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Dossier : Persistance de l’Ukraine

Le droit international face à la guerre en Ukraine
Entretien avec Julia Grignon


par Juliette Roussin , le 18 avril 2022


Depuis le début de la guerre en Ukraine, les accusations de crimes de guerre se multiplient, et le droit international est très souvent invoqué pour dénoncer les actions de l’armée russe. La juriste Julia Grignon revient sur les spécificités du droit international humanitaire.

Julia Grignon est professeure agrégée de droit à l’Université Laval, chercheuse en droit des conflits armés à l’IRSEM (Institut de Recherche Stratégique de l’École Militaire). Elle est l’autrice de L’Applicabilité temporelle du droit international humanitaire (Schulthess/LGDJ, Genève, 2014) et de nombreux articles scientifiques. Depuis le début de la guerre en Ukraine, Julia Grignon et les membres de son programme de recherche « Osons le DIH », analysent régulièrement divers aspects du conflit ukrainien à la lumière du droit international humanitaire, sur le blogue Quid Justitiae.

La Vie des idées : Qu’est-ce que le droit international humanitaire, ou droit des conflits armés ?

Julia Grignon : Le droit international humanitaire est la branche du droit international public applicable dans les conflits armés. Il a effectivement pour synonyme « droit des conflits armés » ou encore « jus in bello », par opposition au « jus ad bellum  » ou « jus contra bellum » qui recouvre le droit de la Charte des Nations Unies, c’est-à-dire le droit au recours à la force en droit international. Le droit international humanitaire est aujourd’hui contenu dans une centaine de traités internationaux dont le socle fondamental est constitué par quatre Conventions, adoptées à Genève le 12 août 1949, qui ont chacune vocation à protéger une catégorie de personne particulière (les blessés et malades, les naufragés, les prisonniers de guerre et les personnes civiles) ; et deux Protocoles additionnels adoptés en 1977, qui complètent le droit international humanitaire applicable aux conflits armés internationaux et non internationaux. En plus de compléter les protections aux personnes affectées par les conflits armés internationaux, le premier Protocole additionnel comprend toutes les règles relatives à la conduite des hostilités, c’est-à-dire aux moyens et méthodes de guerre licites en temps de conflits armés, qui s’articulent autour de trois règles fondamentales : la distinction, la proportionnalité et les mesures de précaution.

La Vie des idées : Depuis le début de l’invasion russe, votre équipe de recherche analyse le déroulement du conflit à la lumière des règles du droit international, et relève notamment les violations au droit des conflits armés commises par les deux camps. Concrètement, comment travaillez-vous ? Comment documentez-vous les violations et crimes de guerre ? Ce travail de documentation et d’analyse contribue-t-il à qualifier les faits en vue de l’émission de mandats d’arrêt par la Cour pénale internationale ?

Julia Grignon : Notre travail consiste à éclairer les affrontements se déroulant sur le territoire de l’Ukraine au regard du droit international humanitaire. Il ne s’agit pas de prendre part à un processus judiciaire. En cela nous ne documentons pas les faits ni ne posons de qualification juridique propre à être produite dans le cadre d’un procès pénal. Notre démarche part du principe qu’avant le temps judiciaire, le temps du procès pénal, au cours duquel toutes les responsabilités devront effectivement être établies, il y a le temps du conflit armé lui-même, le temps que nous vivons actuellement. Un temps dans lequel s’applique le droit international humanitaire dont il faut chercher le respect, afin justement de minimiser ses violations autant que faire se peut. Or, une des manières de contribuer à une culture de respect du droit international humanitaire consiste à en assurer la diffusion. C’est ce que nous cherchons à faire à travers les notes de blogue que nous produisons. Nous utilisons les faits tels qu’ils nous sont présentés par différents médias que nous estimons fiables, médias traditionnels comme médias sociaux, ainsi que toute la documentation disponible en « open source ». Nous nous assurons toujours que les événements que nous évoquons sont corroborés par plusieurs sources et lorsque c’est le cas, nous formulons des hypothèses. Nos notes de blogue sont donc toutes rédigées au conditionnel.

