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Recension

La violence de la bureaucratie

Recensé : Akhil Gupta, Red Tape. Bureaucracy, Structural Violence, and Poverty in India, Duke University Press


par Dalal Benbabaali , le 19 décembre 2013


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En Inde, l’État est responsable de la mort de deux à trois millions de pauvres par an, alors que de nombreux programmes de lutte contre la pauvreté ciblent une population qui participe activement au projet démocratique à travers les élections. L’anthropologue Akhil Gupta explique ce paradoxe dans un ouvrage novateur fondé sur une minutieuse ethnographie des pratiques quotidiennes de la bureaucratie indienne.

Recensé : Akhil Gupta, Red Tape. Bureaucracy, Structural Violence, and Poverty in India, Durham and London, Duke University Press, 2012, 368 p.

« Etre gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé » [1]. Sans citer l’anarchiste français, Gupta dresse, dans Red Tape [2], un portrait similaire du gouvernement indien qui perçoit les femmes et les enfants issus de familles pauvres comme des « segments de la population n’ayant pas été suffisamment recensés, comptés, classifiés, mesurés, vaccinés ou scolarisés dans le passé » (p. 261). En réalité, ses références sont moins proudhoniennes que foucaldiennes. S’appuyant sur le concept de biopouvoir tel qu’il a été élaboré par Michel Foucault, Gupta suggère que la pauvreté en Inde a été normalisée à travers de nombreux projets statistiques visant à la mesurer. Cette normalisation conduit à ne plus considérer les morts dues à l’extrême pauvreté comme une violation (de la loi, de la justice, de la morale ou de la Constitution), ni comme un scandale délégitimant le pouvoir.

Un État indien qui tue

La biopolitique opère à travers des procédures bureaucratiques ignorant la souffrance des pauvres et acceptant leur mort comme naturelle, ce qui a pour conséquence de dépolitiser la violence de l’État. Celle-ci ne consiste pas simplement à « laisser mourir » les pauvres, mais à les « tuer de manière directe et coupable », par indifférence ou manque de soins, alors même que ces morts prématurées, estimées par l’auteur à 2 ou 3 millions par an, sont parfaitement évitables (p. 5-6).

Les travaux de Giorgio Agamben sur l’Allemagne nazie nous rappellent que « ceux qui peuvent être tués doivent d’abord être connus, codifiés, enregistrés et énumérés » (p. 261). La catégorisation des pauvres au moyen d’un « seuil de revenus imaginaire inventé par l’État » (p. 58) est typique du projet biopolitique qui consiste à classifier la population pour mieux la gérer. Les travaux d’Agamben complètent ceux de Foucault en s’intéressant à la « vie nue », à la survie même des hommes et des femmes, et pas seulement aux mécanismes de contrôle qui régissent ces corps : certains d’entre eux sont voués à la mort en toute impunité, leur vie ne faisant pas l’objet d’une protection. Cette analyse propose un paradigme intéressant pour penser les formes de violence souvent invisibles qui affectent les réfugiés, les minorités, ou les populations pauvres.

Toutefois, c’est de manière critique que Gupta emprunte à Foucault le concept de gouvernementalité et à Agamben celui de pouvoir souverain. Il reproche notamment à ces deux auteurs de s’appuyer sur une théorie trop unifiée de l’État, une approche monolithique qu’il tente de déconstruire dans son ouvrage grâce à « une vision désagrégée de l’État [qui] permet d’ouvrir la boîte noire des résultats fortuits en montrant comment ils sont systématiquement produits par la friction qui existe entre programmes, bureaux, échelons, et espaces formant l’État » (p. 47).

Étudier les échelons inférieurs du mille-feuille de la bureaucratie indienne

La thèse de Gupta repose sur une étude ethnographique menée pendant un an auprès de l’administration locale dans une zone rurale de l’État d’Uttar Pradesh, qui a permis à l’auteur d’observer au plus près les interactions entre les officiels et la population. Dans l’introduction, il donne l’exemple d’un camp destiné à identifier les personnes âgées vivant dans l’indigence pour leur assurer une pension. La tenue de ce camp se caractérise par sa contingence, puisque la lettre informant l’Officier de Développement du Bloc (BDO), en charge de son organisation, n’est retrouvée que tout à fait par hasard après s’être égarée. Par ailleurs, les candidats détiennent rarement les documents nécessaires pour prouver les différents critères d’éligibilité, à commencer par leur âge, qui doit de ce fait être « deviné » par un docteur (p. 10). La distribution des pensions s’avère donc arbitraire, à l’opposé de la rationalité bureaucratique dont parle Max Weber.

