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La vie à pile ou face

À propos de : Frédérique Leichter-Flack, Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde, Albin Michel


par Jean-Philippe Pierron , le 29 janvier 2016


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Comment, dans les situations d’urgence, choisit-on les victimes que l’on soigne et celles que l’on délaisse ? Qu’est-ce qui justifie les choix tragiques que nous devons faire dans des circonstances exceptionnelles ? F. Leichter-Flack répond à ces questions en mêlant récit historique, fictions et réflexion éthique.

Recensé : Frédérique Leichter-Flack, Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde, Albin Michel, 2015, 200 p., 16 €.

On connaît la comptine, Il était un petit navire autrement appelée La courte paille : « Au bout de cinq à six semaines, les vivres vinrent, vinrent à manquer. On tira à la courte paille pour savoir qui, qui serait mangé… Le sort tomba sur le plus jeune ». Aussi étrange que cela paraisse, on continue de la murmurer, de la chanter dans les maisons, au pied du lit de nos enfants, alors qu’elle parle du choix effroyable d’avoir à en tuer un pour permettre aux autres de survivre. On sait également combien l’expérience de pensée élaborée par la psychologie morale contemporaine (le dilemme du tramway fou nous plaçant devant une alternative terrifiante comme dans un piège moral sans issue) est devenue le nouveau cas d’école de la philosophie morale. Cette discipline teste expérimentalement nos émotions morales, voire l’imagination morale et les limites des approches utilitaristes, en les confrontant à la question cruciale : qui sacrifier quand quelqu’un doit l’être pour le bien du plus grand nombre ?

Or qu’y a-t-il de commun entre cette célèbre comptine et le dilemme du tramway fou qui joue aujourd’hui, en morale, le rôle de situation limite ? On répondra : le fait d’accepter de reconnaître la dimension de gouffre qui hante l’agir moral tout en craignant de faire sauter le verrou de ce si « fragile vernis d’humanité » [1] qui empêche de s’entretuer lorsque la pénurie incite à d’archaïques volontés de survivre. Il faut, en effet, du courage pour s’installer au cœur des ténèbres, et se demander comment, pour qui et pourquoi décider de « qui mourra », sans se payer de mots. Il s’agit d’examiner alors de quelles ressources créatrices on dispose pour décider dans le cadre d’univers verrouillés à tel point que la clôture du système impose des choix tragiques, insoutenables, et peut-on le dire ainsi, « inhumains ».

Le dilemme du tramway (ou « trolley problem »)

Le dilemme du tramway est une expérience de pensée par laquelle on s’interroge sur la possibilité de sacrifier une personne pour en sauver plusieurs. Il comporte au moins deux formes.

Un tramway vide, sans passager ni conducteur, roule à vive allure le long d’une voie de chemin de fer en direction de cinq personnes qu’il écrasera immanquablement.

1) Vous pouvez dévier le tramway vers une voie où il n’écrasera qu’une seule personne. Est-il moralement acceptable de le faire ?

2) Vous vous trouvez sur un pont au-dessus de la voie de chemin de fer aux côtés d’un homme obèse. Vous comprenez que la seule façon de freiner le tramway consiste à pousser cet homme sur la voie, sous les roues du tramway. Mais, ce faisant, le tramway le percutera et causera sa mort. Avez-vous moralement le droit de pousser cet homme sur la voie ?

Trier, sélectionner, lister pour survivre est-ce moral ?

Frédérique Leichter-Flack, dans une écriture limpide, un propos clair et incisif, fait siennes ces questions brutales, nous y confrontant sans faux-semblants et avec méthode. Elle n’est pas impudique, mais elle ose soulever l’implicite, sinon le tabou, de nos organisations sociales et de nos modes de vie qui acceptent tacitement, sans le dire et sans se le dire, de hiérarchiser entre les vies qui mériteraient d’être vécues et celles qui pourraient être sacrifiées pour le bien de tous. Elle le fait en s’intéressant à la radicalité de ces situations qui interdisent de tergiverser ou qui sanctionnent la posture de la belle âme, montrant que cette radicalité qu’on impute à l’extraordinaire de situations qu’on se souhaite de ne jamais avoir à vivre, est peut-être le soubassement caché de la vie ordinaire. Si on fait de l’éthique, il ne s’agit pas de faire de l’éthique en chambre, mais une éthique au risque de l’ambiguïté et de l’équivoque. Une éthique mise à l’école de la sélection sur la place du camp de concentration, où la perversité des bourreaux jouissait du débat moral que chaque détenu devait faire pour se maintenir en vie, et n’être pas « sélectionné » pour être mis à mort. Cette éthique sera une éthique du choix tragique qui ne déshumanise peut-être pas mais qui instille le doute sur ce que l’on est quand ce que l’on doit faire non seulement ne nous grandit pas, mais nous blesse à vie.

