Laure Blanc-Benon reprend le débat entre Gombrich et Goodman sur le réalisme en peinture – et prétend apporter une alternative à leur antagonisme. L’enquête est passionnante, mais la solution proposée risque d’introduire une nouvelle confusion plus dérangeante que celles qu’elle permet d’éviter.
Recensé : Laure Blanc-Benon, La question du réalisme en peinture. Approches contemporaines, Paris, Vrin, 2009, 384 p., 30 euros.
Naturalisme/conventionnalisme
Laure Blanc-Benon revient sur une question qui fit l’objet d’un débat passionnant entre quelques-unes des figures majeures de la pensée esthétique anglo-saxonne, celle du rapport qu’entretiennent les représentations avec la réalité représentée. Si cet échange d’idées n’eut pas en France, c’est le moins qu’on puisse dire, un retentissement majeur, il s’est accompagné aux États-Unis de nombreuses publications. Avec une étude très érudite de ces textes dont la plupart n’ont pas été traduits en français, l’auteur propose une présentation documentée des différentes hypothèses qui se sont opposées, en centrant son approche sur les deux protagonistes déterminants du débat, Ernst Gombrich et Nelson Goodman. L’enjeu de son ouvrage est de proposer un dépassement de leur antagonisme.
La querelle a généralement été résumée par une opposition entre naturalistes et conventionnalistes. Si Ernst Gombrich a bien montré le caractère construit de l’illusion en image, il défend aussi l’idée qu’une image fidèle répond à des propriétés naturelles, correspondant à des spécificités biologiques de la perception. A contrario, Nelson Goodman considère que toute représentation n’est qu’une forme particulière de symbolisation, dont le caractère fidèle ou réaliste repose sur des conventions et non sur une organisation « naturelle » quelconque.
Remarquons avec l’auteur que la qualification abusive de « naturaliste » tendrait à faire oublier toute l’insistance dont a témoignée Gombrich pour mettre au jour le rôle du contexte dans la création de la représentation fidèle. Par ailleurs, résumer la thèse de Nelson Goodman par le terme « conventionnaliste » risque de faire oublier que le philosophe américain a de nombreuses fois rappelé l’importance de ce qu’il nomme l’ajustement des symboles et des systèmes de symboles dans des usages où, si aucun lien naturel ne nous permet d’identifier un mode de représentation plus fidèle qu’un autre, il n’en reste pas moins que tout système symbolique ne pourra pas, de fait, produire des représentation qualifiées de fidèles. « Là où Gombrich s’écarte de Goodman, c’est lorsqu’il considère que s’il y a toujours une multitude de façons de représenter quelque chose de façon plus ou moins ressemblante, il n’y en a qu’une qui suscite chez le spectateur le jugement unanime d’une ressemblance parfaite » (p. 70).
Ressemblance
Chez Nelson Goodman, il est ainsi fondamental de montrer que la représentation ne doit rien à la ressemblance. Représenter quelque chose et ressembler à quelque chose sont deux fonctionnements distincts, qui se croisent régulièrement mais ne sont pas déterminés l’un par l’autre, une image pouvant représenter A sans ressembler à A tandis que B peut ressembler à A sans le représenter. Pour Goodman, la grande différence entre représentation et ressemblance repose sur le fait que l’une est symétrique (si A ressemble à B alors B ressemble à A) tandis que l’autre ne l’est pas (si A représente B, B ne représente pas A). Laure Blanc-Benon met en avant une objection à ce raisonnement : il ne prend pas en compte l’usage commun de la notion de ressemblance. Ainsi, lorsqu’on parle d’une image qui ressemble à une personne particulière, on ne dit pas que cette personne ressemble à son portrait (ou alors en ayant conscience du caractère paradoxal du propos). Goodman considère une relation de ressemblance sortie de son contexte, pour montrer qu’elle ne fonctionne pas comme la relation de représentation et donc qu’elle lui est étrangère, alors que c’est seulement ce contexte qui permet de parler de relation de ressemblance. Évoquer la fidélité d’une image, son réalisme, n’a de sens que si on identifie la représentation comme telle. Dans le cas particulier où la représentation n’est pas identifiée (un leurre par exemple), alors il n’y a pas ressemblance. Bref, la ressemblance dont on parle lorsqu’on évoque des images tient compte du fait qu’il s’agit d’une représentation, et dans un tel contexte, la notion de ressemblance perd sa prétendue symétrie. « (…) Si l’un des relata est une image, alors la relation de ressemblance cesse d’être symétrique. Si l’on accepte ce postulat, alors la notion de ressemblance est l’une des composantes de celle de représentation (p. 132) ».
