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Recension Société

Le paradoxe San Francisco

À propos de : Sonia Lehman-Frisch, Sociologie de San Francisco, La Découverte


par Flaminia Paddeu , le 8 novembre 2018


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Ville emblématique du progressisme californien, San Francisco est aussi la championne des inégalités sociales. La géographe Sonia Lehman-Frisch cartographie les ambiguïtés de cette cité singulière qui continue à être le porte-drapeau de l’innovation aux États-Unis.

San Francisco, cité de la contre-culture et des mouvements contestataires ? Ville créative des géants des hautes technologies ? Emblème de la gentrification et terrain de jeu des hyper-riches ? Avant-poste du progressisme politique ? Ou encore championne des inégalités sociales aux États-Unis ? Loin de proposer une réponse univoque, Sonia Lehman-Frisch prend le parti dans Sociologie de San Francisco de construire son travail de sociologie urbaine autour de ces multiples visages. San Francisco est en effet pétrie de contradictions, qui animent d’intenses débats dans la sphère publique, notamment autour de l’accès au logement, des inégalités sociales ou de la ségrégation ethnique. C’est sur ces ambivalences que s’interroge l’ouvrage, l’auteure prenant soin de brosser à grands traits les caractéristiques de la ville, de faire état des débats et des contestations, pour in fine déconstruire un certain nombre d’idées reçues. À cet effet, elle a réalisé un travail de documentation minutieux, convoquant des travaux scientifiques de référence ainsi que des articles de presse récents, afin de produire un ouvrage documenté, dense mais synthétique.

Écrit dans un style clair et dépouillé, l’ouvrage se lit aisément et permet à un lectorat novice de saisir les caractéristiques et tensions majeures qui traversent la ville de San Francisco aujourd’hui [1]. Dernière parution de la série « Repères » consacrée à la sociologie des villes – telles que Paris, Marseille ou Lille, l’ouvrage constitue la première incursion de cette collection dans les villes états-uniennes. L’auteure, professeure de géographie à l’Université Paris Nanterre et membre du laboratoire Architecture, Ville, Urbanisme, Environnement (LAVUE), met à profit sa connaissance détaillée de la ville de San Francisco comme sa pratique de la géographie sociale, pour dresser le portrait sociologique d’une ville dont elle est spécialiste.

L’ambition liminaire de Sonia Lehman-Frisch est de décrypter les « ressorts et les éléments sociologiques constitutifs de son [l’] identité singulière » (p. 4) de San Francisco. L’auteure vise ainsi à « analyser les rapports complexes et constamment renouvelés entre les groupes sociaux et leur ville » soit à « saisir le sens social de la ville » (p. 5). À cet effet, l’ouvrage est organisé en six chapitres questionnant chacun les représentations ordinaires de la ville telles que la « ville des quarti¬¬ers » (city of neighborhoods) (chapitre 1) ; la « ville sur la baie » (city by the Bay) (chapitre 2) ; la « ville des innovations » (city of innovations) (chapitre 3) ; la « ville de la diversité » (diverse city) (chapitre 4) ; la « ville de gauche » (left coast city) (chapitre 5) et la « ville en croissance » (growing city) (chapitre 6).

Une identité et une histoire singulières

Le premier chapitre présente les lignes de force qui structurent la ville et montre que son identité repose sur une organisation sociale et spatiale « lisible » au sens que Kevin Lynch donne à ce terme dans The image of the city [2]. Par-delà les représentations iconiques d’une ville considérée comme exceptionnelle – un joyau architectural fait de maisons victoriennes perchées sur de splendides collines avec vues imprenables sur la baie ou entourées de brume –, un ensemble de structures physiques et sociales constituent d’importants repères communs pour les habitants. La « grille sur les collines », les étapes de l’extension urbaine, les principes de zonage, les mobilités et infrastructures de transport, et les processus de ségrégation des minorités ethniques constituent quelques-unes des grandes lignes d’organisation du territoire. On retient notamment de ce premier chapitre des passages intéressants sur le rôle des mouvements sociaux dans l’avènement des mobilités douces comme la marche et le vélo – la Freeway Revolt de 1959 qui a mis un terme au développement des autoroutes intra-urbaines ou le Critical Mass de 1992 qui a mobilisé jusqu’à 5 000 cyclistes protestant contre l’absence de mesures en faveur du partage de la chaussée –, ou sur la constitution socio-historique des quartiers ethniques dits « historiques » tels que Chinatown, Fillmore (le ghetto afro-américain) et Mission (le barrio hispanique).

Le deuxième chapitre monte en échelle pour situer la ville dans la « Bay Area », un territoire métropolitain tricéphale (San Francisco-Oakland-San Jose) de douze comtés. Il rend compte des étapes de la croissance métropolitaine depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui. La croissance urbaine de San Francisco, originellement liée à la ruée vers l’or de 1848-1855 et aux activités minières, se structure ensuite autour des activités commerciales puis industrialo-portuaires. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, Oakland devient la principale gare de triage et ouvre également des chantiers navals ainsi que son propre port, qui devient vite le rival de celui de San Francisco. Après la Deuxième Guerre mondiale, le sud de la baie commence à se développer autour de l’industrie électronique qui a émergé à Palo Alto dès le début du XXe siècle, en lien avec l’université Stanford. Cette Silicon Valley connaît une croissance spectaculaire à partir des années 1970 suite à l’invention des ordinateurs personnels.

