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Le socialisme peut-il être expérimental ?

À propos de : Axel Honneth, L’idée du socialisme, Gallimard


par Christian Lazzeri , le 13 avril 2018


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Comment redonner une impulsion au projet socialiste ? Pour répondre à cette question, A. Honneth mobilise la théorie de la reconnaissance et invite, peut-être à tort, à de nouvelles expériences sociales.

Dans le courant des années 1970, le secrétaire général du Parti communiste italien, Enrico Berlinguer, déclarait que la « force propulsive » de la révolution de 1917 était désormais tarie, voulant signifier par là qu’une nouvelle phase du socialisme démocratique s’ouvrait en Europe, libérée de toute hypothèque à l’égard du modèle du socialisme soviétique. Près de 50 ans plus tard, à l’heure où les partis socialistes européens ne cessent d’accumuler de retentissants échecs, la question remonte d’un cran et l’on se demande avec insistance si ce n’est pas l’idée même du socialisme qui a perdu sa force propulsive. Le spectre du communisme hantait l’Europe de 1848, celui du socialisme ne semble plus l’effrayer ni même l’attirer en 2018. Comme le déclare Axel Honneth dans la préface de son dernier livre :

Si le socialisme est encore évoqué dans le cadre de la théorie sociale, il semble entendu qu’il a désormais fait son temps. On ne le croit plus capable ni de susciter l’enthousiasme des foules ni d’apporter des alternatives innovantes au capitalisme contemporain. (p. 13)

À supposer que ce diagnostic soit vrai, quelles seraient alors les causes qui rendraient compte de cette perte d’attractivité ? Parmi bien d’autres réponses possibles, celle de Honneth tente à la fois de rendre compte de ce déficit et de fournir un cadre théorique rénové susceptible de redonner une nouvelle impulsion au projet socialiste, aussi bien au plan national qu’international. Les thèses défendues par Honneth dans son livre constituent un prolongement et une spécification de ses travaux antérieurs, notamment de Le droit de la liberté qui tentait de construire une définition du concept de « liberté sociale ». On retrouve ce concept au cœur de cet essai puisqu’il constitue, selon Honneth, le noyau de la doctrine historique du socialisme. Il se construit sur trois niveaux : un niveau philosophique, un niveau historique et un niveau politique.

Une reconstruction philosophique du concept de fraternité

La dimension proprement philosophique du concept de liberté sociale prend appui sur l’une des thèses les plus constantes du travail de Honneth, celle d’un interactionnisme moral, d’abord construit dans le champ de la théorie de la reconnaissance et progressivement élargi à une théorie de la coopération sociale. Mais cette thèse est ici exposée à travers la reprise du concept révolutionnaire de « fraternité » auquel les théoriciens socialistes (Saint-Simon, Fourier, Owen, Proudhon, et Marx) ont tenté de fournir un contenu dans la conjoncture historique du premier capitalisme industriel. Il représente une conception de la liberté sociale plus riche et plus complète que celle de la liberté négative à laquelle se limitent le libéralisme politique et le libéralisme économique.

