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Le Corbusier reconsidéré

À propos des livres de François Chaslin, Xavier de Jarcy, Marc Perelman


par Claude Massu , le 21 octobre 2015


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À l’occasion du cinquantenaire de la mort de Le Corbusier, trois ouvrages ont relancé la polémique sur le caractère prétendument fascisant de la doctrine et des réalisations de l’architecte. La lecture minutieuse de son œuvre montre la difficulté de présenter une vision équilibrée de la réalité et une image nuancée du personnage.

Recensés : François Chaslin, Un Corbusier, Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2015 ; Xavier de Jarcy, Le Corbusier. Un fascisme français, Paris, Albin Michel, 2015 ; Marc Perelman, Le Corbusier. Une froide vision du monde, Paris, Michalon, 2015.

Alors que l’on commémore en 2015 le cinquantenaire de la mort de Le Corbusier avec en particulier une exposition au Centre Pompidou intitulée ‘Le Corbusier, Mesures de l’homme’ qui a été présentée jusqu’au début du mois d’août, trois ouvrages ont paru simultanément, ayant pour point commun une analyse critique du grand architecte, en particulier de son idéologie et des dimensions politiques de sa vie et de son œuvre. Il est reproché à l’architecte des relents d’antisémitisme dans certaines de ses correspondances, ses accointances avec des milieux fascisants des années 1920 et 1930, son séjour à Vichy en 1940-1942 et d’une manière générale son autoritarisme et sa quête perpétuelle de commandes qui l’a conduit à se rapprocher de régimes totalitaires comme l’Italie de Mussolini et l’URSS de Staline. Ces faits sont historiquement avérés et connus de tous les spécialistes et historiens qui ont étudié et continuent d’étudier la vie et l’œuvre de Le Corbusier. Pourquoi alors une telle unanimité éditoriale à souligner certaines faces sombres du maître en cette année 2015 ?

Les trois ouvrages en question ne sont pas de même nature. Le livre de François Chaslin repose sur une enquête historique approfondie alors que le texte de Xavier de Jarcy relève de l’écrit journalistique. Quant au texte de Marc Perelman, il s’agit d’un essai à charge sur les dimensions soi-disant éminemment contraignantes de l’espace conçu et construit de Le Corbusier. La présente recension portera surtout sur le livre de François Chaslin.

Une enquête en forme de promenade

Un Corbusier
François Chaslin, Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2015

François Chaslin est architecte, enseignant, historien et critique. Il a écrit des articles sur l’architecture dans Le Monde et Le Nouvel Observateur. Après avoir dirigé la revue L’Architecture d’aujourd’hui, il a produit l’émission Métropolitains sur France Culture. Son ouvrage intitulé lucidement Un Corbusier se compose de deux grandes parties. La première intitulée ‘Corbeau’ couvre la vie de Le Corbusier jusqu’en 1945. La seconde partie placée sous l’appellation de ‘Fada’ concerne le temps de la reconstruction après la Seconde Guerre mondiale. Elle est centrée exclusivement sur la catégorie des Unités d’habitation.

François Chaslin a procédé à un sérieux travail de recherches en se fondant sur la correspondance de Le Corbusier, sur le dépouillement de revues d’époque, voire sur la mise à jour de textes tombés dans l’oubli. C’est à un vrai travail de détective que s’est livré l’auteur. Son livre est dense et fort érudit. Sa densité lui donne un aspect un peu labyrinthique. On perd parfois le fil de cette étude minutieuse, parfois confuse tant elle se structure autour de nombreux méandres. L’auteur n’hésite pas à prendre des chemins de traverse et à multiplier les digressions.