L’auteure décrit ces territoires métropolitains au prisme d’une « écologie résidentielle » [3] : elle en caractérise la géographie sociale à travers les paysages résidentiels qui sont produits. Ainsi, si les ouvriers et les populations modestes résident à proximité des espaces industriels, dans des cottages ouvriers ou des bungalows, les élites urbaines se sont installées sur les hauteurs ou à proximité des emplois les plus qualifiés. Ces populations bourgeoises – universitaires, ingénieurs, entrepreneurs – habitent la middle classe ecotopia boisée d’Oakland, les maisons romantiques et naturalistes des collines de Berkeley ou les monster homes de Palo Alto ou Menlo Park.

Le troisième chapitre revient sur le succès économique de San Francisco qui a fait d’elle une métropole dite « innovante » et « créative ». Il se penche sur quelques domaines liés : finance et affaires ; hautes technologies ; tourisme et loisirs. L’auteure montre comment ce mode de développement économique participe à la production des inégalités, notamment via une polarisation des salaires. Ainsi, « parce qu’elle est une métropole créative, San Francisco est aussi une métropole inégale » (p. 61). Elle explique en particulier comment, depuis le dot-com boom des années 1990 et l’apparition des start-ups dans les années 2000, les technologies de l’information opèrent un « retour en ville » à San Francisco, au détriment de la Silicon Valley. La ville conserve et attire ses start-ups, dont certaines sont devenues des géants du secteur comme Twitter ou Uber, notamment grâce à de généreuses déductions fiscales proposées par le maire démocrate Ed Lee (2011-2017). Ces mesures incitatives et les conséquences de ce « retour en ville » ne sont pas sans susciter de vifs débats au sein des habitants sur la disponibilité de surfaces de bureaux ou l’accès au logement.

Le quatrième chapitre vise à « mettre en lumière les effets du succès économique exceptionnel de San Francisco sur la diversité de sa population, sa structure sociale, ses modes de vie et ses valeurs » (p. 63). Si à San Francisco les minorités ethniques sont majoritaires devant les Blancs (42 %), faisant d’elle une métropole « majority minority » avec d’importantes populations asiatique (23 %) et hispanique (23 %), la ville connaît néanmoins un « Black Exodus ». Ce dernier est lié à un mouvement de suburbanisation des Afro-Américains ainsi qu’à un retour vers le Sud des États-Unis. Si la ségrégation ethnique reste forte, elle aurait légèrement diminué ces deux dernières décennies, un constat à nuancer cependant selon les groupes ethniques considérés.

Par ailleurs, la montée en puissance du tertiaire supérieur et des professions créatives, qui a marqué les dernières décennies, masque le fait que San Francisco est classée seconde parmi les grandes villes les plus inégales, derrière Miami. Les pauvres y sont moins pauvres que dans les autres grandes villes états-uniennes, mais les riches considérablement plus riches. San Francisco abrite en effet une très forte concentration d’ultra-riches, et les ménages blancs constituent près de deux tiers des ménages riches. Le chapitre fait une synthèse éclairante sur la gentrification, sociale comme ethnique, dont San Francisco est paradigmatique. Depuis l’office boom des années 1980 attirant les yuppies et le dot-com boom de la fin des années 1990 jusqu’à la « supergentrification » des années 2000, San Francisco est aujourd’hui la métropole la plus chère des États-Unis, ce qui pose des problèmes majeurs d’accès au logement et à la propriété.

Le cinquième chapitre envisage les solutions politiques mises en œuvre à San Francisco, des mobilisations citadines aux politiques municipales, pour faire face aux contradictions générées par ces évolutions économiques. « À la pointe du progressisme aux États-Unis » (p. 100) (existence d’un salaire minimum, logement abordable, accueil des SDF et des immigrants), San Francisco creuse pourtant ses inégalités. L’auteure y pointe le paradoxe fondamental de la ville : « en accueillant et en servant les populations les plus vulnérables, ces politiques contribuent aussi à creuser les inégalités : a contrario, en leur refusant une place dans la ville, San Francisco deviendrait incontestablement une ville moins inégale car exclusivement composée de populations riches… et donc plus injuste » (p. 100). Ce chapitre particulièrement bien mené rend compte des décennies de mobilisations associatives, en partie héritées des mouvements civiques des années 1960-70 qui ont réussi à peser sur les politiques publiques, voire sur les actions d’entreprises privées comme Google ou Airbnb. Finalement, la permanence des débats et la prévalence des sentiments d’injustice s’expliqueraient moins, selon l’auteure, par la force des inégalités que par la persistance d’un idéal de justice.