La différence entre les deux conceptions de la liberté se manifeste pour commencer au sein de la sphère économique en présentant une opposition entre deux types de relations sociales : la première considère que des acteurs égoïstes doivent pouvoir poursuivre leurs propres intérêts tout en servant des intérêts collectifs par le biais de la coordination de leurs préférences et de leurs transactions par le marché. La seconde considère que l’on peut contribuer à la formation de buts communs par la médiation, cette fois, de la coopération sociale qui n’exclut pas le marché, mais qui se fonde sur l’intention de servir les buts d’autrui dans une association de libres producteurs. Chacun des partenaires de l’échange, selon la thèse hégélienne reprise par Honneth, reconnaît la validité des buts de l’autre et, en entrant dans ce processus de conditions réciproques de réalisation des intérêts, il ne bénéficie pas seulement de la liberté négative d’atteindre ses objectifs, mais jouit de la liberté de les affirmer parce qu’ils disposent d’une valeur collectivement partagée qui encourage à le faire. Une telle reconnaissance mutuelle se révèle enfin de nature morale, car elle fait l’objet d’une obligation réciproque de la part des partenaires, et elle se traduit concrètement par l’expression d’une sympathie réciproque (p. 36, 42, 43). Cette reconstruction des relations normatives de réciprocité énoncée dans sa dimension universelle et sous-jacente au projet socialiste historique se révèle cependant transversale — au delà de l’économie — à différentes sphères sociales. Elle s’étend à celles de la famille et de la politique, accompagnant ainsi le processus de différenciation sociale des sociétés modernes (p. 57, 118). En définitive, ce type de coopération égalitaire transversale aux différentes sphères sociales se définit comme « une parité de participation » (p. 121, Honneth semble reprendre ici la thèse de Nancy Fraser) qui se décline cependant de façon spécifique au sein de chaque sphère sociale considérée qui dispose de ses propres normes.

Le problème historique

De ce point de vue, le problème fondamental du socialisme est que ses théoriciens, focalisés sur l’individualisme de la société bourgeoise, ont été incapables d’aller au delà de la pure négation de son égoïsme économique et de voir que les droits de l’homme étaient porteurs d’émancipation. Ils se sont donc rabattus sur la production de relations sociales conçues comme strictement inverses de celles qui prévalaient dans la société capitaliste, en construisant le projet économique d’une libre communauté de producteurs solidaires, mais sans penser que la parité de participation concernait de plein droit d’autres sphères sociales. La valorisation de la sphère économique et la critique du capitalisme ont conduit à une remise en cause radicale du marché qui ne peut réaliser la liberté sociale. Telle est la première thèse défendue par Honneth.

Le deuxième problème de la théorie socialiste est que pour réaliser cette solidarité coopérative des producteurs, les pères fondateurs ont soutenu qu’il existe des forces sociales possédant des intérêts objectifs au changement et des motivations pour le mettre en œuvre, forces sociales qui s’incarnent dans le mouvement ouvrier (p. 61). Mais lorsque la société salariale a commencé à se transformer et le prolétariat à perdre de sa centralité, les bases du socialisme sont devenues fragiles et celui-ci s’est de plus en plus orienté vers une théorie normative dépourvue de base empirique. Il s’agit de la deuxième thèse de Honneth.

Le troisième problème de la théorie réside dans sa défense du déterminisme historique : la liberté réelle des travailleurs surgira selon cette conception de la transformation des rapports de production. Or, selon Honneth, ce type de nécessitarisme historique présente l’inconvénient de favoriser l’attentisme et ne laisse qu’une seule voie de réalisation du socialisme à l’exclusion de tout autre : la prééminence sociale de la sphère économique, la coopération économique comme négation du marché, la place centrale du prolétariat comme sujet historique et les lois du déterminisme historique conduisent ainsi à la socialisation intégrale des moyens de production et à sa mise en œuvre par l’État dans le cadre d’une planification centralisée. C’est la troisième thèse de Honneth qui sous-entend que la théorie socialiste ainsi comprise par les pères fondateurs — notamment par Marx — ne pouvait déboucher que sur un socialisme étatiste, à l’exclusion de toute autre voie possible.

La conséquence de ces trois thèses est que la reprise du projet socialiste doit être encastrée dans un autre cadre théorique indépendant de ces présupposés qui l’ont réduit à l’état de modèle inopérant et non attractif. Le projet socialiste ne peut donc être reconstruit que sous trois conditions impératives : l’extension de la participation, la négation du prolétariat comme sujet historique central, la réouverture d’une voie d’expérimentation sociale destinée à explorer les différentes possibilités du socialisme. Celui-ci devra ainsi être compris comme un socialisme « postmarxiste » (p. 77).