Le propos général du livre est présenté dans les premières pages. Il ne s’agit pas d’écrire une énième biographie de Le Corbusier mais de s’engager dans une promenade en zigzag dans les écrits et l’œuvre. Dès l’abord, l’évocation des pseudonymes introduit à la difficulté de saisir le personnage de Le Corbusier. Il reste que l’objet de cette première partie avec des présentations fouillées est de cerner au plus près dans la période de l’entre-deux-guerres les relations professionnelles ou amicales de Le Corbusier, les revues auxquelles il a collaboré, et son entourage immédiat. Une très riche galerie de portraits d’architectes, artistes, historiens d’art, penseurs, écrivains, hauts fonctionnaires, ministres, etc. ressort de ces nombreuses pages. Pêle-mêle, le lecteur suit les destinées entre autres de Christian Zervos, Anatole de Monzie, Philippe Lamour, François de Pierrrefeu, du docteur Pierre Winter, de Camille Mauclair, d’Alexander von Senger, d’Alexis Carrel, de Jean Giraudoux, de Gustave Umbdenstock, etc. L’auteur suit pas à pas ces personnages, leur rapport avec Le Corbusier et leur devenir. Il fait de même pour les revues Plans et Prélude dont il cite et analyse de nombreux articles significatifs. L’auteur relève aussi des mensonges comme par exemple ceux qui entourent la date de la publication de La Charte d’Athènes (p. 168). François Chaslin cite certains passages ‘détestables’ mais connus du livre Sur les quatre routes paru en 1942 (livre d’ailleurs republié tel quel en livre de poche dans les années 1970 dans la bibliothèque Médiations chez Denoël/Gonthier). La conclusion de la première partie dite ‘Corbeau’ est malgré tout assez balancée car François Chaslin semble faire la part du contexte complexe de l’époque.

Après 1945, le ‘corbeau’ se mue en ‘fada’, d’où le titre de la seconde partie. Ce deuxième versant du livre est entièrement consacré aux Unités d’habitation réalisées à l’époque de la Reconstruction. Surtout, François Chaslin présente un dossier très complet des querelles et des controverses autour de l’Unité d’habitation de Marseille. Ce bâtiment expérimental commandé en 1945 à Le Corbusier par le Ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) et inauguré en 1952 illustre magistralement ses propositions en matière d’habitat collectif. C’est une sorte de phalanstère contemporain construit sur pilotis, associant appartements privés traversants en duplex, espaces commerciaux, école et stade sur le toit-terrasse. L’édifice obéit dans sa totalité aux règles de mesures dites du Modulor (mot valise combinant module et nombre d’or), soit un module de 2, 26m divisible et multipliable. Les empreintes des figures humaines du Modulor imposent leurs présences dans le béton au rez-de-chaussée. L’édifice illustre également l’héliocentrisme de Le Corbusier puisque le bâtiment est strictement orienté nord-sud sans tenir compte du tracé du boulevard Michelet le long duquel il se situe. L’historique de cette ‘unité d’habitation de grandeur conforme’ est étudié minutieusement par François Chaslin : opinions favorables et défavorables, réceptions de l’œuvre dans les journaux et la presse spécialisée, procès, films documentaires, jugement critique de l’historien et critique américain de la ville et de l’architecture Lewis Mumford (p. 392), etc. Ces pages apportent des éléments souvent inédits tant François Chaslin a très précisément reconstitué les étapes mouvementées de la commande et de la construction de cette ‘maison du fada’. Son retour à Marseille en 1980 confirme à ses yeux les qualités sociales et architecturales de cette réalisation majeure.

Les Unités de Rezé, Briey et Firminy sont plus brièvement évoquées. C’est surtout leur devenir qui a intéressé François Chaslin. Retournant voir ces trois unités en 1983, il constate globalement leur dysfonctionnement et même leur état de dégradation comme s’il voulait souligner leur inadaptation et leur échec en tant que solution au logement collectif. Il rappelle ainsi le jugement négatif de Julien Gracq sur l’Unité d’habitation de Rezé (p. 460). Une sorte de mélancolie résignée imprègne ces pages.

La conclusion générale de Chaslin est nuancée et dépourvue de hargne à l’égard du grand homme. Le Corbusier, affirme-t-il, s’est inventé sa propre fiction (d’ailleurs Un Corbusier n’est-il pas lui-même publié dans la collection ‘Fictions & Cie’ au Seuil ?). Au bout des quelque cinq cents pages de l’ouvrage, le lecteur s’interroge : pourquoi une telle entreprise de mise au jour des aspects plutôt les moins glorieux du grand architecte ? Serait-ce pour porter un regard lucide sur le grand homme au-delà de la cordialité que Le Corbusier exprima à l’égard du père de François Chaslin, l’ingénieur Paul Chaslin et que rappelle la reproduction de ce billet dédicace en ouverture de l’ouvrage ? En tout cas, l’admiration de François Chaslin pour Le Corbusier plasticien et créateur de formes semble intacte et perce par endroits. Ici et là, il sait parler avec passion et même lyrisme des édifices de Le Corbusier, par exemple lorsqu’il célèbre les belles villas des années 1920 et 1930.

