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Recension Société

Le sexe est politique

À propos de : Amia Srinivasan, The Right to Sex : Feminism in the Twenty-first Century, Bloomsbury Publishing


par Marie Bastin , le 25 mai 2022


Partant de cas réels, la philosophe féministe Amia Srinivasan réfléchit aux stéréotypes qui façonnent nos désirs et nos représentations, et à ce que le croisement des dominations fait à la sexualité. Pour mieux imaginer la libération sexuelle du XXIe siècle.

Que faudrait-il pour que le sexe soit vraiment libre ? Poursuivant de manière critique la tradition féministe qui, de Simone de Beauvoir à Adrienne Rich, a montré que le sexe est politique, Amia Srinivasan révèle l’importance de repenser cette question aujourd’hui. À travers six essais qui abordent divers aspects politiques de la sexualité — les accusations de viol, la pornographie, le « droit » au sexe, les désirs sexuels, les relations sexuelles entre professeur∙es et étudiant∙es, la prostitution et le traitement des violeurs — l’autrice dessine les traits d’une politique du sexe émancipatrice pour le XXIe siècle.

Amia Srinivasan réfléchit à partir de cas réels, issus de jugements juridiques ou d’articles de presse, qu’elle emprunte aux contextes britannique, étatsunien et indien, à l’instar du viol de Jyoti Singh qui a provoqué en 2012 une vague de colère et de deuil national en Inde. L’autrice nourrit également sa réflexion d’analyses de situations vécues en première personne, mettant en pratique les apports épistémologiques du féminisme du positionnement [1]  : c’est en tant que professeure de théorie sociale et politique à l’Université d’Oxford, née de parents indiens, qu’elle s’exprime, forte de ses dialogues avec ses étudiant∙es, qui lui expliquent, par exemple, comment la pornographie oriente leurs attentes sexuelles, avec ses collègues, qui sont surpris que les étudiantes se plaignent de leurs regards sur leurs jambes, ou avec ses ami∙es, qui lui apprennent que sur Grindr [2] les photos de torses sont principalement ceux d’hommes asiatiques ne voulant pas montrer leur visage.

L’intérêt de l’ouvrage réside dans la méthode employée par l’autrice : toujours ancrer la réflexion dans l’analyse de cas réels ; ne pas proposer de réponses de principe mais partir de la situation des plus défavorisé∙es ; prendre en compte la manière complexe dont les différentes dominations se croisent dans les phénomènes analysés et rendent injuste toute politique qui suppose que les intérêts des dominés convergent nécessairement ; inscrire les réflexions dans l’histoire des débats féministes en les réactualisant et en se demandant ce que des éléments contextuels propres au XXIe siècle — omniprésence d’internet et des réseaux sociaux, capitalisme et État carcéral — font à la sexualité.

L’intersectionnalité comme méthode

Une politique du sexe ne peut être réellement émancipatrice que si elle prend au sérieux la relation complexe qu’entretient le sexe (au sens de sexualité), non seulement avec le sexe (au sens de différence sexuelle socialement construite) —, mais aussi avec la race, la classe, le handicap, la nationalité et la caste. Amia Srinivasan se revendique de l’intersectionnalité — selon l’expression forgée par Kimberlé Crenshaw — qu’elle interprète comme une orientation pratique et théorique qui considère que tout mouvement de libération qui se concentre uniquement sur ce que les opprimé∙es ont en commun ne peut servir que les moins opprimé∙es. La fécondité de cette démarche est donnée à voir dans l’analyse que conduit Amia Srinivasan, dans son premier essai, du cas des fausses accusations de viol. Si une approche par le prisme exclusif du genre révèle la place surdimensionnée que ces accusations occupent dans l’imaginaire collectif (il y a beaucoup plus de viols de femmes non reconnus que d’hommes faussement accusés), elle empêche de voir que, dans la plupart des cas, il s’agit d’hommes, et non de femmes, qui accusent d’autres hommes : des procureurs ou des policiers qui accusent à tort des hommes non blancs. Analyser le phénomène des fausses accusations de viol uniquement en termes de genre entretient la représentation raciste des violeurs comme noirs, inséparable de celle de l’hypersexualité des femmes noires (Davis 1983). Réciproquement, une lecture du phénomène par la seule grille du racisme réduit au silence les femmes qui veulent dénoncer le comportement qu’ont envers elles des hommes de la même « race » [3] qu’elles.

Déplacer les problèmes et poser les bonnes questions

Amia Srinivasan juge souvent insatisfaisante la manière dont les problèmes politiques de la sexualité ont été et continuent d’être formulés : son propos est, en ce sens, critique. Par exemple, dans le troisième essai de l’ouvrage, qui a donné son titre au livre, l’autrice étudie le cas des « incels » [4], ces communautés d’hommes qui revendiquent un droit au sexe et, accusant les femmes d’être responsables de leur célibat, prônent la violence à leur égard. L’analyse féministe habituelle de ces discours, qui réfute l’idée d’un droit au sexe et dénonce la violence et l’objectivation des femmes, si elle est tout à fait pertinente — « il n’y a pas de droit au sexe » (p. 95, nous traduisons), manque une partie du problème : elle ne dit rien de la manière dont les désirs sexuels sont façonnés par des normes, notamment patriarcales et racistes. Si la « baisabilité » est politique, la difficile question qui se pose est alors la suivante : comment penser de manière émancipatrice le caractère politique des préférences sexuelles sans nier pour autant l’autonomie des sujets désirants, c’est-à-dire sans transformer la politique de la sexualité en une entreprise de discipline des désirs ? En considérant les désirs des autres comme sacrés mais en s’efforçant de réévaluer les siens, en faisant confiance à la nature du désir qui peut nous conduire là où on ne l’avait pas imaginé, répond Amia Srinivasan.