La « générativité naturelle » des images
Laure Blanc-Benon oppose la théorie de la « générativité naturelle » développée par Flint Schier à celle de Richard Wolheim pour qui « la représentation dépend d’une capacité visuelle hautement spécifique que nous, être humains, possédons tous et dont il y a raison de penser qu’elle est innée [1] » et qu’il nomme le « voir-en ». Pour Schier, la compréhension des images est le fruit d’une « générativité naturelle » des images, c’est-à-dire une capacité qu’a une nouvelle image à représenter sans qu’il y ait nécessité de dire à quoi elle fait référence dès lors qu’on a déjà appris à lire une image, dans ce même système de représentation (alors que l’apprentissage de chaque nouveau mot nécessite la connaissance de ce à quoi il réfère).
Laure Blanc-Benon conclut que « la ressemblance n’explique pas qu’il y ait une représentation ; de même pour la générativité naturelle. Mais une fois établi qu’il y a représentation (par un accord conventionnel), alors la ressemblance et la générativité naturelle sont des interprétations naturelles et non conventionnelles » (p. 182). Il s’agit donc pour Laure Blanc-Benon d’un premier argument important contre Goodman : la générativité naturelle détermine la spécificité du fonctionnement symbolique des images, leur donnant un statut particulier puisqu’il s’agit d’une propriété « naturelle » de la perception.
Ce qui singularise les images
Laure Blanc-Benon défend la « théorie de la reconnaissance d’aspect » de Dominique Lopes comme alternative à l’antagonisme Gombrich/Goodman. Ce qui différencie une image d’un mot ne dépend pas des propriétés du symbole mais du processus perceptif en jeu dans les différents systèmes symboliques. Ainsi, l’étude de l’expérience propre au fonctionnement d’une image témoigne du fait que l’image est plus contraignante que la description « car elle refuse explicitement de s’engager sur certaines propriétés de l’objet » (p. 193), là où la description verbale le fait par omission. Ce serait ainsi cet « aspect d’image » (pictorial aspect), « aspect qui impose nécessairement des refus explicites d’engagement [2] », qui distinguerait le caractère image des autres symbolisations.
Dominique Lopes ne hiérarchise pas les systèmes de représentation, refusant le naturalisme de Gombrich, mais il fait du choix du système de représentation un choix stratégique et non arbitraire. Prenons l’exemple emblématique de la perspective linéaire, qualifiée ici de pierre de touche de la querelle entre Gombrich et Goodman. La théorie naturaliste défend l’idée que le succès et l’adoption immédiate de la construction perspective sont le fruit de son caractère naturel et de la manière dont nous percevons naturellement. La théorie conventionnaliste voit au contraire dans ce système linéaire une forme conventionnelle parmi d’autres, mieux implantée parce que choisie par le plus grand nombre. Pour Dominique Lopes, ce choix n’a rien d’arbitraire, il est le fruit d’une stratégie liée à la structure aspectuelle des images qui imposent des choix selon la fonction que l’on souhaite leur donner. Un usage architectural de la représentation privilégie souvent par exemple une perspective isométrique ou cavalière, qui conserve les mesures des espaces représentés et le parallélisme des plans, tandis qu’une recherche illusionniste optera pour une perspective à points de fuite, qui donne beaucoup moins d’informations sur le lieu ou l’objet représentés mais joue de la position du spectateur pour insister sur le réalisme de l’image.
Si Laure Blanc-Benon fait preuve d’une grande rigueur dans l’exposé des débats, on peut cependant juger artificielle sa manière de poser la thèse de Dominique Lopes comme une troisième voie dépassant le débat Gombrich/Goodman. En effet, les arguments les plus contestables de Gombrich ne sont jamais abordés tandis que le conventionnalisme de Goodman, justement relativisé parfois, finit par être caricaturé. La fameuse énigme de l’induction de Goodman [3], centrale dans sa pensée philosophique, témoigne pourtant de l’importance qu’il a donnée aux concepts de correction et d’implantation. La perspective théorisée par Alberti au XVe siècle a par exemple rapidement été adoptée par les peintres, non seulement parce qu’elle permettait de représenter le réel, mais aussi parce qu’elle offrait une formidable règle d’organisation de la surface picturale et enfin parce qu’elle permettait à l’art de légitimer scientifiquement sa création, lui donnant accès à la catégorie des arts libéraux. On peut ainsi mettre au jour des caractéristiques de ce système de représentation qui expliquent pourquoi il s’est implanté dans les usages en ouvrant des possibilités nouvelles, pourquoi il s’est imposé avec évidence comme un système « correct » (rightness) de représentation. Le concept d’ajustement goodmanien permet donc de montrer, comme le fait Dominique Lopes, que le choix d’un système symbolique n’est pas le fruit du hasard, qu’il dépend de son implantation (entrenchment), de sa pertinence au regard de ce qui est et de ce qui pourra être. Telle qu’elle est exposée par l’auteur, la thèse de Dominique Lopes n’apporte donc rien de déterminant par rapport à celle de Nelson Goodman. L’explication de la diversité des systèmes symboliques par la nécessité de faire des choix en fonction de ce que les représentations imposent comme « refus explicites » d’informer sur certaines relations dans l’espace des objets représentés, est un exemple (parmi d’autres) illustrant la manière dont Goodman parle de cette diversité en général et des différents systèmes perspectifs en particulier.
