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Recension Histoire

La poésie du gouffre

À propos de : A. Epelboin, A. Kovriguina La Littérature des ravins. Écrire sur la Shoah en URSS, Robert Laffont


par Jean-Yves Potel , le 9 octobre 2013


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Deux tiers des six millions de Juifs assassinés par les nazis l’ont été au vu et au su des populations locales. Meurtre de masse, publicité du crime, existence de nombreux témoins, acharnement à l’oubli : telles sont les conditions de naissance de la « littérature des ravins »

Recensé : Annie Epelboin, Assia Kovriguina La Littérature des ravins. Écrire sur la Shoah en URSS, préface de Catherine Coquio, Paris, Robert Laffont, 2013, 22€.

Ce livre nous invite à reconsidérer la géographie et les formes de la Shoah, même si ce n’est pas son propos principal. Spécialistes de la littérature russe, Annie Epelboin et Assia Kovriguina s’intéressent d’abord à la mémoire et à ses cristallisations littéraires. Mais les événements auxquels se réfère cette mémoire constituent un arrière-fond historique particulier, mal connu de ceux qu’elles nomment, non sans ironie, les « Occidentaux non avertis ».

Elles rappellent que plus des deux tiers des six millions de Juifs assassinés par les nazis et leurs supplétifs l’ont été, au vu et au su des populations locales, sur les territoires polonais, biélorusses, ukrainiens ou russes, qu’occupait l’armée allemande. Que près de la moitié de ces victimes a été exécutée sur place, par fusillades ou dans des camions à gaz, les autres dans les centres de mise à mort de l’« Aktion Reinhardt », sinon par la faim, l’épuisement et les maladies dans les ghettos. Cette géographie du meurtre limite en quelque sorte la centralité d’Auschwitz-Birkenau devenu, au fil des décennies, le lieu de « mémoire globale » de la Shoah [1]. Elles relativisent le caractère caché du crime et nous interrogent même sur l’identité des victimes dont on se souvient aujourd’hui, soixante-dix ans après.

Publicité du crime, ensevelissement de la mémoire

En abordant la mémoire des massacres perpétrés par les Einsatzgruppen en Union soviétique, les auteures nous placent devant des faits dont la spécificité a longtemps été occultée par les autorités communistes. Elles racontent longuement comment, après l’entreprise éphémère du Livre noir [2] (1945-1947) et la liquidation en 1948 par Staline du Comité antifasciste juif, la « gloire russe » et l’antisémitisme d’État ont enseveli dans le mythe de la « grande guerre patriotique », la singularité de la Shoah et la mémoire des Juifs [3]. Ce qui explique aussi les cheminements souterrains de cette mémoire, où la littérature occupe une place essentielle.

Or une grande différence avec les crimes subis par les Juifs à l’Ouest de l’Europe, c’est leur publicité. Les témoins qui ont pu en entretenir le souvenir étaient moins des rescapés, assez peu nombreux, que des personnes qui ont vu ou su ce qui se passait : « Les nazis admettaient souvent la présence de tiers pendant les exécutions. Il n’était pas rare que les habitants non juifs soient utilisés pour aider à cette besogne et ainsi compromis et manipulés. » Volontaires ou réquisitionnés, ces spectateurs voyaient tout.

« Il est sûr qu’un génocide sur le terrain ne peut pas être perpétré sans la participation active des populations locales. [...] Les biens, vêtements et effets personnels, dont on dépouillait les victimes au bord des ravins, étaient partagés entre les nazis et leurs divers collaborateurs, volontaires ou non. »

Il arrivait même que des journaux et des affiches fussent publiés par les Allemands, annonçant après les massacres que « l’atmosphère avait été purifiée » (p. 37-38).

Écrire malgré tout

 Ce témoin n’a pas seulement assisté aux fusillades. Il a subi d’autres répressions avant, pendant et les années suivantes, ce qui a facilité le brouillage des mémoires par le pouvoir et ses diverses officines. La Littérature des ravins commence sur de longs développements qui décortiquent ces manipulations ; ils identifient une sorte d’acharnement à l’oubli des Juifs, au profit des « civils soviétiques », selon un processus idéologique bien connu des historiens.