Ce travail nous a permis de faire connaître le droit international humanitaire, notamment auprès de personnes qui ont vocation à l’appliquer. En effet, certaines dispositions s’adressent à tout le monde, et pas simplement aux États ou aux autorités qui les représentent. Les journalistes se sont par exemple particulièrement intéressés à la règle qui interdit de soumettre des prisonniers à la curiosité publique. Cette règle est énoncée à l’article 13 de la Troisième Convention de Genève qui protège les prisonniers de guerre. Elle signifie que, même sans qu’ils subissent d’insultes ou de violences verbales ou physiques, faire parader des prisonniers de guerre ou les contraindre à apparaître sur des photos ou dans des films revient à les humilier. C’est donc une pratique interdite. Si l’une des parties au conflit ne respecte pas cette règle, les photos ou les films ainsi obtenus ne devraient pas être relayés par les médias. Le faire ne constitue pas un crime de guerre, c’est néanmoins une violation du droit international humanitaire. Afin de ne pas participer à la violation de la règle, certaines rédactions journalistiques ont donc instauré la pratique de flouter les visages des prisonniers avant de diffuser leur image. Plus largement, faire savoir qu’il y a du droit dans la guerre, cela permet aussi de mobiliser la société civile, qui peut se saisir du droit en exigeant des autorités qu’elles mettent en œuvre leurs obligations juridiques.

La Vie des idées : Dans son blogue, votre équipe de recherche propose une analyse juridique de nombreuses situations apparues en Ukraine, comme l’accueil inconditionnel des réfugié.es, le siège d’une ville ou le respect des droits des personnes LGBTQ+ en temps de guerre. Pouvez-vous nous donner quelques exemples dans lesquels le droit des conflits armés entre directement en jeu et permet éventuellement de qualifier certains actes de violations ou de crimes de guerre ?

Julia Grignon : Lire le conflit au prisme du droit permet de démontrer que le droit international humanitaire ne laisse rien au hasard. Depuis le 24 février, jamais nous n’avons été face à une situation qui n’aurait pas été encadrée par le droit. Dans les sept notes de blogue que nous avons produites jusqu’ici, nous avons relevé autour d’une trentaine de comportements qui appelaient à nos yeux un éclairage juridique. Parmi ceux-ci on peut mentionner les bombardements indiscriminés qui selon toute vraisemblance ont eu lieu dans de nombreuses villes ukrainiennes et en particulier à Marioupol, c’est-à-dire le bombardement de biens qui ne constituent pas des objectifs militaires au sens du droit international humanitaire, et en particulier le bombardement d’hôpitaux, qui bénéficient d’une protection spéciale. En effet, en plus de la protection générale contre les attaques attachée à tous les biens de caractère civil, la protection des hôpitaux fait l’objet de règles particulières. Celles-ci sont très anciennes, ont acquis un caractère coutumier et sont criminalisées dans le Statut de Rome. On peut également mentionner la déportation, qui consiste à obliger des personnes à quitter leur résidence habituelle vers un autre territoire, pratique à laquelle sembleraient se livrer les Russes à Marioupol et dans le Donbass. Faisant écho aux déportations de la Seconde Guerre mondiale, ces transferts forcés de population sont rigoureusement interdits. Ils ont également acquis un caractère coutumier et sont criminalisés au titre des crimes de guerre.

Les nombreux exemples de violations du droit international humanitaire qui peuvent constituer des crimes de guerre ne doivent toutefois pas occulter que certains comportements constituent des violations qui ne sont pas des crimes de guerre, car elles ne sont pas criminalisées. Mais inversement, la gravité et le nombre des crimes commis ne doivent pas faire oublier que le droit international humanitaire est également respecté pendant les conflits armés, même actuellement en Ukraine. Toutefois, le respect du droit est silencieux. Alors que les images de ce qui constitue de manière évidente des crimes affluent, aucun média ne fera jamais la liste de tous les comportements respectueux du droit international humanitaire. Un soldat qui n’attaque pas une personne civile, un commandant qui ne donne pas l’ordre de bombarder un bâtiment de caractère civil, un soldat blessé qui est soigné ou encore un soldat qui ne procède pas au pillage des commerces qui se trouvent sur le territoire qu’il contrôle, tout cela, ça ne se documente pas. Pourtant cela se produit également, quotidiennement.

La Vie des idées : Les massacres de civils de Boutcha et de Borodianka découverts après le retrait des troupes russes de la région de Kiev au début de cette semaine peuvent-ils être qualifiés de crimes de génocide, comme le soutiennent les présidents Zelensky et Biden ?