Le dernier chapitre se concentre sur les effets de l’attractivité de San Francisco, en particulier sur l’urbanisme et les modes de vie. Les chantiers liés au tournant culturel des années 1990, à la restructuration du système de transport, à la croissance du Financial District entraîné par les secteurs des hautes technologies, de la banque, des services aux entreprises et de la santé, ont engendré une phase de construction accélérée. Face à un agenda pro-growth qui s’étend jusqu’aux cercles progressistes, les débats autour de la crise du logement continuent d’être virulents, bien que l’opposition au développement urbain se soit considérablement affaiblie. L’auteure décrit ainsi le lifestyle et le « coffee society  » des techies, qui vivent dans des condominiums de luxe à la localisation hyper-centrale.

Quid de l’environnement et des politiques urbaines ?

Cet ouvrage intéressant m’a toutefois laissé sur ma faim à plusieurs égards. L’ouvrage donne parfois l’impression de tenir une position inconfortable : brosser un portrait élogieux du caractère exceptionnel et progressiste de la « ville préférée de tous » (p. 3), tout en faisant état des critiques proférées à son encontre face à l’accroissement des inégalités socio-spatiales et immobilières. La structure argumentative des chapitres repose ainsi fréquemment sur le même modèle dialectique : un état des lieux des grandes dynamiques ou structures socio-spatiales de la ville, une recension des débats et critiques attenants – par exemple sur la ville créative, la gentrification, ou l’accès au logement –, puis une synthèse à la tonalité relativiste visant à prendre de la distance avec les critiques formulées et à insister sur le caractère plus progressiste de la ville par rapport à d’autres métropoles états-uniennes. L’auteure fait ainsi état des controverses, de leurs sujets comme des forces en présence, sans pour autant proposer d’interprétation qui lui soit propre. Si cette démarche peut apparaître comme une manière de rendre compte du « paradoxe » San Francisco, elle trahit aussi à mes yeux une volonté excessive de neutralité scientifique. Elle amoindrit ainsi quelque peu la force de la démonstration.

Il me semble ensuite que l’analyse des politiques urbaines municipales est insuffisante dans l’ouvrage. Si elles sont régulièrement évoquées, elles sont parfois étonnamment discrètes dans certains chapitres : ainsi, dans le quatrième chapitre, le phénomène de gentrification semble avoir lieu indépendamment des politiques urbaines, qui y ont pourtant leur rôle. À d’autres reprises, le gouvernement urbain paraît dédouané d’un certain nombre de responsabilités, l’auteure considérant que ce dernier ne peut résoudre des inégalités résultant de processus plus vastes et régis à d’autres échelles. Or, le caractère ambivalent de la municipalité, à la fois progressiste, porteuse d’un agenda pro-growth, et fer de lance de la ville créative, aurait mérité d’être analysé plus précisément afin de comprendre comment ces logiques contradictoires coexistent.

Enfin, l’absence de questionnements écologiques est frappante dans l’ouvrage. C’est d’autant plus étonnant que ces enjeux transforment les modes de vie des habitants – leurs pratiques de consommation, leur mobilité, leur militantisme – et que la ville de San Francisco est pionnière en matière de politiques urbaines environnementales innovantes. La prise en considération de ces enjeux aurait permis par exemple d’interroger le rôle de certaines pratiques citoyennes « environnementales » distinctives des classes supérieures dans les quartiers gentrifiés. On peut ainsi regretter une conception de la sociologie urbaine qui n’articule pas les modes de vie, les transformations et les politiques urbaines aux questions écologiques.

En définitive, l’ouvrage de Sonia Lehman-Frisch constitue une excellente entrée en matière dans la sociologie urbaine san franciscaine, grâce à une synthèse intéressante, précise et documentée. Les chapitres quatre et cinq sont particulièrement captivants, articulant habilement les dynamiques socio-spatiales, les mobilisations citadines et les transformations urbaines pour montrer la fabrique de la ville à l’œuvre. Loin de proposer une réponse univoque aux questions soulevées, les analyses permettent de dépasser les poncifs traditionnellement associés à San Francisco. L’ouvrage donne ainsi à voir une belle manière de pratiquer et de transmettre une géographie sociale attentive identités individuelles et collectives qui se déploient dans une ville.

Sonia Lehman-Frisch, Sociologie de San Francisco, La Découverte, collection « Repères », 2018. 128 p., 10 €.

par Flaminia Paddeu, le 8 novembre 2018

Pour citer cet article :

Flaminia Paddeu, « Le paradoxe San Francisco », La Vie des idées , 8 novembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Le-paradoxe-San-Francisco

Nota bene :

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Notes

[1Du même auteur, on peut lire Sonia Lehman-Frisch, « San Francisco, métropole inégale », 2 octobre 2015.

[2Dans cet ouvrage fondateur d’anthropologie et de psychologie urbaines publié en 1960, Kevin Lynch défend que la capacité des citadins à se former une image mentale partagée de leur ville constitue un critère fondamental de l’urbanité.

[3Walker R., « Landscape and city life. Four ecologies of residence in the San Francisco Bay Area », Ecumene, vol. 2, n° 1, 1995, p.33-64.

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