L’alternative politique

Si l’on considère en premier lieu la réalisation de la liberté sociale dans le cadre de la coopération économique, il n’y a pas lieu d’abolir le marché, qui peut parfaitement constituer une forme de réalisation de la liberté sociale sous les conditions antérieurement considérées (v. supra). Il faudra plutôt en débarrasser le concept et la pratique de son interprétation par le capitalisme qui en fait la seule version possible de la coopération (p. 93). Il en résulte, d’une part, une critique sans concession de la théorie économique libérale mainstream, d’autre part, l’encadrement de certaines activités marchandes : soustraction des produits de première nécessité de la logique de l’offre et de la demande, taxation des profits réalisés sur le marché financier, possibilité de limiter les très hauts salaires des dirigeants ; enfin une attention spéciale dévolue aux processus d’expérimentation sociale destinés à déterminer quel type d’organisation du marché est le mieux à même de réaliser la liberté sociale. Tous les mouvements sociaux — classe ouvrière comprise — exclus du bénéfice normatif de la coopération sociale se trouvent alors habilités à mettre en œuvre les expériences les plus diverses : « socialisme de marché », « revenu universel », « salaire minimum », contrôle démocratique de la production (cogestion allemande), dont on pourra mesurer la validité sous le contrôle de la conception normative de la réciprocité. Cela revient à promouvoir des options théoriques et historiques ouvertes en laissant aux mouvements sociaux le soin de mettre en œuvre ces expérimentations. Ce sont elles qui contribuent progressivement à définir le but à atteindre, en donnant un contenu économico-politique au socialisme, plutôt que de se référer à un concept de socialisme posé a priori. Enfin, le recours à ce type d’expérimentalisme présente, selon Honneth, l’avantage de ne pas seulement s’appuyer sur des « subjectivités insurgées », mais sur des groupes ou des mouvements sociaux capables d’apporter des améliorations objectives qui peuvent se transformer en conquêtes institutionnelles réalisables (p. 99).

Si on se tourne maintenant vers la sphère politique, Honneth soutient que les socialistes ont manqué l’élément central de la revendication de son autonomie dans laquelle se serait aussi déployée une parité de participation fondée sur le travail délibératif de formation de la volonté générale. Cependant, la sphère politique ne se réduit pas à ce type d’interaction : elle assure aussi la coordination des deux autres sous-systèmes sociaux que sont l’économie et la famille pour conserver le principe de coopération transversal dont ils constituent les variantes. La sphère politique constitue donc « l’instance de pilotage » par excellence qui prend en charge le processus d’ajustement entre les expérimentations sociales et le projet normatif de parité de participation. De ce fait, l’espace public ne peut plus être indexé sur quelque groupe social que ce soit (pas même celui des salariés en général) et il possède alors une autonomie qui se définit par le seul recours à la communauté abstraite des citoyens (p. 128 sq.). Cet appui sur un espace public national n’est en rien restrictif et constitue même, à l’heure actuelle et peut-être pour longtemps, la seule base possible d’une coordination des différents espaces publics nationaux pour répondre au processus de mondialisation capitaliste.

Dès lors qu’elle se déploie sur ces trois niveaux, philosophique, historique et politique, cette reconstruction appelle une discussion différenciée, en raison des difficultés auxquelles elle doit faire face. On laissera de côté celles qui relèvent de l’exposé des prémisses philosophiques du projet, puisqu’on les a déjà discutés ailleurs [1], en s’intéressant de façon plus détaillée au cadre historico-politique proposé par Honneth. Les difficultés mentionnées affectent les trois objections qu’il adresse à la théorie du socialisme historique et qui constituent le point d’appui de la formulation de son projet. Ces objections sont formées partir d’un présupposé commun.