Prenant ses distances avec les analyses d’Hannah Arendt portant sur la destruction morale, l’auteure fait l’hypothèse que « la souffrance consécutive à un choix tragique n’est pas nécessairement la destruction morale » (p. 61). Elle rejoint en cela Günter Anders pour lequel, lorsqu’on a été placé dans des situations où il n’était plus possible d’agir humainement, la honte qui s’ensuivit est encore une expérience morale. Mais alors « est-elle, cette honte, l’ultime réserve de sens moral d’une humanité qui n’a plus qu’elle pour se prouver qu’elle est restée humaine ? » (p. 68-69.) Un pari heuristique est donc fait ici. Les situations d’urgence ou d’ultra-violence (guerre, camp de concentration, accident isolé ou naufrage, catastrophe naturelle), où la pénurie exacerbe le tragique du choix qu’il faudra faire entre « qui vivra, qui mourra », mettent au jour ce qui dans l’agir ordinaire se fait sans qu’on ait besoin de l’évaluer parce qu’on décharge à quelques-uns le choix d’avoir à faire les arbitrages (les listes d’attentes de donneur dans le cas des greffes, l’arbitrage de la rareté des « lits » dans les unités de soins palliatifs ou de réanimation, les principes d’allocation de ressources rares, l’informatisation des processus de sélection, etc.) L’auteure rejoint ainsi ce que Marc Crépon, il y a peu, nommait, avec une méthode peu éloignée de la sienne si l’on songe à la place qu’il laisse à la littérature, Le consentement meurtrier.

La fécondité éthique de l’imagination

Maître de conférences en littérature, Frédérique Leichter-Flack contribue, dans cet ouvrage, à renouveler la traditionnelle manière d’entrer dans la réflexion morale, du moins, pour les approches déontologiques, lorsqu’elle questionne ce que signifie décider dans les cas difficiles. Cette manière avait pris la forme de ce qu’en son temps Kant appelait les conflits de devoirs même si on se souvient que pour l’auteur du D’un prétendu droit de mentir par humanité, reprenant lui aussi une situation limite (dénoncer le réfugié qui s’est caché chez soi au nom du refus du mensonge), il ne saurait y avoir, pour qui veut agir par devoir, de conflits de devoirs. L’auteure renouvelle le genre, déployant ce que dans son précédent ouvrage, elle avait déjà nommé Le laboratoire des cas de conscience (Éditions Alma, 2012). Le laboratoire en question n’est pas celui des sciences cognitives ou de la psychologie expérimentale, ni non plus celui de l’expérience de pensée héritée des analyses anglo-saxonnes. Ici le laboratoire, c’est le laboratoire de l’imagination. Y est exploré à partir du travail de l’imagination littéraire (de Primo Levi, David Rousset à Kazuo Ishiguro) et de la cinématographie grand public (de la trilogie Hunger Games à La liste de Schindler ou à Titanic) la capacité qu’a l’imagination de déformer les images, les stéréotypes ou les scénarios tout faits, et d’ainsi enrichir et complexifier la réflexion éthique.

La méthode de l’auteure consiste à faire jouer ensemble récit historique concernant des situations closes (Le camp de concentration, la médecine de tri), récit de fiction (littérature et cinéma) et récit pratique ou éthico-politique portant sur l’art de décider en contexte contraint. Une force est reconnue à l’imagination dans le renouvellement de l’interrogation éthique tenant notamment à l’indétermination que maintient l’imagination littéraire lorsqu’elle n’est pas conçue comme illustrative ou comme récit édifiant. La puissance d’intensification intime de l’image laisse résonner en soi face aux situations difficiles, la perplexité qu’occasionne la confrontation au caractère abyssal du choix. Mettant en travail le libre jeu des facultés, elle ralentit la volonté de trop vite solutionner, suturer et clore. Significativement, c’est ce qui explique le choix du titre donné au présent ouvrage. « Qui vivra qui mourra », est une formule ouverte qui n’est pas une question. En procédant ainsi est maintenu l’espace d’ouverture qu’introduit la littérature (p. 198).

Longtemps dénoncée comme ne fournissant au mieux que du vraisemblable plutôt que du vrai, dévalorisée dans la théorie de la connaissance pour cela, on n’a guère songé à valoriser positivement le rôle éthique de l’imagination. Tout en plus insistait-on sur les effets de l’imagination qui sont essentiellement des méfaits : le déni du réel, la fuite imaginative dans la rêverie, le poids du pathétique et du sentimentalisme. Ricoeur est un des rares au XXe siècle, à l’avoir remis au centre en parlant d’imagination éthique. Sans en faire la théorie, mais en démontrant la fécondité, Frédérique Leichter-Flack fournit pourtant ici trois arguments en faveur de la prise en compte de cette imagination éthique.