Une compilation sans nuances

Le Corbusier, un fascisme français
Xavier de Jarcy, Paris, Albin Michel, 2015

Tout autre est l’ouvrage de Xavier de Jarcy qui ne repose pas sur la même méthodologie historique. Xavier de Jarcy est journaliste chargé de la rubrique Art à Télérama. Le titre brutal et sans nuance (dépourvu même de point d’interrogation) du livre annonce la couleur et le propos de l’ouvrage. Pour l’essentiel, le livre se présente comme la compilation de citations de textes de Le Corbusier et d’écrits du cercle étroit de ses relations : Philippe Lamour, Pierre Winter, etc. Certains ouvrages sont longuement cités et paraphrasés comme par exemple L’homme cet inconnu d’Alexis Carrel, Pleins pouvoirs de Jean Giraudoux ou La maison des hommes de Le Corbusier et François de Pierrefeu. Il y a aussi beaucoup de citations et de paraphrases d’articles parus dans les revues Plans et Préludes. Sous ce rapport, les contenus du livre de Xavier de Jarcy et de François Chaslin se recoupent puisqu’il leur arrive de mentionner les mêmes textes. À cette différence près que François Chaslin apporte des informations nouvelles grâce à un travail de recherches sur des archives imprimées.

Xavier de Jarcy opère des raccourcis contestables et reprend à son compte des lieux communs sur Le Corbusier rendu responsable de la médiocrité architecturale des grands ensembles construits dans les Trente Glorieuses. Ces rapprochements très généraux font fi des circonstances historiques précises qui entourent la commande, le chantier et la réception de chaque programme de logement collectif. Il faut aussi rappeler combien les principes de l’urbanisme fonctionnaliste ont constitué une sorte de doxa partagée à l’époque des Trente Glorieuses par toutes sortes de responsables administratifs, architectes, urbanistes, élus de tous bords. Les relations entre Le Corbusier et le logement collectif d’après-guerre nécessitent des analyses historiques serrées et nuancées qui laissent de côté des slogans trop réducteurs. Déjà en 1976, l’architecte et historien Anatole Kopp avait rédigé une mise au point très argumentée sur ce problème qui remettait en cause bien des idées reçues. Intitulé ‘C’est la faute à Corbu…’, l’article est paru dans la revue Traverses, n°4, mai 1976, p. 105-117.

Xavier de Jarcy évoque dans un chapitre intitulé ‘Le plan Voisin des gaullistes’ les réalisations de « l’ineffable » (sic) Raymond Lopez à Paris (quartier du Front-de-Seine, quartier de Maine-Montparnasse). Les tours et détours de l’histoire sont complexes et on ne peut mécaniquement faire de l’œuvre de Raymond Lopez la mise en œuvre pure et simple du Plan Voisin de Le Corbusier.

Un pamphlet outrancier

Le Corbusier, une froide vision du monde
Marc Perelman, Paris, Michalon, 2015

L’ouvrage de Marc Perelman qui est architecte et qui enseigne à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense, frappe par son caractère outrancier. L’excès même du propos lui retire une grande part de crédibilité. On le constate à la façon dont l’auteur dans une sorte d’état des lieux sur les publications sur Le Corbusier s’en prend à des auteurs reconnus, telle Françoise Choay. La thèse repose sur l’idée qu’il existe chez Le Corbusier une conception anthropologique contraignante et normée qui fait de son architecture mais aussi de ses écrits un univers froid et concentrationnaire. L’auteur rejette ce qu’il appelle ‘la logique irrésistible du vécu’ (p. 28) au profit d’une analyse critique des conceptions architecturales et urbaines de Le Corbusier. C’est une méthode contestable dans la mesure où s’agissant d’affirmer une démarche concentrationnaire de l’espace corbuséen, la moindre des choses serait d’enquêter sur les impressions des habitants des édifices corbuséens eux-mêmes pour vérifier une telle hypothèse.

Affirmer que Le Corbusier est fasciné par la ligne droite et l’axe (p. 176) ne suffit pas à étayer le propos. C’est ignorer les courbes sensuelles souvent présentes dans les volumes et les formes de l’architecture corbuséenne. C’est aussi ignorer que le recours à l’angle droit est loin d’être l’apanage du seul Le Corbusier au XXe siècle. Également historien du sport, Marc Perelman reproche à Le Corbusier de réduire l’homme moderne à être une machine à faire du sport. Comme chez Xavier de Jarcy, on trouve dans l’ouvrage de Marc Perelman le même genre d’affirmation rapide et péremptoire, celle par exemple qui ferait de ‘la vision du monde terrifiante d’un Rem Koolhaas… le prolongement direct des souhaits de Le Corbusier de transformer le monde au moyen d’une architecture unidimensionnelle produisant une ville dominatrice’ (p. 12).