Gupta structure son propos autour de trois grands thèmes qui correspondent aux différentes parties du livre : corruption, inscription et gouvernementalité. Il s’intéresse d’abord à la corruption qui, selon lui, est un facteur essentiel pour comprendre la contradiction qui existe entre les vastes sommes allouées aux programmes contre la pauvreté et la persistance de celle-ci. La partie de l’ouvrage consacrée à l’ « inscription » insiste sur l’importance de l’écrit dans l’administration et pose le problème de l’illettrisme parmi les pauvres. Dans la dernière partie, Gupta examine le rôle de l’administration chargée du développement, en comparant notamment l’Integrated Child Development Services (ICDS), programme destiné aux enfants démunis et à leurs mères, datant de la période « socialiste », et le Mahila Samakhya, également destiné aux femmes, mais datant cette fois de la période « néolibérale » qui suit les réformes économiques de 1991. L’auteur démontre la continuité qui existe dans la mise en œuvre de ces programmes de lutte contre la pauvreté, en dépit des différences idéologiques qui caractérisent leur conception : les deux cas exposent l’indifférence de la bureaucratie et la violence structurelle exercée sur les personnes les plus vulnérables (p. 251).

La violence de l’État : une violence sans acteurs ?

Gupta emprunte le concept de « violence structurelle » à Johan Galtung [3] qui la définit comme « une situation dans laquelle certaines personnes sont empêchées de réaliser leurs capacités et d’atteindre leur plein potentiel », et dans laquelle il est impossible d’identifier un responsable (p. 20). Il s’agit donc d’une violence impersonnelle, ancrée dans la structure même du pouvoir. Pourtant, certaines classes ont intérêt à perpétuer un ordre social où la souffrance des pauvres est non seulement tolérée mais considérée comme normale : « Dans un pays comme l’Inde, les auteurs de cette violence incluent non seulement les élites mais aussi une classe moyenne en pleine expansion, dont le nombre et le pouvoir d’achat croissants sont célébrés par un capitalisme global agressif » (p. 22). L’analyse de Gupta se rapproche donc de la thèse marxiste classique selon laquelle l’État est un outil au service des classes dominantes, qui garantit le maintien du statu quo.

L’auteur s’attache à dévoiler la rhétorique de l’État-providence en montrant le fossé qui existe entre discours et action : « Les déclarations de bonnes intentions sans cesse répétées par les hommes politiques et les bureaucrates sont des stratégies cyniques pour obtenir votes et légitimité, respectivement » (p. 22). Autrement dit, le problème ne se situe pas au niveau des petits fonctionnaires, comme a tendance à l’affirmer la classe moyenne urbaine, reproduisant ainsi le mépris des administrateurs britanniques pour leurs employés indigènes. Accuser d’incompétence les subalternes au sein de la bureaucratie reflète un préjugé de classe et ne permet pas d’expliquer la violence perpétrée par l’État, car « même si tous les officiels étaient sincèrement dévoués à la tâche d’éradication de la pauvreté, la question est de savoir si les procédures mêmes de la bureaucratie ne finiraient pas par déjouer les meilleures intentions » (p. 6).

De la corruption à la violence structurelle

Dans un système corrompu, les biens et les services supposés gratuits sont rendus inaccessibles à ceux qui en ont le plus besoin mais qui n’ont pas les moyens de payer les pots-de-vin exigés par l’administration. En ce sens, « la corruption est une forme d’oppression systématique » (p. 25). Ce phénomène touche tous les niveaux de la bureaucratie indienne, la seule différence étant que « les officiels haut placés prélèvent des sommes importantes auprès d’un petit nombre de personnes, tandis que les officiels aux échelons inférieurs collectent de petites sommes auprès d’un très grand nombre de personnes » (p. 91). La corruption généralisée rend par ailleurs la classe moyenne cynique et hostile aux programmes de développement destinés aux pauvres, considérés inutiles dans la mesure où l’argent atteint rarement les populations-cibles.

Contrairement à l’opinion commune, l’auteur suggère que l’alphabétisation n’est pas un facteur fondamental pour lutter contre la violence structurelle et l’arbitraire bureaucratique. Selon lui, le système démocratique indien offre aux personnes illettrées des moyens d’action qui ne passent pas nécessairement par l’écrit. Les hommes politiques sont conscients de ce que représentent les suffrages de millions de citoyens pauvres, et déclarent de ce fait vouloir améliorer leur sort par des efforts d’inclusion. Si, comme l’a montré Amartya Sen, la démocratie a permis d’éviter des famines majeures depuis l’indépendance du pays, elle n’est cependant pas une garantie contre la négligence des pouvoirs publics : « Il y a plus de morts chaque année en Inde dues à des causes routinières infligées par l’inaptitude de l’État développementaliste à procurer aux pauvres des biens de première nécessité comme la nourriture, l’eau, les médicaments et le logement, que s’il y avait eu une famine majeure tous les dix ans » (p. 138).