Il reste que certains témoins ont écrit « malgré tout », selon le titre de la deuxième partie du livre. « Ceux qui ont osé, nous disent les auteures, ont eu à braver une répression renouvelée, qui était aussi bien physique, matérielle qu’intellectuelle. La menace mettait en jeu la vie d’une famille entière. Elle signifiait pour celui qui prenait le risque d’énoncer des vérités interdites la condamnation à une vie de paria, pour lui et pour les siens » (p. 152). Une longue investigation dans des archives soviétiques encore peu explorées a mis au jour plusieurs de ces témoignages, parfois de grande qualité littéraire, produits dans ces « conditions d’étouffement culturel radical et d’intégration forcées aux normes. » Beaucoup de ces documents, qu’Assia Kovriguina avait déjà nommés « littérature des ravins » dans une recherche précédente, évoquent les massacres par fusillades au bord de ravins, comme à Babi Yar. Ils sont étudiés avec minutie, longuement cités en de belles traductions, dans cette deuxième partie qui est assurément la plus novatrice du livre.

En détectant des témoignages non juifs jusque dans des œuvres officielles, les auteures exhument des notes, cahiers ou poèmes écrits pendant et après la catastrophe ; certains édités tardivement, d’autres dormant dans des collections privées ou des archives policières. Elles en tirent le portrait, aussi diversifié qu’extraordinaire, de deux ou trois générations d’écrivains de la Shoah, presque inconnus. Il y a les auteurs rescapés qui ont vu leur voix étouffée, des tiers qui ont exprimé leur souffrance d’avoir été témoins, des grands écrivains qui ont tenu des journaux ou écrit des poèmes plus clairs que leur production « officielle », des auteurs de document-fiction, un chanteur et dramaturge, etc. Je ne citerai ici que deux exemples opposés.

Ainsi cette jeune musicienne russe de 19 ans, Ludmila Titova (1921-1993), qui accompagne à sa demande une amie juive au rendez-vous du 29 septembre à Kiev ; elle est prise dans la foule que les SS conduisent à la mort. Elle s’en échappe de justesse. Rentrée chez elle, terriblement choquée, elle écrit des poèmes :

« Tu vois, tu vois, il tombe une neige sanglante,
Elle tombe, et tout devient couleur pourpre... »

Ou encore :

« La grâce serait de tout oublier.
Mais oublier — ça veut dire trahir. »

Toute sa vie, la musicienne entendra « la note de la douleur » :

« Et le son en perdure et règne sur tout,
Un son unique, comme si désormais
N’existaient plus ni thèmes ni couleurs,
Mais seulement la douleur sans remède » (p. 175-178)

À l’inverse, Ilya Ehrenbourg (1891-1967), écrivain célèbre et « ambassadeur de charme » du régime soviétique, apparaît plus complexe. Correspondant de guerre, il écrivait trois articles par jour, qui exaltaient la patrie soviétique et l’héroïsme de ses soldats. Il excellait dans le double jeu et le dédoublement littéraire. Artisan, avec Vassili Grossman, du Livre noir, il centralisa des milliers de lettres et témoignages, il se rendit sur place, notamment à Kiev.

Or Babi Yar était son « lieu de douleur personnelle ». Juif né à Kiev, il dira dans un livre de souvenirs : « Je n’avais pas de proches parmi les victimes, mais il me semble que je n’ai éprouvé nulle part une telle angoisse, un tel sentiment d’abandon que sur les sables de Babi Yar. » Ses textes du Livre noir sont plus distants. En 1945, il publie pourtant un cycle de cinq poèmes, certes allusifs, mais puissants. Il refuse l’indifférence : « Le malheur d’autrui est comme un taon, / Tu as beau le chasser, il revient, / Tu veux t’en aller, c’est trop tard / [...] Ce malheur n’entend rien, tel une possédée, / il vient et il gémit la nuit. » Et seule la poésie lui fournit les mots justes pour « exprimer la douleur de son expérience de témoin, soulignent Annie Epelboin et Assia Kovriguina. Il a opéré un partage et réservé à la poésie l’art de transposer en images le deuil impossible » (p. 209 et 216).