Conclusion

Il faut rappeler que la polémique concernant le caractère fascisant de la doctrine de Le Corbusier et de l’aspect concentrationnaire de ses réalisations n’est absolument pas nouvelle. Du vivant même de l’architecte, cette critique a été formulée même vigoureusement parfois par des historiens et critiques aussi éminents que Pierre Francastel dans Art et technique (1956) et Lewis Mumford dans ses chroniques du New Yorker.

En 1977, l’historien américain Robert Fishman publie Urban Utopias in the Twentieth Century. Le livre est traduit en 1979 aux éditions Mardaga sous le titre L’utopie urbaine au XXe siècle. Ebenezer Howard, Frank Lloyd Wright, Le Corbusier. Après un chapitre intitulé ‘En quête d’autorité’, l’historien américain aborde le séjour de Le Corbusier à Vichy dans un chapitre intitulé tout simplement ‘Vichy’. Ses recherches archivistiques remontent au début des années 1970. Tout ce qui fait polémique aujourd’hui est déjà examiné dans ces pages. L’essentiel y est dit et l’on ne peut que souscrire à la conclusion de Robert Fishman lorsqu’il écrit à propos de Le Corbusier : « Dans son intérêt pour l’État administrateur, il avait perdu de vue l’État juste  » (p. 188).

Il y a en effet indéniablement chez Le Corbusier une attirance pour le dirigisme et les processus autoritaires de décision et de planification. Comme le montrent les multiples références présentes dans les trois ouvrages recensés ici, Le Corbusier ne brille pas par un goût immodéré pour la concertation démocratique. Faut-il pour autant le réduire à une image aussi univoque ?

En fait, ce qui manque dans ces ouvrages, c’est une vision équilibrée de la réalité. Le Corbusier a eu des amitiés et des soutiens de bords politiques totalement opposés. Faut-il rappeler que Jean Cassou a préfacé la nouvelle édition (1966) de l’ouvrage de Le Corbusier Urbanisme paru initialement en 1925, qu’Eugène Claudius-Petit lui a apporté un soutien indéfectible après 1945, qu’André Malraux ministre lui a rendu l’hommage que l’on sait dans la Cour carrée du Louvre ? Or ces personnalités sont toutes les trois Compagnons de la Libération et donc peu suspectes de complaisance vichyste.

Le nom de Le Corbusier, ses écrits, ses réalisations sont associés à ce qu’on a appelé de façon un peu rapide le Mouvement moderne en architecture. Ce mouvement a rassemblé autour des CIAM (Congrès internationaux d’architecture moderne) à partir des années 1920 des architectes de nombreux pays différents mais dont le point commun était le rejet d’une conception académique et historiciste de l’architecture au profit d’une volonté de prendre en compte dans les constructions les réalités industrielles, techniques et sociales du monde contemporain. Ces architectes ont beaucoup réfléchi sur l’industrialisation de l’habitat, la définition de prototypes, de standards avec comme objectifs de procurer des logements décents pour le plus grand nombre. Le Mouvement moderne a reposé sur une vision progressiste et libératrice de la civilisation machiniste contemporaine. En ce sens, le Mouvement moderne a eu des implications politiques au sens étymologique du terme, c’est-à-dire concernant l’organisation de la cité et la vie collective dans son ensemble. Pour le meilleur et pour le pire, il a imprimé sa marque sur les réalisations architecturales et urbaines à l’époque des Trente Glorieuses et de la croissance.

Le Corbusier a incarné cette période historique. On pourrait à cet égard rappeler sa définition de ‘la maison comme machine à habiter’ ou mentionner le titre révélateur du dernier chapitre de son ouvrage fondamental Vers une architecture : ‘architecture ou révolution’. Derrière les critiques de Le Corbusier exprimées dans les trois ouvrages analysés précédemment s’affirment une position anti-moderne et une remise en question du rôle social et progressiste de l’architecte à l’époque contemporaine.

par Claude Massu, le 21 octobre 2015

Pour citer cet article :

Claude Massu, « Le Corbusier reconsidéré », La Vie des idées , 21 octobre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/Le-Corbusier-reconsidere

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