De manière analogue, dans son cinquième essai, consacré à la question des relations sexuelles entre professeur∙es et étudiant∙es, Amia Srinivasan démontre la nécessité de déplacer le problème : au lieu de se demander si le consentement est possible quand il y a des différences de pouvoir, il faudrait, explique l’autrice, examiner si le sexe avec les étudiant∙es est compatible avec la pédagogie. Dès lors, une nouvelle question, au ton incisif, est posée par l’autrice : comment se fait-il que ces professeur∙es soient capables de tant de subtilités sur des sujets comme l’éthique de la torture (une réponse tranchée aurait pu être attendue), mais se contentent d’affirmer que des relations sexuelles avec des étudiant∙es sont légitimes dès lors qu’elles sont consenties ? Parce que la philosophie est une discipline dominée par les hommes, rappelle Amia Srinivasan. Le professeur qui a des relations sexuelles avec une étudiante commet donc une double faute : il ne redirige pas la charge érotique de la relation pédagogique vers son objet premier, le savoir, et il profite du fait que les femmes soient socialisées d’une manière patriarcale qui les pousse à croire que leur valeur dépend de leur capacité à attirer l’attention des hommes.

Examiner non pas seulement ce que dit la loi mais ce que fait la loi

Amia Srinivasan montre aussi à quel point proposer des réponses juridiques aux problèmes politiques de la sexualité est insuffisant, voire contreproductif. Des législations comme l’amendement Titre IX aux États-Unis [5], qui cherche à lutter contre les violences sexuelles dans l’enseignement supérieur, permettent-elles réellement d’interroger le type de sexualité produit par le patriarcat [6] ? Surtout, ces législations sont-elles utilisées par les universités pour protéger leurs étudiant∙es ou pour se protéger elles-mêmes de condamnations judiciaires ? Ce qui importe, explique Amia Srinivasan, n’est pas seulement ce que dit la loi mais ce que fait la loi, en particulier aux personnes les plus vulnérables. Dans le cas de la pornographie, objet du deuxième essai, il ne s’agit donc pas seulement de se demander si la législation anti-pornographique contredit ou non la liberté d’expression — c’est une des formes qu’a historiquement pris le problème dans les débats féministes aux États-Unis, avec d’un côté l’idée que de telles législations, en fondant leur jugement sur le contenu des œuvres pornographiques, violent la liberté d’expression de leurs auteur∙trices, et de l’autre la thèse selon laquelle la pornographie n’est pas qu’un discours, car l’érotisation de la subordination des femmes la rend réelle (MacKinnon 2007). Il faut se demander ce que de telles lois font aux femmes, selon Amia Srinivasan. Or, il apparaît qu’elles ont eu comme conséquence de renforcer l’exclusion de certaines pratiques sexuelles minoritaires (en 2014, le Royaume-Uni a par exemple interdit qu’apparaissent dans des films pornographiques l’éjaculation féminine et des pratiques typiques de domination féminine dans des rapports BDSM [7]), et surtout d’aggraver la situation des femmes qui dépendent le plus de la pornographie.

La responsabilité des féministes

Que devraient faire les féministes si elles avaient le pouvoir ? Certaines féministes ont du pouvoir, répond Amia Srinivasan : principalement des féministes riches, blanches et de pays occidentaux, qui peuvent participer à l’élaboration de politiques publiques ou donner de la visibilité à des campagnes de dénonciation sur les réseaux sociaux. Elles ont donc des responsabilités. Dans son dernier essai, l’autrice critique ce qu’Elizabeth Bernstein appelle le « féminisme carcéral » (2007), qui défend l’utilisation du pouvoir coercitif de l’État pour atteindre la justice de genre. Reste à savoir comment traiter les violeurs, question souvent utilisée comme pierre de touche pour dénoncer l’inconséquence du féminisme abolitionniste (qui défend la suppression de toute mesure carcérale). Il ne suffit pas de proposer comme solution non carcérale à la violence sexuelle des outils de lutte contre les oppressions économiques et politiques auxquelles sont corrélées ces violences, répond l’autrice : il y a quelque chose dans l’oppression patriarcale qui n’est pas réductible à ce type d’oppressions. Il faut chercher à transformer l’ordre social, non pas en s’en remettant au pouvoir coercitif de l’État mais à son pouvoir social, qui peut s’exercer par des instruments comme le revenu garanti ou les services publics de garde d’enfants, pour soutenir les initiatives des femmes pauvres cherchant à rendre leurs communautés plus sûres et plus justes. Une voie de prévention, de sensibilisation et de lutte contre les violences sexuelles est ainsi offerte par les institutions démocratiques et communautaires mises en place pour gérer la violence interpersonnelle, à l’instar du groupe d’autodéfense féministe indien Gulabi Gang [8].