Bien d’autres auteurs sont cités. Certains sont connus et déjà publiés en français, comme Vassili Grossman, Andreï Platonov, Anatoli Kouznetsov ou Macha Rolnikaïté. La plupart est encore inaccessible au public occidental (et même russe). L’échantillon est toutefois limité aux textes d’expression russe.

L’état poétique

Ce travail passionnant ouvre une perspective originale sur les témoignages littéraires. Il ne s’agit plus de les utiliser pour établir des faits à la manière des historiens. Ces textes ne nous informent pratiquement pas. Ils transmettent une émotion, un traumatisme, une souffrance, ils se placent au-delà de l’événement. Le choix fréquent d’une expression poétique ne traduit pas seulement une spécificité locale (les « poètes russes ») ; elle dit la force d’un langage, d’une écriture jugée la plus apte à transmettre et à vivre l’incommunicable. En témoigne ce jeune poète, Lev Ozerov, auteur du grand reportage sur Babi Yar qui ouvre le Livre noir. Il écrit en parallèle un long poème, « son cri profond », disent les auteures. « On y lit la tentative désespérée de donner une forme langagière à la souffrance extrême. Le "je" lyrique, si refoulé ailleurs, s’exprime enfin ici. Ozerov sort de sa retenue. » Son poème est scandé comme un chant par ces vers : « Je suis venu vers toi, Babi Yar, / S’il y a un âge à la douleur, / Alors je suis immensément vieux. / On ne pourrait le compter même en siècles » (p. 196-200). Il entre en écho avec Ludmila Titova, la jeune musicienne déjà citée : « Écoutez ! On les a mis en rang / On a mis leurs effets en tas sur les dalles / À demi asphyxiés, à demi abattus / On les a à demi recouverts de terre... » (p. 178)

Ces voix poétiques, si précieuses, posent une autre question à l’historien : pourquoi écrire un poème au cœur de la catastrophe ? Pourquoi choisir cette forme au bord d’un ravin, ou à l’entrée d’une chambre à gaz, comme cette jeune Tchèque citée par Kulka [4], ou encore au fond d’un ghetto, la veille de l’anéantissement, comme Wladyslaw Szlengel à Varsovie [5] ? Pourquoi la poésie ? Que nous dit-elle ? « L’espace de la poésie, répondent les auteures, permet de dépasser le problème de l’irreprésentable, la violence radicale peut être montrée à l’aide de la réalité symbolique, des métaphores ou des allégories, des ressources multiples des images poétiques qui proposent aux lecteurs des évocations puissantes. »

Elles ont raison. Pourtant, au-delà du langage poétique, il nous faudrait aussi réviser nos questionnements, ne plus parler de poésie « après » mais « avec » la Shoah, et se demander à quoi répond l’état poétique en ces moments. Face à la mort. N’y a-t-il pas là un comportement de la victime qui dépasse le témoignage ? Ces écrivains russes nous invitent à y réfléchir.

par Jean-Yves Potel, le 9 octobre 2013

Pour citer cet article :

Jean-Yves Potel, « La poésie du gouffre », La Vie des idées , 9 octobre 2013. ISSN : 2105-3030. URL : https://mail.laviedesidees.fr/La-poesie-du-gouffre

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Notes

[1Selon l’expression de Piotr Cywinski, directeur du Mémorial d’Auschwitz-Birkenau.

[2Le Livre noir sur l’extermination scélérate des Juifs [...] est constitué de textes et témoignages réunis par Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman entre 1945 et 1947. Sa publication a été suspendue, puis interdite en 1947. L’édition française est disponible chez Solin-Actes Sud, Paris, 1995.

[3Que, dans leur élan, les auteures transforment en « Juifs soviétiques », oubliant au passage que ceux de la Lituanie ou de la Pologne d’avant-guerre n’ont été « soviétiques » qu’un ou deux ans, à la suite du pacte entre Hitler et Staline.

[4Avant d’entrer dans une chambre à gaz à Birkenau, une jeune fille a remis trois poèmes en tchèque à un gardien, textes récupérés par le père d’Otto Dov Kulka, lequel les publie dans son livre Paysages de la Métropole de la Mort, Paris, Albin Michel, 2013.

[5Jeune poète du ghetto de Varsovie. On trouvera quelques-uns de ses textes écrits en 1942-1943, juste avant sa mort, in Po&sie, n° 142, premier trimestre 2013.

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