Julia Grignon : Avant d’entrer dans quelque qualification juridique que ce soit, j’aimerais préciser que les images et les témoignages qui arrivent de Boutcha, de Borodianka, et d’autres régions, relèvent de l’innommable, au sens littéral du terme. Il est presque impossible de mettre les mots justes sur de tels comportements, et ce peu importe qui les a commis. Le génocide est l’un des quatre grands crimes internationaux prévus par le Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale et adopté en 1998. Sur la base de textes internationaux préexistants et du développement sans précédent de la jurisprudence, issue en particulier des tribunaux pénaux internationaux qui avaient été spécifiquement créés pour juger des crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda, le Statut de Rome distingue le crime de génocide, le crime contre l’humanité, le crime de guerre et le crime d’agression. Chacun répond à une définition différente. Toutefois un même acte peut relever de la définition de plusieurs crimes. Un meurtre, par exemple, peut être constitutif d’un crime de guerre et/ou d’un crime contre l’humanité et/ou d’un crime de génocide. Ce qui va permettre de distinguer entre ces crimes, ce sont les autres éléments de leur définition. En ce qui concerne le génocide, sa grande spécificité est qu’il exige que l’acte ait été commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe protégé. Ce groupe peut être un groupe national, ethnique, racial ou religieux, à l’exclusion de tout autre. Il faut donc d’abord rapporter la preuve de l’existence d’un tel groupe, ce qui en soi peut s’avérer complexe, puis démontrer l’intention de le détruire en tout ou partie, dont la preuve directe est particulièrement difficile à fournir, et enfin que l’acte s’inscrivait dans cette intention. Par ailleurs, le génocide fait l’objet d’une Convention internationale relative à sa prévention et sa répression. À ce titre, le génocide peut donc également donner lieu à la mise en cause de la responsabilité de l’État. Du point de vue de la technique juridique, il s’agit donc d’un crime dont il est difficile de rapporter la preuve de sa commission, c’est une des raisons pour lesquelles les juristes tendent à l’appréhender avec tant de précautions. En raison de la nature de ce crime, dont on a pu dire qu’il constituait « le crime des crimes », le génocide a également une résonnance politique particulière et l’invoquer pour décrire les agissements qui sont constatés sur le territoire de l’Ukraine actuellement a une fonction rhétorique importante, celle d’insister sur leur gravité.

La Vie des idées : Comment le droit fait-il la différence entre belligérants et civils ? On a vu apparaître certains cas-limites au cours de la guerre en Ukraine : le président Zelensky a par exemple appelé l’ensemble de la population à confectionner des cocktails molotov, une « cyber-armée » s’est constituée pour perturber les opérations russes… Les personnes qui participent à ces activités sont-elles considérées comme des civils ou des parties prenantes au conflit ? Qu’implique leur éventuel changement de statut au regard du droit ?

Julia Grignon : Dans les conflits armés internationaux, le droit international humanitaire fait une distinction fondamentale entre les combattants et les civils. En termes de statut, la différence est fondamentale puisque les premiers ont le droit de participer aux hostilités, c’est même leur métier, alors que les seconds peuvent être poursuivis pour avoir pris part aux hostilités. De même, seuls les combattants ont droit au statut de prisonnier de guerre s’ils tombent aux mains de l’ennemi. Ils sont alors protégés par une Convention qui leur est tout entière destinée, la troisième Convention de Genève de 1949. Il n’y a pas de catégorie intermédiaire : toute personne qui n’est pas un combattant doit être considérée comme une personne civile et si tel est le cas elle sera protégée au titre d’une autre Convention, la quatrième.