Un regard nouveau sur l’art ?
Laure Blanc-Benon insiste à de multiples reprises sur la nécessaire distinction entre le caractère « image » et le caractère « peinture » d’une représentation picturale, à la fois et tour à tour image (représentation de quelque chose) et peinture (présentation de sa propre matérialité). Il s’agit principalement d’un choix de vocabulaire, permettant d’éviter des confusions : souvent, on parle de la contemplation d’une « peinture » là où le spectateur focalise principalement son attention sur « l’image ».
Si cette clarification permet d’éviter des ambiguïtés et ouvre la possibilité d’une meilleure compréhension de certains débats passés sur la manière dont la peinture représente, elle introduit également une nouvelle confusion qui me semble largement plus dérangeante que celles qu’elle permet d’éviter. En effet, l’usage commun du mot « image » nous permet de relier ensemble des familles différentes de représentations : on parle d’images en peinture, en gravure, en dessin, en photographie, en cinématographie, en vidéographie, etc. Si chacune de ces formes développent des manières différentes de représenter, on constate cependant que les propos tenus par les philosophes sur la représentation peuvent et doivent pouvoir s’appliquer à l’ensemble de cette famille. On a vu que Laure Blanc-Benon doit à plusieurs reprises expliquer que le terme « peinture » n’est pas à prendre au sens strictement déterminé par la présence matérielle de peinture mais qu’il englobe toutes les « surfaces recouvertes de marques » (p. 246). Remarquons tout d’abord qu’une distinction de vocabulaire qui oblige à appeler « peinture » un dessin au crayon peut d’ores et déjà susciter quelques réserves. Ce hiatus constitutif des représentations, entre la planéité du support matériel et la profondeur de ce qui est dénoté, n’existe-t-il pas dans la photographie, la vidéographie, la cinématographie ? Constatons que l’auteur ne se confronte jamais à ces autres formes de représentations, suggérant de manière implicite et contestable une certaine transparence de ces médiums au profit du représenté et semblant poser l’existence d’une spécificité du réalisme « en peinture » sans pour autant jamais argumenter ce point de vue.
La dernière partie de l’ouvrage se risque non sans courage à proposer une lecture singulière des œuvres d’art au regard d’une approche théorique nouvelle. Cependant, dans cette mission, Laure Blanc-Benon insiste sur des questions qui ne posent pas problème. La peinture a toujours été un entre-deux, un va et vient entre surface et profondeur, les artistes ont toujours intégré cette dimension dans leur pratique comme dans leurs discours. Si un peintre comme Nicolas de Staël s’est particulièrement attaché à exemplifier ce fonctionnement, c’est en réaction à une très courte période historique au cours de laquelle des artistes et théoriciens modernistes ont prétendu que l’essence de la peinture ne devait être cherchée que dans la planéité. Mais ce discours a fait long feu, le débat est depuis bien longtemps enterré et les recherches de Laure Blanc-Benon seraient bien vaines si elles n’avaient comme seul enjeu la révision d’un débat qui n’a depuis bien longtemps et avec une telle évidence plus lieu d’être. En revanche, la question du réalisme des images, à l’heure de la circulation immédiate et globale des représentations enregistrées aux quatre coins de la planète, s’inscrit dans une urgence que l’art d’aujourd’hui, à travers le dessin, la peinture, la vidéo, le cinéma, ne cesse d’interroger. Une telle étude aurait probablement pu éclairer ces pratiques contemporaines de manière singulière et précise.
Éric Valette, « Le réalisme des images »,
La Vie des idées
, 18 décembre 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://mail.laviedesidees.fr/Le-realisme-des-images
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