre des stands des exposants.

La résistible ascension du dogme de l’attractivité

Les crises successives n’ont pas eu raison du Mipim, qui tel un phœnix est pour l’instant toujours parvenu à se relever, certes au prix de l’adoption provisoire d’un profil bas (« plus de photos avec du champagne », celles-ci étant jugées prêter facilement aux attaques). Tout ne réussit pourtant pas au salon. Le dédain des Américains n’a pas été surmonté par les organisateurs. Les acteurs publics (élus et administratifs) qui se déplacent à Cannes restent avant tout européens. Leur venue répond à « une quête de crédit financier qui est aussi et inséparablement une quête de crédit moral auprès des investisseurs » (p. 54). L’auteur revient sur les justifications des élus communistes et écologistes à participer au salon avec une formule ironique : « au salon, il n’y a décidément pas d’adversaires – mais que des partenaires » (p. 58). La subtile stratification des espaces est évoquée sur le modèle du football : à chaque division, son champion. Par la dextérité de leurs délégations à savoir se vendre, Londres fait ainsi figure de modèle pour les métropoles de rang mondial, Lyon pour les métropoles régionales. La stratification se prolonge ensuite indéfiniment, devenant de plus en plus subjective à mesure que se profile l’ombre menaçante des derniers de cordée, des villes en déclin, des espaces répulsifs, enclavés, abandonnés. On sent que ce qui se joue dans ce concours de beauté est aussi de se rassurer en apercevant plus perdant, plus mal loti. De ce point de vue, les riches verbatim donnent à voir le cynisme de la compétition entre les territoires pour obtenir les bonnes grâces de ceux qui détiennent les indispensables capitaux privés :
« on n’y va pas comme à une foire à bestiaux, où on irait présenter notre plan masse pour aller choper désespérément quelqu’un, comme si on était des aménageurs paumés au fond de je ne sais pas quel département » (p. 61-62).

Mais la firme organisatrice ne constitue pas la seule interface entre investisseurs et collectivités locales. D’autres intermédiaires jouent un rôle proactif et contribuent à acculturer les acteurs publics à l’urbanisme financiarisé. Le livre consacre ainsi d’intéressantes pages à l’agence régionale de développement économique du Grand Paris, dont les cadres s’efforcent « progressivement d’amener (les acteurs publics) sur une culture un peu plus financière, avec des données objectives que les investisseurs regardent » (p. 91). Un chapitre est intégralement consacré à la quête de reconnaissance de Lyon. Le cas est en effet éloquent. En France, Lyon fait figure de « seconde ville », ces villes qui ne sont pas des « villes globales » (telles que Paris ou Londres) mais qui n’en ont pas moins développé un rapport spécifique à la globalisation et aux enjeux d’image et d’identité, telle Manchester au Royaume-Uni. Les pages consacrées à la délégation lyonnaise au Mipim sont riches de détails évocateurs. On apprend par exemple que la délégation a préféré perdre un tiers de surface exposante pour se rapprocher de Zurich, Francfort, Munich et Lisbonne, division dans laquelle l’édile lyonnais (Gérard Collomb, de 2001 à 2020) rêve de voir sa métropole figurer. Longtemps dirigée par le Parti socialiste, Lyon exemplifie un constat qui parcourt le livre - un constat par ailleurs effectué de longue date par les études urbaines critiques anglophones : la montée de l’entrepreneurialisme urbain et le dogme de l’attractivité s’imposent progressivement aux différents partis (Parti communiste compris), amenuisant, à l’échelle locale du moins, les différences programmatiques. Le déclin de la social-démocratie en France fait l’objet d’analyses éclairantes (Amable et Palombarini, 2017), mais elles prennent peu en compte ces mutations survenues à l’échelle locale.

Un modèle de plus en plus contesté

C’est pourquoi les pages consacrées aux (timides) mobilisations contre le Mipim qui émergent dans la foulée de la crise financière sont riches d’enseignements. L’auteur montre que cette contestation agit à deux échelles. D’une part à celle du salon lui-même. Pour les activistes, celui-ci personnifie la servilité des élus locaux face au pouvoir économique, l’autonomisation du secteur immobilier et la dépossession à la fois symbolique, mais aussi bien réelle (expulsions) qui en découle. À une échelle plus large, le salon constitue un angle d’attaque contre des processus plus généraux de marchandisation, de spéculation, de privatisation et de financiarisation (p. 134). Mais ces mobilisations restent sporadiques, et elles concernent bien davantage le volet britannique du Mipim que le salon cannois, où l’ambiance reste feutrée. Enfin, le dernier chapitre analyse la montée en puissance du résidentiel locatif dans un salon longtemps réservé au secteur plus lucratif de l’immobilier de bureau. D’après l’auteur, la montée de cette préoccupation pour un « secteur essentiel » s’explique en partie par les attaques que subit désormais le salon. L’intérêt de la firme organisatrice à mettre en scène l’intérêt du monde de la finance pour l’immobilier résidentiel – un intérêt certes frémissant, mais dont rien ne garantit qu’il sera pérenne – s’explique non seulement par une évolution du marché (lié au développement du télétravail accéléré par la pandémie de Covid-19), mais aussi par une volonté de redorer le blason du salon et du monde qu’il représente, après la crise financière puis les Gilets jaunes.