La définition des combattants fait l’objet d’une disposition très détaillée : l’article 4 de la Troisième Convention de Genève. En résumé, on peut en retenir que tous les membres des forces armées régulières sont considérés comme des combattants. Il en va de même, par exemple, d’autres corps de volontaires qui seraient rattachés à une partie au conflit, à certaines conditions spécifiquement énumérées, ou encore de personnes qui participeraient à une levée en masse. Toutes les autres personnes sont donc des personnes civiles, qui, à ce titre, devraient s’abstenir de participer aux hostilités. Il arrive cependant qu’elles le fassent. On parle alors de participation directe aux hostilités, une notion qui peut s’avérer complexe à analyser. En effet, distinguer entre différentes contributions comme la constitution de cocktails molotov ou le réapprovisionnement des troupes peut apparaître subtil. Bien que certaines controverses doctrinales subsistent aujourd’hui, on considèrera qu’une personne participe directement aux hostilités si, par ses agissements, elle nuit aux opérations militaires de l’ennemi ou cause des pertes, blessures ou destructions à des personnes ou des biens protégés, si un lien de causalité peut être établi entre ces agissements et les effets nuisibles produits, et si ces agissements sont destinés à causer ces effets nuisibles, à l’avantage d’une partie au conflit et au détriment d’une autre. Si ces conditions sont réunies, la personne en question reste une personne civile, mais elle perd les protections qui sont attachées à son statut. Il est alors notamment licite de la prendre pour cible au cours des affrontements. Ainsi, une personne civile pourrait être considérée comme participant directement aux hostilités, et donc faire l’objet d’attaques, à partir du moment où elle entreprend de confectionner des cocktails molotov, pendant le temps où elle se déplace vers le lieu des affrontements, pendant le temps où elle s’engage dans ces affrontements en utilisant ces armes, et jusqu’à ce qu’elle cesse d’y prendre part.

La Vie des idées : Comment le droit international humanitaire s’élabore-t-il, qui l’écrit ? Certaines règles s’appuient sur des distinctions morales fines, comme la différence entre ruse militaire et perfidie, et on peut penser que la conception de ce qui est ou non permissible en temps de guerre varie selon les pays, comme le sacrifice de soi. Les règles du droit international humanitaire tendent-elles à privilégier certaines conceptions morales et politiques ?

Julia Grignon : Le droit international humanitaire est codifié dans des traités internationaux. Il s’agit donc de textes négociés entre États, et non de textes qui auraient été imposés par des âmes charitables. Il est d’ailleurs intéressant d’examiner la composition des délégations étatiques qui ont participé aux négociations ayant mené à l’adoption des Conventions de Genève : on y trouve un certain nombre de représentants des forces armées, dont des membres d’états-majors de certains États. De même, depuis quelques années, le Comité international de la Croix-Rouge, qui est le gardien du droit international humanitaire, a pris l’habitude de convoquer des rencontres d’experts pour éclairer l’interprétation à donner à certains aspects du droit international humanitaire, au vu de l’évolution des conflits armés contemporains. Il en résulte des rapports, comme sur la notion d’occupation ou la règle relative à la proportionnalité, ou des guides, comme le guide interprétatif sur la participation directe aux hostilités. Or, le CICR prend soin d’inviter à discuter entre eux des représentants des milieux gouvernementaux, académiques et militaires. Ce faisant, l’écriture comme l’interprétation de ce droit renvoient aux réalités opérationnelles et cherchent à s’y adapter au mieux afin de les encadrer efficacement.

Par ailleurs, bien que le droit international humanitaire, dans sa codification contemporaine, ait été initialement rédigé par des États qui ne représentent plus la réalité de ce que pourrait être la « communauté internationale », on constate deux éléments importants. Premièrement, les Conventions de Genève de 1949 jouissent d’une universalité inégalée, puisque 196 États y sont parties (contre 193 États membres des Nations Unies). C’est donc que la totalité des États du monde se reconnaissent dans la philosophie qui sous-tend la plupart des règles du droit international humanitaire. En cela on pourrait considérer que ce droit codifie certaines conceptions morales, mais c’est en fait le propre de tout corpus juridique. Bien que ce puisse être difficile à concevoir, la règle de droit international humanitaire a elle aussi vocation à réguler les rapports dans une société donnée, une société particulière, une société en guerre. Pour autant, et même si certaines de ses règles relèvent de la conscience élémentaire ou de l’humanité, il s’agit bien de droit, c’est-à-dire d’un ensemble de règles destiné à encadrer des comportements qui, s’il n’est pas respecté, peuvent faire l’objet de sanctions. Les traités internationaux de droit international humanitaire, comme tout traité international, font naître des obligations juridiques à l’égard de ceux qui les ratifient.

La Vie des idées : Les critiques du droit international humanitaire soulignent que, pas plus que les sanctions économiques, un mandat d’arrêt contre Poutine n’arrêtera le conflit. Que peut le droit face à la guerre ?