Socialisme théorique et socialisme pratique

Ce présupposé fait du socialisme le seul produit d’un bloc de théoriciens (Saint Simon, Fourier, Proudhon, Owen, Marx) sans prendre en compte les revendications concrètes du mouvement ouvrier qui semble définitivement minoré dans la définition du projet socialiste : tout se passe comme si, soit les théoriciens socialistes avaient extrait des conflits et de l’organisation du mouvement ouvrier un élan initial qu’ils ont conceptuellement réélaboré pour construire les différentes théories socialistes ; soit le mouvement ouvrier se conformait en tous points aux doctrines des théoriciens, de sorte que le socialisme devait nécessairement être compris comme un bloc formé de la théorie et du mouvement ouvrier. Or, c’est ce qui ne peut être accepté sans réticence, car ces deux instances entretiennent en réalité des rapports complexes et souvent divergents : les revendications du mouvement ouvrier ont manifesté, tout au long du XIXe et du XXe siècles, une certaine autonomie à l’égard des doctrines socialistes en réalisant des compromis que les théoriciens du socialisme n’étaient pas toujours prêts à accepter. Certains de ces compromis (coopérativisme, Land plan chartiste) pouvaient pourtant passer pour d’authentiques « expérimentations sociales ». Dans ces conditions, que vaut la critique selon laquelle toute la tradition socialiste aurait fait fond sur l’autodestruction inéluctable des structures du mode de production capitaliste, attitude « prophétique » qui l’aurait rendue aveugle aux différents compromis de classe, interprétables comme autant d’avancées vers le socialisme ? Et dans ce cas, pourquoi formuler une critique qui semble ignorer l’existence d’une telle alternative dans la tradition socialiste et qui constitue à bien des égards une ressource encore active dans les mobilisations collectives pour desserrer l’emprise de la domination du capitalisme en défendant et en élargissant les principes d’une libre coopération entre les travailleurs ?

La première thèse de Honneth est tout aussi problématique dans la mesure où, sur la lancée de son présupposé réductionniste, il soutient que pour réaliser les conditions d’une fraternité des producteurs, les rapports de coopération auraient été réduits par les théoriciens socialistes à la seule sphère économique, dissolvant ainsi la spécificité des rapports politiques. Ici encore, la thèse risque un démenti historique dans la mesure où l’histoire du mouvement ouvrier montre que celui-ci ne se réclame pas seulement de la fraternité de la Révolution française, mais aussi de la citoyenneté promue par celle-ci pour obtenir une reconnaissance politique de la capacité à participer à la conduite des affaires publiques. Sur ce point, il n’y a pas de raison particulière d’amputer la tradition socialiste ouvrière de son exigence proprement démocratique, comme si elle n’avait pas reconnu l’importance à part entière de la conquête d’une liberté politique subsumée sous le concept de liberté sociale. Enfin, cette revendication d’une citoyenneté à part entière aurait-elle disparu aujourd’hui du discours ouvrier et socialiste (au sens large) qu’il faille la réhabiliter comme un manque important à combler ? De ce point de vue, nombre d’expérimentations relevant de la démocratie directe ou de la démocratie associative ont été intégrées depuis au moins un demi-siècle et le sont encore dans des projets socialistes contemporains. L’expression de « socialisme démocratique » est aujourd’hui largement revendiquée par la plupart des mouvements socialistes. Le modèle du socialisme étatique des pays de l’Est s’est révélé n’être au fond qu’une parenthèse historique qui sert désormais et pour longtemps de repoussoir. En tout état de cause, l’erreur historique de Honneth ne change rien au fait qu’on ne contestera nullement que cette reconnaissance de la valeur de l’égalité civique s’intègre à part entière au sein d’un projet socialiste.