La dernière partie, consacrée à la gouvernementalité, s’attache à démontrer la permanence de la violence structurelle en Inde, la libéralisation de l’économie ne constituant pas une véritable césure dans ce domaine, dans la mesure où « la guerre contre les pauvres » existait auparavant (p. 273). Enfin, l’épilogue propose une analyse intéressante de la rébellion maoïste qui, d’après Gupta, n’est pas due à l’échec de l’État-providence dans les zones tribales, mais à l’accaparement des terres lié aux projets de développement : « La population indigène de l’Inde constitue ce qu’Agamben appelle homo sacer, des personnes dont la mort n’est même pas considérée comme un sacrifice sur l’autel du développement. Contrairement aux personnes reconnues comme affectées car déplacées par des grands barrages ou autres projets d’infrastructures, les tribaux qui fuient le conflit armé ne bénéficient d’aucun statut spécial leur donnant droit à des compensations ou à des aides à la réinstallation » (p. 289).

Incurie bureaucratique ou exclusion systématique ?

Si Gupta expose clairement les raisons qui font des populations tribales les premières victimes de la violence structurelle de l’État, en démontrant le lien entre exploitation des ressources minières dans les zones forestières et déplacements de population, il n’insiste pas assez sur la caste comme facteur d’exclusion systématique. Il aurait été intéressant d’étudier la collusion des officiels et des élites rurales fondée sur l’appartenance, bien souvent, aux hautes castes, aux dépens des villageois pauvres, majoritairement dalits (ex-« intouchables »). Comme je le souligne dans un précédent article, « le favoritisme de caste est à l’origine des pratiques clientélistes de certains fonctionnaires et du détournement des aides publiques en faveur de groupes qui ne sont pas forcément les plus démunis » [4]. Pour observer cela, s’intéresser à l’identité de caste des membres de l’administration s’avère pertinent. Gupta fait le choix de limiter son terrain aux niveaux inférieurs de la bureaucratie en étudiant un bloc (subdivision administrative), or les hauts fonctionnaires de l’Indian Administrative Service (IAS) jouent un rôle essentiel dans la mise en œuvre des programmes de développement à l’échelle du district. Si l’auteur hésite à émettre des jugements trop sévères à l’encontre des subalternes, il aurait pu en revanche intégrer à son analyse une critique des élites administratives qui portent une bien plus grande responsabilité.

L’écriture de Red Tape repose sur un travail d’enquête ancien, mené au début des années 1990, qui ne permet pas d’appréhender correctement les transformations de ces deux dernières décennies, liées notamment à la mondialisation. Il semble difficile de dresser une comparaison entre l’ « avant » et l’ « après »-libéralisation, comme Gupta cherche à le faire, alors que les réformes viennent à peine d’être introduites au moment où il effectue son terrain. Dans l’épilogue, l’auteur tente d’actualiser son propos en évoquant la croissance économique de l’Inde, mais il n’élabore pas les conséquences de ce type de croissance fondé sur des politiques néolibérales qui marginalisent, voire excluent une grande partie de la population de manière systématique, et non par simple négligence.

Bien qu’il mentionne la critique radicale du développement par Arturo Escobar [5], Gupta qualifie celle-ci d’utopiste et met en garde contre une révolution dont les pauvres ne verraient pas les bénéfices : « Renverser le système dont fait partie l’État n’est pas la seule politique possible et certainement pas celle qui apportera un soulagement aux pauvres dans un futur proche - le seul futur qui compte pour eux » (p. 109). On ne voit pas très bien quelle alternative l’auteur propose : des réformes administratives ? En insistant sur l’arbitraire bureaucratique, il minimise les causes structurelles d’inégalité et de discrimination tels que les privilèges de caste, de classe et de genre, au point que John Harriss et Craig Jeffrey l’accusent de « dépolitiser l’injustice » [6]. Malgré ses accents parfois anarchistes, la critique du pouvoir par Gupta est en réalité loin d’être révolutionnaire et échoue à dévoiler véritablement la nature de l’État indien, instrument aux mains des castes et classes dominantes dont l’objectif est de perpétuer leur domination.

par Dalal Benbabaali, le 19 décembre 2013

Pour citer cet article :

Dalal Benbabaali, « La violence de la bureaucratie », La Vie des idées , 19 décembre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-violence-de-la-bureaucratie

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Notes

[1Pierre-Joseph Proudhon, Idée générale de la Révolution au 19e siècle, Garnier frères, Paris, 1851, p. 341.

[2Cette expression, qui peut se traduire par « paperasserie », fait référence au ruban rouge utilisé pour relier les dossiers et registres sous l’administration britannique.

[3Johan Galtung, « Violence, Peace, and Peace Research », Journal of Peace Research, 6 (3), 167-91, 1969.

[4Dalal Benbabaali, « Ces ‘énarques’ qui font polémique... en Inde », La Vie des idées, 7 octobre 2009.

[5Arturo Escobar, 1995, Encountering development : the making and unmaking of the Third World, Princeton, Princeton University Press.

[6John Harriss & Craig Jeffrey, « Depoliticizing injustice », Economy and Society, 42 (3), 507-20, 2013.

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