Au marché des métropoles s’achève sur une réflexion critique sur les tendances récentes. Le confinement causé par le Covid a certes conduit à l’annulation de l’édition 2020 du salon, mais les débats sur le « monde d’après » n’ont aucunement conduit à une inflexion du modèle d’urbanisation tiré par la finance. Bien au contraire, désormais, « ce qui se joue, c’est la poursuite de l’accumulation du capital par l’absorption des questions sociales et écologiques » (p. 164). L’auteur rapporte ainsi les propos des maires de Paris et Lyon. Celle de la capitale défend les « travailleurs essentiels » mis en lumière par la pandémie, et auxquels le monde de la finance se propose justement de fournir des logements institutionnels. Quant au nouveau maire écologiste de Lyon, s’il rompt certes avec la logique hyper-entrepreneuriale de son prédécesseur, il ne propose qu’une « approche tronquée de la crise environnementale rabattue sur la seule question de la consommation d’énergie et d’émission carbone », soit une politique pleinement compatible avec « la main verte du marché immobilier financiarisé » (p. 165).

L’édition 2023 semble confirmer ces propos. Par exemple, les métropoles de Montpellier et de Lyon justifient désormais les grands projets urbains au nom de la lutte contre l’étalement urbain et de ses effets sociaux et environnementaux. Mais si le lotissement est fréquemment considéré comme une forme urbaine paradigmatique du néolibéralisme, la densification favorise quant à elle les acteurs financiers et immobiliers les plus puissants, ceux qui ont les reins assez solides pour mener à bien des opérations coûteuses… Il sera donc certainement difficile de sevrer les acteurs locaux accros à cette nouvelle mythologie du développement économique qu’Olivier Bouba-Olga et Michel Grossetti (2017) qualifient de « CAME » (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation et Excellence). Et pourtant, au-delà du Mipim lui-même, il reste permis de penser que l’avenir de la vision que le salon contribue à promouvoir depuis les années 1980 semble désormais incertain. Car l’opposition à celle-ci dépasse désormais de loin le seul cercle des activistes mobilisés contre le Mipim. Depuis quelques années, la métropolisation constitue ainsi l’objet d’une critique politique. Celle-ci émane certes de l’extrême droite, mais aussi de la gauche radicale. Et malgré l’inertie des jeux politiques locaux encore structurés autour des partis les plus engagés dans l’entrepreneurialisme urbain (le Parti socialiste et les Républicains), les élections municipales de 2020 ont vu la percée remarquée du néo-municipalisme autour d’un rejet radical des vieilles recettes néolibérales (Béal et al., à paraître).

Au marché des métropoles fait donc mouche par l’approche incarnée qu’il propose. Si les approches théoriques fécondes des géographes britanniques peuvent parfois rebuter le lecteur en raison de leur complexité et de leur haut niveau d’abstraction, cette enquête dans les coulisses du Mipim permet au lecteur de se les approprier en douceur, tout en suivant le chercheur dans ses pérégrinations. Les concepts sont présentés dans une écriture fluide et simple. Par ailleurs, la profusion de détails concrets fournit les éléments empiriques dont l’absence est souvent reprochée aux critical urban studies. En somme, cet ouvrage solidement documenté mais accessible réjouira le lecteur désireux de mieux comprendre ce qui se joue derrière la multiplication des grandes opérations de construction de bureaux au cœur des métropoles d’Europe et d’ailleurs. Saluons, enfin, le travail des maisons indépendantes comme Les Étaques qui, avec d’autres comme Amsterdam et Grevis, contribuent à remettre enfin sur le devant de la scène les approches critiques de l’urbain, dans un pays dont elles ont été longtemps évincées.

Antoine Guironnet, Au marché des métropoles. Enquête sur le pouvoir urbain de la finance, Ronchin, Éditions Les Étaques, 2022, 208 p., 12 €.

par Max Rousseau, le 10 avril 2023

Aller plus loin

Bibliographie
• Matthieu Adam, Émeline Comby (dir.), Le capital dans la cité. Une encyclopédie critique de la ville, Paris, Éditions Amsterdam, 2020
• Bruno Amable, Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2017
• Vincent Béal, Nicolas Maisetti, Gilles Pinson, Max Rousseau, « When Bookchin faces Bourdieu. French “weak” municipalism, legitimation crisis and zombie parties », Urban Studies (à paraître)
• Olivier Bouba-Olga, Michel Grossetti. La mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) : comment s’en désintoxiquer ?, 2018, hal-01724699v2
• Cécile Gintrac, Matthieu Giroud (dir.), Villes contestées. Pour une géographie critique de l’urbain, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2014.

Pour citer cet article :

Max Rousseau, « Les coulisses du capitalisme urbain », La Vie des idées , 10 avril 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Les-coulisses-du-capitalisme-urbain

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