Reste la deuxième thèse de Honneth concernant la centralité de la classe ouvrière comme force historique porteuse des transformations économiques et sociales destinée à libérer la société des rapports de production capitalistes. Elle s’appuie sur de nombreux travaux de sociologie qui montrent que la classe ouvrière s’est en effet progressivement insérée dans un continuum de positions salariales différenciées, caractérisées par une forte croissance des professions d’encadrement et du secteur tertiaire. Sa composition sociale s’est aussi largement transformée depuis les années 1930 amortissant ainsi son potentiel conflictuel. Pour fondée empiriquement que soit cette analyse, elle conduit cependant à soulever deux difficultés caractéristiques de la conception honnethienne du socialisme. Cette conception semble en effet négliger le fait qu’existe aujourd’hui, au delà des différences en termes de dynamique d’emploi, de composition sexuée des métiers, de différences de diplômes et d’attitudes face à l’école, une « condition salariale » commune aux ouvriers et aux employés : faibles ressources économiques, tâches d’exécution, temps de travail faiblement maîtrisé, précarité, chômage et ségrégation spatiale, couplés à une faible mobilité sociale ascendante, synonyme d’enfermement social. Pour ne pas parler de ces franges de plus en plus nombreuses à la périphérie du salariat, exclues de toutes les sphères sociales et exclusivement dépendantes des minima sociaux. Si le socialisme aspire à une situation de participation paritaire dans toutes les sphères sociales, on devra alors répondre à deux questions : tout projet socialiste doit-il s’abstenir de s’appuyer prioritairement sur cette force sociale, comme il s’abstient de le faire pour la classe ouvrière « car ce serait donner un poids démesuré à des réalités transitoires et contingentes, soumises à des mutations de plus en plus rapides » ? De quelle manière l’expérimentalisme qui soutient ce projet socialiste peut-il contribuer à transformer une telle condition salariale qui, dans un pays comme la France, par exemple, ne concerne pas moins de 14 millions de salariés ?

Deux questions

À la première question, la réponse de Honneth se révèle finalement problématique, car ce modèle de la citoyenneté délibérative sur lequel il s’appuie constitue en réalité un espace de confrontation de forces sociales, de programmes de gouvernement et de pratiques politiques portés par des classes, au sens économique et sociologique, qui occupent des positions inégales dans l’espace social. Il est donc difficile de considérer que la parité de participation fait l’objet d’une répartition sociale égale et il est incontestable que celle-ci forme l’enjeu de la majeure partie des conflits sociaux (ce qu’admet Honneth). En conséquence, un socialiste égalitariste (en termes de participation sociale) ne peut demeurer cohérent avec lui-même que s’il adopte une position qui consiste à initier les transformations sociales les plus favorables aux positions les plus dominées pour rétablir l’égalité [2]. Volens nolens, sa position normative initiale de parité de participation l’oblige à défendre prioritairement les revendications sociales de ce « bloc salarial » et celle du Quart-Monde qui s’en trouve exclu. Mais sur quelles forces sociales prendra-t-il appui pour le faire dans un espace politique fortement polarisé, sinon sur celles qui revendiquent essentiellement cette égalité, qui ont le plus d’intérêt à la construire et à se mobiliser pour elle, lorsqu’elles ne sont pas découragées par les ralliements de leurs représentants aux sirènes de l’orthodoxie économique ? Il ne suffit pas, dans ce cas, de déclarer simplement que le prolétariat des services constitue « un destinataire important » des propositions normatives du socialisme (p. 99). Le choix de s’en remettre, sans autre précision, à un espace public indéterminé en charge de la coordination des trois sphères sociales et du « pilotage » des expériences, indique plutôt un lieu de décision que les positions qu’y défendra un socialiste et ceux aux côtés desquels il le fera. La thèse de Honneth risque, ici encore, de se retourner en son contraire : ce n’est pas l’ancrage dans un groupe social quelconque qui risque de fragiliser le socialisme dans un monde en mutation rapide, c’est plutôt sa navigation à la surface de l’espace social, indépendamment de toute référence centrale au salariat (p. 129), avec pour seule boussole une conception normative de la coopération et un appel à la citoyenneté en général (p. 100-101).