Julia Grignon : Je crois qu’il ne faut pas attendre du droit international humanitaire qu’il accomplisse ce qu’il n’a pas vocation à accomplir. Ce n’est pas un droit qui a vocation à arrêter la guerre, ni même un droit qui interdit toute perte civile. C’est un droit d’exception, qui porte peut-être en partie mal son nom puisqu’il s’applique pendant les conflits armés, c’est-à-dire en plein chaos ; une situation qui n’a pas grand-chose d’« humanitaire ». C’est toutefois un droit qui s’adapte à cette réalité. On dit parfois qu’il a pour but d’« humaniser la guerre », ce qui peut également susciter des attentes trompeuses : la guerre est de toute façon inhumaine. Le droit international humanitaire n’a pas plus vocation à rendre la guerre aimable, ou moins scandaleuse. Simplement, il est possible d’alléger les souffrances de ceux qui sont affectés par les conflits armés, et il est possible de limiter l’ampleur des destructions : c’est à cela que sert le droit des conflits armés.

Ce droit fait aujourd’hui une différence pour des milliers de personnes : celles qui reçoivent de l’assistance humanitaire, celles qui reçoivent des nouvelles de leurs proches dont elles sont séparées du fait de la guerre, celles auxquelles est restitué le corps d’un proche, celles qui reçoivent la visite du Comité international de la Croix-Rouge lorsqu’elles sont privées de liberté, celles dont les droits sont respectés parce des soldats se sont conformés aux règles qu’il édicte et qui se retrouvent dans leurs manuels militaires, etc. Et il fait une différence pour les personnes affectées par la situation en Ukraine, mais aussi pour toutes les personnes affectées par tous les conflits au travers le monde, au Cameroun, en Colombie, en Éthiopie, en Lybie, au Mali, au Myanmar, en Syrie, en République démocratique du Congo, en Somalie, au Soudan, au Tchad, ou encore au Yémen. Affirmer que parce qu’il est violé actuellement en Ukraine il ne sert à rien, cela reviendrait à dire qu’il ne sert à rien pour personne, ce qui est tout simplement faux.

Pour comprendre la manière dont il convient d’appréhender le droit international humanitaire, on peut prendre l’exemple de l’internement. L’internement est une mesure administrative qui consiste à restreindre la liberté d’aller et venir de personnes lorsque la sécurité de la Puissance qui décide de procéder à l’internement le rend absolument nécessaire. Il ne s’agit donc en rien d’une mesure judiciaire. Ainsi, si on s’attend à ce que les garanties du processus judiciaire du temps de paix soient réalisées, telles que l’accès à un avocat et la possibilité de contester la légalité de la mesure privative de liberté, alors on ne peut qu’être déçu : ce n’est pas ce que prévoit le droit humanitaire, compte tenu précisément de la situation chaotique dans laquelle il a vocation à s’appliquer. Il prévoit seulement un contrôle administratif et une libération lorsque les raisons de sécurité qui ont justifié l’internement ont cessé d’exister. De même, si on attend du droit international humanitaire que le conflit armé ne fasse pas de morts, pas de blessés et ne porte pas atteinte aux biens de caractère civil, alors on ne peut qu’être déçu : là encore en conformité avec les réalités de la guerre, il énonce qu’on ne doit attaquer que des objectifs militaires, mais, d’abord, il prévoit qu’un bien de caractère civil peut devenir un objectif militaire, en raison de son emplacement ou de son utilisation par exemple, et ensuite, lorsqu’un objectif militaire licite est ciblé, le droit international humanitaire prévoit que les pertes et dommages pour les civils doivent être limités au maximum, mais pas qu’il ne soit fait aucune perte et dommage pour les civils. Insister sur ce point n’est pas révélateur d’un esprit belliqueux, c’est simplement s’en tenir à un niveau de réalité dans lequel on peut encore obtenir que soit respecté le droit. En effet, c’est à ceux qui font la guerre qu’il faut rappeler les règles. À exiger des mesures irréalistes, on perdrait assurément toute chance de les voir appliquées.

par Juliette Roussin, le 18 avril 2022

Pour citer cet article :

Juliette Roussin, « Le droit international face à la guerre en Ukraine. Entretien avec Julia Grignon », La Vie des idées , 18 avril 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Le-droit-international-face-a-la-guerre-en-Ukraine

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