Le premier a une portée critique à l’égard de la généralisation des méthodes utilitaristes dans le positionnement des questions éthiques. Ces dernières tendent à mécaniser et protocoliser le raisonnement éthique en en faisant un calcul. Elles règlent à l’avance, selon des scénarios ou des protocoles bien définis, pour une part nécessaire, les priorités ou les choix à faire afin de se prémunir de l’injustice et des arbitraires de la compassion. Elles rassurent par l’impression de maîtrise que suggèrent leur sérieux rationnel et l’objectivité d’une « science de l’action ». Leur maître mot est « l’efficience ». Elles trouvent alors dans l’expert en matière éthique et dans le décideur les figures de ceux qui auraient la capacité de bien mesurer les risques et d’en peser les conséquences, de certifier et d’accréditer la qualité éthique d’un système. L’éthique est alors réduite à une technique qui voudrait apporter une solution, par la contention des risques et sans les acteurs qui s’y confrontent, à ce qui relève de la résolution, conflictuelle mais vive, de situations humaines difficiles. Tout cela se fait en privant les citoyens de leurs capacités à se réapproprier les enjeux, en délaissant le caractère tragique de l’action, ne voyant pas la trouble frontière entre « usage compassionnel illégitime » et « usage compassionnel nécessaire » (qui laisse sa chance à la chance, p. 150) et en bridant les capacités d’initiatives des acteurs réduits à de simples agents rationnels. La culture du risque ronge la dimension de l’incertitude et du péril qui font du monde humain un monde. Aussi, si valoriser le rôle de l’imagination éthique prémunit des dérives des approches utilitaristes coûts-bénéfices, il est d’une « importance cruciale de préserver un espace pour l’imagination créatrice en situation de catastrophe » (p. 151).

Le second consiste à revisiter le rôle de l’analogie. À cette fin, il s’agit d’installer un écart entre une « bulle imaginaire » (p. 152) qui encourage des stéréotypes, des généralisations impersonnelles relatives à des situations bloquées ou difficiles, et la fonction d’ouverture de l’imagination qui, par le travail de la simulation, de l’anticipation et du jeu avec les possibles, explore des perspectives inédites ou inenvisagées. On refuse souvent à l’analogie des vertus, dénonçant les rapprochements abusifs qu’elle encouragerait par les connotations douteuses ou les amalgames faciles, lui préférant la logique et la cohérence rationnelle du raisonnement. Or l’analogie n’est pas alogique car il y a bien une logique de l’analogique sur laquelle s’appuyer pour enrichir et pluraliser les raisonnements éthiques. « Une analogie n’a jamais seulement une utilité didactique : elle argumente… » (p. 196). En laissant résonner la dimension tragique du dilemme sans trop vite vouloir le dissoudre en croyant le résoudre, les analogies sont fructueuses. Ainsi décider en contexte contraint, comme le figurent les films Hunger Games, à explorer l’inventivité possible au sein de ces contraintes. Ce faisant, est ouvert un espace tiers imageant qui enrichit la compréhension des scénarios préétablis, anticipant des décisions difficiles en contexte de crise. Tel est ce que montre, à la fin de l’ouvrage, l’analyse de cet hôpital isolé qui dut faire des choix et des sélections de patients à la suite de l’ouragan Katrina le 29 aout 2005 en Louisiane.

Questionner l’imagination des acteurs sort de la combinatoire close et uniformisante, libérant des processus de décisions normés. Cela explore des possibles inaperçus, en augmentant la compréhension d’une situation morale difficile par l’intensification narrative de la réalité qu’elle comporte, contribuant à élargir les perspectives de résolutions des dilemmes, promouvant ainsi un élargissement de la liberté. De même, la libre interprétation et la mise en contexte inventive de la visée éthique par le rôle des analogies est aussi le lieu d’une créativité et d’une invention pratique. Se souvenant peut être du Levinas des lectures talmudiques, Frédérique Leichter-Flack trouve en tous cas dans l’interprétation infinie d’une pratique talmudique libérale l’exemple d’une expérience de résistance à la clôture du protocole (p. 156-157). En effet, le commentaire talmudique est la mise en abime de la signification d’un commandement ou d’une obligation. Par le rappel de l’histoire plurielle de son interprétation est précisée l’idée d’inventivité pratique. L’activité morale s’enrichit de l’initiative des acteurs : leurs résolutions pratiques sont plus et davantage que des solutions logiques.

Enfin, le dernier élément fait observer que la refiguration engagée dans la narration littéraire (initiant de justes narrations) n’est pas qu’un jeu logique. La fiction littéraire, y compris dans le témoignage – le Si c’est un homme de Primo Levi à propos du mal politique ou le Hors de soi de Claire Marin à propos du mal subi de la maladie – donne consistance par la narration à des histoires, de sorte que des rôles impersonnels, des combinatoires logiques comme on les trouve dans les exercices de pensée, y deviennent des personnages sensibles, consistants, insistants comme images vives. L’abstrait d’un raisonnement y devient le concret d’une histoire singularisée. Il n’est pas impertinent de dire alors que ce que peut la littérature est aussi un enjeu pour l’éthique. La littérature donne à voir et à penser en maintenant ouverte des interrogations que nous voudrions aussitôt refermer !

par Jean-Philippe Pierron, le 29 janvier 2016

Pour citer cet article :

Jean-Philippe Pierron, « La vie à pile ou face », La Vie des idées , 29 janvier 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-vie-a-pile-ou-face

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Notes

[1Michel Terestchenko, Un fragile vernis d’humanité. Banalité du mal, banalité du bien, Paris, La Découverte, 2007.

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