Concernant l’expérimentation sociale, si l’on se réfère au « socialisme de marché » l’expérimentalisme auquel invite Honneth se réduit à une simple « expérience de pensée » puisqu’aucune expérimentation sociale n’y correspond véritablement. Qu’en conclure si l’on veut en nourrir une expérience institutionnelle ? Si l’on se tourne vers le capitalisme social représenté par la cogestion allemande, on peut y voir une régulation du capitalisme en rééquilibrant le pouvoir économique au profit des salariés, mais cela ne garantit nullement ne serait-ce qu’une protection relative des segments les plus vulnérables du salariat. En ce qui concerne enfin le revenu universel mentionné par Honneth, celui-ci ne peut être enrôlé dans une expérimentation sociale favorable au socialisme que dans l’exacte mesure où l’on a d’abord tranché le débat qui oppose les partisans d’une telle conception à ceux qui l’interprètent, à l’inverse, comme une stratégie purement libérale de dérégulation sociale. L’idée du socialisme laisse ce débat en suspens, ce qui rend la valeur de cette solution indéterminée.

Il ne s’agit en rien d’une objection de principe contre les expériences sociales. Le problème est plutôt qu’elles ne pourront transformer les rapports d’exploitation et de domination de la condition salariale la plus dégradée et la plus massive, car elles laissent en effet hors d’atteinte des facteurs aussi déterminants que la mobilité internationale du capital financier, sa domination sur le capital industriel. Elles laissent aussi de côté la domination des différentes strates du capital financier les unes sur les autres où les marchés de niveau supérieur spéculent (effets de levier, fonds mutuels, fonds spéculatifs) sur les marchés de niveau inférieur en accroissant les risques financiers systémiques [3]. Elles laissent intact le problème des allégements fiscaux des tranches d’imposition supérieures et des bénéfices des sociétés qui font mécaniquement remonter le service de la dette ou les évasions fiscales massives que l’Europe a renoncé à juguler. Elles ne disposent pratiquement d’aucune prise (ou faible) sur les stratégies de délocalisation industrielle, et sur la mise en concurrence des systèmes de protection sociale. Elles offrent sans doute de bons exemples de respect d’une politique salariale décente, mais ne maîtrisent en rien la logique globale des revenus de transfert. Il découle de ce constat deux conséquences : la première est qu’il est assez difficile de se représenter la possibilité même d’expérimentations pour résoudre de tels problèmes, d’autant que celles-ci devraient faire l’objet d’une coordination internationale particulièrement difficile à organiser. La seconde est qu’il n’est sans doute pas nécessaire de procéder à des expériences pour savoir comment les problèmes peuvent être résolus : on ne manque pas de projets de réforme ou de régulation impliquant des interventions publiques coordonnées qui présentent certainement moins de contingence que le fait de s’en remettre à d’hypothétiques expériences imprévisibles. Tout cela ne devrait-il pas aussi être intégré dans un projet socialiste afin d’éviter que son centre de gravité ne repose que sur l’expérimentation sociale ?

Recensé : Axel Honneth, L’idée du socialisme, traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Paris, Gallimard, 2017, 184 p., 15 €.

par Christian Lazzeri, le 13 avril 2018

Pour citer cet article :

Christian Lazzeri, « Le socialisme peut-il être expérimental ? », La Vie des idées , 13 avril 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Le-socialisme-peut-il-etre-experimental

Nota bene :

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Notes

[1Christian Lazzeri, « Quelques prémisses pour une théorie de l’estime sociale », Terrains/Théories, n° 4, 2016.

[2Ce qui n’exclut en rien l’existence de positions dominées au sein des classes dominantes, comme c’est le cas en ce qui concerne les rapports de genre.

[3Randall Collins, « Emploi et classes moyennes : la fin des échappatoires », in Immanuel Wallerstein, Randall Collins, Michael Mann, Georgi Derluiguian, Craig Calhoun, Le capitalisme a-t-il un avenir ? Paris, La Découverte, 2014, p. 75-76.

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