Au fil des essais, le type de solutions féministes aux problèmes politiques de la sexualité que défend Amia Srinivasan se dessine : elles ont en commun de nécessiter de l’imagination. C’est elle qui doit nous aider à résister à la manière dont la pornographie façonne nos attentes sexuelles et elle qui doit être au cœur d’une éducation sexuelle négative, c’est-à-dire une éducation qui, sans dire ce que doit être la sexualité, rappelle que cette dernière n’est pas qu’imitation. C’est elle, aussi, qui doit nous permettre de discipliner non pas nos désirs, mais les voix qui nous disent depuis la naissance quels corps sont désirables, explique l’autrice dans le quatrième essai. Si le féminisme d’Amia Srinivasan est contextuel et informé par les débats historiques, il est aussi utopique [9] : c’est à cette condition seulement qu’il peut être proprement révolutionnaire, car un monde défait des dominations — et non pas conforté dans son fonctionnement par des mesures qui en soulagent les symptômes les plus flagrants — est un monde encore inconnu.

Les thèses défendues par Amia Srinivasan sont parfois très claires, comme la nécessité de protéger les travailleur∙euses du sexe, de dénoncer la destructivité des politiques carcérales, ou de critiquer les professeur∙es qui utilisent leur statut pour satisfaire leurs propres besoins narcissiques (en prenant, par exemple, leur revanche sur leur jeunesse, quand l’intellectualité n’était pas valorisée). Mais elle défend souvent aussi des thèses plus ambivalentes. Il est vrai que « le féminisme ne peut se permettre de croire que les intérêts convergent toujours, que nos projets n’auront pas de conséquences inattendues et indésirables », souligne l’autrice (p. xv, nous traduisons) : on comprend pourquoi une politique du sexe réellement émancipatrice ne saurait être confortable. Il reste que les traits du « féminisme au 21e siècle » ne sont, dans cet ouvrage, qu’esquissés. Le livre se pensant sur le mode de la collection d’essais, l’autrice ne théorise le féminisme qu’elle défend qu’à l’occasion de réflexions sur des cas concrets et de manière relativement brève. La préface prend le temps d’en synthétiser les grandes lignes, mais on aurait pu souhaiter que ces théorisations soient davantage approfondies. On aurait également aimé en savoir plus sur les propositions suggérées, par exemple sur les façons de réaliser l’éducation négative à la sexualité, ou de transfigurer nos désirs sexuels.

Amia Srinivasan, The Right to Sex : Feminism in the Twenty-first Century, Londres, Bloomsbury Publishing, 2021, 304 p.

par Marie Bastin, le 25 mai 2022

Aller plus loin

 Bernstein, Elizabeth. 2007. « The Sexual Politics of the “New Abolitionism” ». differences 18 (3) : 128‑51.
 Bessone, Magali. 2013. Sans distinction de race  ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques. Paris : Vrin.
 Davis, Angela. 1983. Femmes, race et classe. Traduit par Dominique Taffin. Paris : Des femmes - Antoinette Fouque.
 Garcia, Manon. 2021. La conversation des sexes. Philosophie du consentement. Paris : Flammarion.
 Harding, Sandra. 2021. « Repenser l’épistémologie du positionnement : qu’est-ce que “l’objectivité forte” ? » In Philosophie féministe. Patriarcat, savoirs, justice, édité par Manon Garcia, traduit par Charlie Brousseau, Thomas Crespo, et Léa Védie. Paris : Vrin.
 MacKinnon, Catharine A. 2007. Ce ne sont que des mots. Traduit par Isabelle Croix et Jacqueline Lahana. Paris : Des femmes - Antoinette Fouque.
 Mozziconacci, Vanina. 2022. Qu’est-ce qu’une éducation féministe ? Paris : Éditions de la Sorbonne.

Pour citer cet article :

Marie Bastin, « Le sexe est politique », La Vie des idées , 25 mai 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Le-sexe-est-politique

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Notes

[1Voir par exemple les travaux de Sandra Harding (2021).

[2Application de rencontre pour hommes homosexuels.

[3Entendu comme construction sociale (voir (Bessone 2013)).

[4Pour « involuntary celibate ».

[5Nom donné à l’amendement Title IX of the Education Amendments of 1972 interdisant la discrimination sur la base du sexe dans les programmes d’éducation financés par l’État fédéral.

[6Voir à ce sujet les analyses de Manon Garcia (2021).

[7Acronyme de « bondage, discipline, domination, soumission, sado-masochisme ».

[8Formé par des femmes de caste inférieure dans la région d’Uttar Pradesh en Inde, pour lutter contre les violences faites aux femmes, notamment sexuelles et dans la sphère domestique.

[9Voir la manière dont Vanina Mozziconacci (2022) analyse les utopies du care.

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